Pourquoi Lucho [2] & David [3] ont-ils gagné ?
1) Le désastreux gouvernement Àñez. En dix mois de gouvernement, plusieurs cas de corruption et de népotisme ont éclaté en plein milieu de la quarantaine de la Covid. La gestion de la pandémie et de l’économie a été extrêmement médiocre. Face à la souffrance du peuple, les anciens politiciens revenus au pouvoir n’ont pas perdu une seconde pour se remplir les poches. Dans le style du précédent gouvernement du MAS, toute personne ayant ouvert des enquêtes contre le ministre du gouvernement Murillo et l’entourage d’Áñez a été licenciée. En dix mois, d’innombrables changements de ministres et d’autorités ont eu lieu. Le gouvernement Añez a fait la preuve qu’un gouvernement d’opposition pouvait être pire que le gouvernement du MAS.
2) La pandémie qui a aggravé la crise économique déjà en cours. La stabilité monétaire a été maintenue, mais l’économie réelle a subi un coup dur, qui a principalement touché les personnes qui vivent au jour le jour dans l’économie informelle. La crainte que cette situation économique s’aggrave et l’espoir que la prospérité revienne avec un nouveau gouvernement MAS dirigé l’ancien ministre des finances d’Evo Morales, ont été déterminants.
3) L’élection de 2020 n’a pas été un choix de propositions, mais de peurs et d’identifications socioculturelles. Les programmes MAS et Comunidad Ciudadana ont plus de coïncidences que de différences et, en général, ils sont largement méconnus des électeurs. Les attaques des membres du gouvernement d’Áñez, de Murillo et de Camacho [4] ont fait du MAS une victime, et ont réveillé les craintes les plus profondes de larges secteurs de la population ayant des racines indigènes. La droite a parié sur la peur du retour d’Evo Morales. Le MAS a suscité des craintes quant au retour de la droite néolibérale raciste et au retour de l’instabilité économique. Mesa [5] et la CC n’ont pas compris ni approché le monde populaire des indigènes.
4) Le gouvernement Áñez, loin de rétablir l’État de droit et de faire la lumière sur des événements graves tels que les massacres de Senkata et de Sacaba [6], a utilisé la justice pour se venger. Loin d’insister sur un processus de réconciliation et d’accord minimum entre toutes les forces politiques pour faire face à la pandémie, Áñez a essayé, comme son prédécesseur, de se maintenir au gouvernement en utilisant les ressources de l’État au service d’une candidature frustrée.
5) L’écocide de 2019 s’est répété en 2020 avec l’incendie de millions d’hectares de forêt. Loin d’abroger à temps les décrets incendiaires, le gouvernement Áñez a accordé encore plus d’avantages au secteur de l’agrobusiness : une procédure abrégée pour l’approbation de produits transgéniques supplémentaires, des exportations illimitées de produits agricoles qui contribuent à la déforestation, et une ouverture aux plantations commerciales d’eucalyptus et autres. Si le gouvernement d’Evo Morales était l’allié de l’agroalimentaire, le gouvernement Añez est lui, directement sous la coupe de l’agrobusiness.
6) Carlos Mesa et la Comunidad Ciudadana ont parié sur l’inertie. Ils ont estimé que le scénario des élections de 2019, polarisé par la réélection d’Evo Morales, se poursuivrait, pensant que leur force électorale s’accroitrait en raison d’un vote anti-MAS plutôt que d’une adhésion à leur campagne. La pandémie, la crise économique, sociale et environnementale ne les ont pas amené à repenser leur stratégie, ni à opérer un rapprochement avec les organisations populaires. Ils espéraient qu’au dernier moment, il y aurait une convergence dans le vote, ce qui ne s’est pas produit parce que le scénario et les acteurs avaient changé.
7) Le MAS n’a pas gagné à cause d’Evo, mais en dépit d’Evo. Evo voulait marginaliser David Choquehuanca, qui était le candidat choisi par les organisations sociales, principalement celles des indigènes des hauts plateaux et des vallées. Le triomphe du MAS a été écrasant dans les zones rurales de ces régions, en grande partie grâce à la candidature de David. Le résultat aurait été autre si le MAS avait opté pour le binôme Lucho-Pary [7] qu’Evo Morales voulait imposer. Après presque une décennie, les organisations sociales indigènes de l’Altiplano et des vallées ont fait preuve d’une forte détermination démocratique construite à partir de leurs bases, ce qui leur a permis d’imposer une solution moyenne face à Evo : leur position initiale était de désigner David comme président et non comme vice-président. Le résultat des élections de 2020 montre qu’en 2019, le MAS aurait gagné les élections pacifiquement s’il n’avait soutenu la candidature anticonstitutionnelle d’Evo Morales.
