Pour rappel, l’accord du gouvernement Vivaldi « reconfirme résolument la sortie du nucléaire » en précisant que « le calendrier légal de sortie sera respecté, comme prévu ». Une clause de l’accord stipule que la décision définitive sera prise en novembre 2021. Il s’agira de vérifier que les subsides publics aux électriciens ont effectivement permis à ceux-ci de garantir « à un prix raisonnable » l’approvisionnement en courant produit par des centrales au gaz.
Vingt ans après…
Apparemment, l’entretien avec les politiques a amené la direction d’Engie à considérer comme fort peu probable que cet examen des capacités alternatives débouchera dans un an sur la décision de prolonger encore une fois les deux réacteurs les moins vétustes du parc nucléaire belge (Doel 4 et Tihange 3), comme cela s’est fait dans le passé.
Près de vingt ans après le vote en 2003 de la loi Deleuze il semble donc probable cette fois que la sortie du nucléaire en 2025 deviendra enfin une réalité. Si cela se confirme, nous ne bouderons pas notre plaisir. Le nucléaire est une des pires folies produites par le productivisme et le militarisme capitalistes. En sortir sera une victoire de la raison, du mouvement social, de l’opinion publique anti-atome et des forces politiques qui l’ont relayée dans leur programme. A l’inverse, on pourra se réjouir de la défaite du puissant lobby pro-nucléaire et de ses relais, en particulier le MR, le VOKA et la N-VA.
Qui va payer ?
Mais ça ne suffira pas. Il faudra que la victoire soit aussi sociale, sans quoi le monde du travail se tournera contre la transition écologique. Il faudra donc soutenir les travailleurs/euses pour qu’il n’y ait pas une seule perte d’emploi, pas un seul licenciement. Une reconversion dans les travaux de démantèlement des centrales est possible, mais elle doit être collective, sans perte de salaire, être payée par Engie et se faire sous le contrôle des intéressé.e.s ainsi que de leurs organisation( [2]. Sur ces questions, la plus grande vigilance est de mise. La ministre Tinne Van der Straeten a déclaré à la Chambre ce 19 novembre que la fermeture des centrales se ferait « dans l’ordre et de façon sociale ». « Les travailleurs de Doel et de Tihange doivent pouvoir continuer à travailler dans les centrales pendant le démantèlement », a-t-elle ajouté. Et les sous-traitants aussi ? Et qui va payer ?
Théoriquement, le coût du démantèlement et de la gestion des déchets est couvert par Synatom, une filiale d’Electrabel que celle-ci provisionne en vue de couvrir les frais. Cette « provision nucléaire » se monte actuellement à 13 milliards d’Euros, dont 5,7 milliards pour le démantèlement. Mais attention : d’une part cette somme est probablement fort insuffisante ; d’autre part, l’argent n’est pas disponible parce qu’Electrabel emprunte à Synatom… En dernière instance, les actifs d’Electrabel servent de garantie, mais des montages financiers et des ventes d’actifs ont permis à Engie, ces dernières années, de réduire les actifs d’Electrabel. Qu’arrivera-t-il par exemple en cas de faillite ? Au final, la collectivité risque de devoir essuyer les plâtres d’Engie après l’avoir engraissée [3].
Il n’y a plus de plan B
Le rapport des formateurs de la Vivaldi disait : « s’il y a un problème inattendu de sécurité d’approvisionnement, le Gouvernement prendra des mesures adéquates comme l’ajustement du calendrier légal pour une capacité pouvant aller jusqu’à 2 GW » (soit les deux réacteurs Doel 4 e Tihange 3). La loi Deleuze, en 2003, contenait une réserve analogue. Le gouvernement Di Rupo l’a invoquée en 2012 pour prolonger Tihange 1 de 10 ans. Le gouvernement Michel l’a invoquée ensuite en 2015, pour prolonger Doel 1 et 2 de 10 ans également.
Les antécédents de ces deux reports incitaient à prendre avec scepticisme le programme de sortie du nucléaire de la Vivaldi… Pourtant, la décision prise par Engie semble indiquer que, cette fois, le gouvernement a l’intention de ne plus tergiverser. Plus exactement : il ne peut sans doute plus faire autrement, il n’y a plus de plan B, car Engie retire l’échelle !
Qu’est-ce qui a changé ? Plusieurs choses.
Premièrement, ces centrales sont clairement au bout du rouleau. Tout le monde l’a constaté lorsque Doel 1, qui venait à peine d’être prolongé, a été mis à l’arrêt pour onze mois en 2018 suite à un accident qui aurait pu avoir de sérieuses conséquences (une fuite dans le circuit d’eau de refroidissement primaire).
Deuxièmement, l’expérience vécue fin 2018 a montré que l’approvisionnement électrique peut être assuré sans centrales nucléaires. La majorité des réacteurs ont été hors course à cette période et il n’y a pas eu de blackout, ni même de délestage partiel. Même quand un seul des sept réacteurs fonctionnait encore (pendant un mois à partir du 14 octobre), les capacités électriques sont restées plus que suffisantes pour approvisionner le pays.
Pour Engie, la fin du « nid à emmerdes »
Troisièmement, après s’être bien rempli les poches en surexploitant les réacteurs au-delà de leur durée de vie recommandée, il semble qu’Engie a commencé à craindre que les choses tournent mal. En 2018, le titre a dévissé en bourse. À ce moment-là, selon Le Canard Enchaîné, un dirigeant français du secteur aurait décrit le parc nucléaire belge comme « un nid à emmerdes ». Engie a alors cherché à vendre à EDF, mais celle-ci a refusé [4].
Faute d’alternative, l’entreprise aurait pu s’accommoder d’une nouvelle prolongation de Doel 4 et Tihange 3. Cette prolongation était dans l’air mais il fallait pour l’entreprise qu’une décision politique ferme soit prise bien avant la fin 2020. En effet, l’étude d’incidence et les investissements nécessaires à la prolongation sont à boucler avant l’échéance de 2025. Comme ces opérations prennent entre quatre et cinq ans [5], Engie aurait dû « investir des dizaines de millions d’euros rien qu’en 2021, sans aucune vue sur le retour sur investissement »( [6]. Bref, la direction a choisi la solution la meilleure (ou la moins désastreuse ?) pour ses actionnaires : la fermeture du « nid à emmerdes »… En espérant qu’une « super-emmerde » n’éclate pas dans les quatre prochaines années !
Quatrièmement, la Belgique, mauvais élève de l’Union européenne, n’atteindra pas en 2020 les objectifs climatiques qui lui ont été fixés par celle-ci. Son déficit en énergie verte pourrait lui coûter 31 millions d’Euros de pénalités [7]. Or, contrairement à ce que dit la propagande des nucléocrates, l’atome n’aide pas le type de « transition énergétique » capitaliste que la Commission veut accélérer : il la bloque au contraire. Voyons cela de plus près.
Pertes collectivisées, bénéfices privatisés : on connaît la chanson !
Il est vrai que les centrales nucléaires fonctionnent quasiment sans production de CO2 [8], mais ce n’est qu’un « avantage » illusoire et de court terme. D’une part, on sait que le nucléaire ne pourra jamais satisfaire qu’une petite partie des besoins énergétiques finaux. D’autre part, comme la production nucléaire est très peu flexible, l’électricité d’origine nucléaire doit être utilisée en priorité, avant celle des autres sources, notamment des sources renouvelables. On a donc un système technique fort rigide, qui freine l’innovation. À moyen terme, c’est un jeu perdant, une impasse. D’autant plus que les sources renouvelables produisent dorénavant une électricité moins chère [9], que leur rentabilité s’accélère, et que la question des déchets nucléaires reste sans solution.
La seule alternative réelle est de passer à un système 100% renouvelables. C’est tout à fait possible mais cette transition requiert une réduction importante de la consommation finale d’énergie, donc de la production et des transports. Du point de vue capitaliste, il n’en est évidemment pas question. Comment faire alors ? La solution productiviste consiste à remplacer Doel 4 et Tihange 3 par des centrales au gaz, dont la production est modulable. Les nucléocrates ont tenté de s’opposer à cette solution au nom du climat. Mais l’argument est peu convaincant. En effet, l’électricité ne couvre que 17% des besoins finaux en Belgique et les sept réacteurs nucléaires produisent 48% du courant. A court terme, se passer de Doel 4 et de Tihange 3 n’entraînera donc qu’une faible augmentation (1 à 2%) des émissions de CO2 de la Belgique [10]. Le pari de la Vivaldi est que cette faible augmentation pourra être compensée ultérieurement parce que la suppression du nucléaire permettra d’augmenter plus rapidement la part des renouvelables.
Le hic, dans ce pari, est que les capitalistes qui veulent toujours plus d’énergie pour produire toujours plus refusent de construire des centrales au gaz si celles-ci ne tournent que quand la production renouvelable est insuffisante. Ils ont donc obtenu du gouvernement précédent que l’État leur donne un subside, appelé « mécanisme de rémunération de capacité » (CRM). La note sera salée (au moins 350 millions d’Euros). Notez-le au passage : en même temps qu’il veut instaurer une taxe carbone, ce gouvernement n’a aucune objection à payer les capitalistes du secteur énergétique pour qu’ils daignent augmenter les capacités de leurs centrales au gaz, au risque de réduire un petit peu leurs bénéfices… L’échéance de novembre 2021 prévue par la Vivaldi consistera donc en ceci : le gouvernement vérifiera que ce Xe cadeau aux capitalistes du secteur électrique a été suffisamment attractif pour garantir l’approvisionnement en électricité sans centrales nucléaires… Collectivisation des pertes, privatisation des bénéfices : on connait la chanson !
Un trophée facile pour les Verts
Dans ce contexte objectif, des facteurs proprement politiques sont intervenus : le discrédit des politiques face au COVID, l’incertitude sur les politiques économiques à mettre en œuvre à « l’ère des pandémies » [11], la formation de la Vivaldi, l’entrée des Verts au gouvernement. Vu le gâchis de la lutte contre le virus, la saga des masques, l’impunité de Maggy De Block, etc., « restaurer la confiance » dans les institutions est plus que jamais un objectif majeur pour la classe dominante. Or, en dépit du matraquage mensonger que le Forum nucléaire a orchestré sur le thème du « nucléaire bon pour le climat », la majorité de la population reste opposée à cette technologie [12]. Un nouveau report de la fermeture aurait porté un coup très rude à la crédibilité des politiques. Les partenaires de la Vivaldi ont préféré l’éviter.
Il s’en est fallu d’un cheveu. Il semble clair en effet qu’un gouvernement avec la NVA n’aurait pas décidé la fermeture des centrales [13]. Mais voilà : la tentative Magnette-De Wever a échoué, et la reconduction du gouvernement précédent n’était pas possible. La Vivaldi s’est donc imposée comme seule issue possible. C’est une coalition fragile, mais les partis qui le composent – et le Palais ! et les patrons ! – ont tous intérêt à ce qu’elle dure. Or, face à l’opposition NVA-VB, la partie sera rude. Il faut donc vraiment que chaque partenaire obtienne quelque chose. Notamment les Verts, et tout particulièrement Groen. Pour la droite traditionnelle et pour la social-démocratie, il est décisif de consolider l’arrimage de ce parti au néolibéralisme, afin de renforcer « l’extrême-centre » face à la droite nationaliste et fasciste en Flandre.
Il faut dire un mot du contexte européen, car il a pesé sur les options prises. Sous la pression de l’opinion publique, des mobilisations sociales et de Fukushima, Berlin a décidé de sortir du nucléaire, puis de renoncer au lignite. L’objectif du capital allemand est de disputer à la Chine le leadership sur les nouvelles technologies énergétiques. Force économique dominante du Vieux Continent, l’Allemagne tire donc l’Union Européenne en direction d’une politique énergétique/climatique « plus ambitieuse ».
Aux populations inquiètes, la Commission fait miroiter le projet d’un « green deal » pour atteindre le « zéro carbone en 2050 ». C’est un trompe-l’œil. Pourquoi ? Parce que les entreprises polluantes européennes (notamment les centrales à gaz) peuvent « compenser » leurs émissions de CO2 par des plantations d’arbres dans les pays du Sud, ou les enfouir sous terre. Parce que l’UE continue d’imputer aux pays producteurs les émissions dues à la production délocalisée de marchandises utilisées en Europe (qu’elle veut frapper d’une taxe à l’importation). Parce que les émissions du transport aérien et maritime international – un élément clé pour les « chaînes de valeur » des multinationales – ne sont imputées à personne. Et… parce que les gouvernements, pour atteindre leurs engagements « verts », recourront de plus en plus à la surveillance des comportements individuels et à la punition des individus « irresponsables » [14]. Il ne faut pas s’y tromper : bien qu’elle implique un développement substantiel des renouvelables, cette politique de « capitalisme vert » est profondément anti-écologique, coloniale, asociale, technocratique et autoritaire.
Si la décision de sortie du nucléaire est confirmée en novembre 2021 (et Engie ne laisse plus d’autre choix au gouvernement que de la confirmer !), les Verts auront, sans difficulté, obtenu leur trophée : plus de vingt ans après le vote de la loi Deleuze, la Belgique fera un pas décisif en direction du capitalisme vert à l’allemande. Elle s’éloignera par conséquent du capitalisme vert à la française et de son « modèle » du tout-nucléaire. Du coup, l’avenir de ce modèle semble de plus en plus compromis – en tout cas en Europe – ce qui ne sera pas sans conséquences pour la position de la France. Mais ça, c’est une autre histoire…
Daniel Tanuro