8) La victoire du MAS aux élections de 2020 ne représente pas un chèque en blanc. Luis Arce a lui-même reconnu (après avoir pris connaissance des résultats des sondages à la sortie des urnes) plusieurs erreurs dans les gestions antérieures des gouvernements MAS, qu’il convient de corriger. La question est : à quelles erreurs faites-vous allusion, votre gouvernement sera-t-il en mesure de les corriger et d’entamer une deuxième phase, renouvelée, du Processus de changement ? Le résultat des élections ne signifie pas non plus que ce qui s’est passé en 2019 était uniquement une conspiration montée par la droite, ni qu’il représente une victoire pure et simple du progressisme international. Différents représentants d’organisations sociales paysannes indigènes ont exprimé de profondes critiques à l’égard des actions traditionnelles de la gauche et de ses stratégies de prise de pouvoir.
Qu’est-ce qui se profile avec le gouvernement de Lucho et David ?
9) La clé pour relancer le « processus de changement » [8] ne repose pas tant sur le futur gouvernement que dans la capacité d’autogestion et d’autonomie des organisations sociales. Il repose sur leur capacité à reprendre le cours de propositions alternatives, à tous les niveaux. Cela implique de leur part de se projeter au-delà de leurs revendications immédiates, de proposer une stratégie pour la Bolivie qui dépasse l’Agenda épuisé d’octobre 2003 [9], et de réarticuler des alliances avec les secteurs sociaux urbains.
10) Le gouvernement de Lucho et David ne sera pas le même que celui d’Evo Morales car le scénario est différent et que les rapports de force au sein du MAS ont changé depuis le départ d’Evo. A ce jour, le futur gouvernement du MAS est déjà un espace de conflits. Evo Morales et son entourage feront tout leur possible pour contrôler le nouveau gouvernement, ce qui suppose soit d’acculer soit de reconquérir les organisations qui soutiennent David Choquehuanca. Le balancier penche pour le moment vers Luis Arce qui ne veut pas être une marionnette, mais il n’a pas non plus d’histoire d’autonomie par rapport à Evo. Les postes et quotas du pouvoir seront très difficiles à répartir pour les dirigeants des organisations sociales qui ont été habitués au clientélisme d’Evo Morales au cours de la dernière décennie. Les prochains mois seront décisifs pour voir comment se réorientent les forces au sein du gouvernement du MAS et des organisations sociales.
11) Le futur gouvernement subira une usure rapide en raison de la gravité de la crise économique. La diminution des réserves internationales, la pression des dévaluations des monnaies des pays voisins et la récession économique rendent impossible pour le gouvernement du MAS de remplir ses promesse de stabilité et de croissance économique, ainsi que de répondre aux innombrables demandes de la population. La recette appliquée depuis 2015, qui consiste à injecter de l’argent dans l’économie par le biais d’investissements publics, avec des ressources provenant de la dette extérieure et des réserves internationales, n’est pas viable à court terme. C’est le moment de rendre la situation sincère et de repenser de manière transparente et démocratique le chemin de l’économie extractive emprunté par le gouvernement d’Evo Morales.
12) Le nouveau gouvernement du MAS doit promouvoir un processus de réconciliation et d’unité entre les Boliviens. Ceci n’est pas possible sans processus de dialogue et de consultation. Ce processus peut se faire, comme par le passé, par la distribution de concessions à l’agrobusiness, aux banques, aux mines et à d’autres secteurs puissants, ou par une convergence sociale basée sur les principes de la Constitution de 2009. Le gouvernement peut continuer à approfondir la voie en faveur des OGM, des agro carburants, des exportations de viande à tout prix, ou il peut revenir sur celle de l’accomplissement de la Fonction économico-sociale [10], des droits de la Terre Mère et de la promotion effective de l’agro écologie en Bolivie. Aujourd’hui, alors que Luis Arce envisage comme pilier stratégique la production de masse de biocarburants, David Choquehuanca exprime des doutes quant à l’expansion des OGM.
13) L’indépendance et la séparation des pouvoirs de l’État est une autre question cruciale. La tendance d’Evo Morales (et de son entourage) est de contrôler tous les pouvoirs de l’État afin d’éviter des procès contre sa personne et de les retourner contre ses adversaires. Le contrôle et la soumission de la Justice, du Parlement, du Tribunal électoral, du Contrôleur général, du Défenseur du peuple et des médias ont été caractéristiques du gouvernement d’Evo Morales. Si Lucho et David maintiennent cette trajectoire, ils verront bientôt renaître un grand mouvement revendicatif citoyen.
14) Éviter les cas de corruption et vérifier les cas de corruption au sein du gouvernement d’Evo Morales est une question clé. La population aura moins de patience, vis-à-vis des affaires de corruption, pour le gouvernement de Luis Arce et David Choquehuanca que pour celui d’Evo. Si la perception de la corruption en période de prospérité est une chose, c’en est une autre en période de crise aiguë.
15) Sous les précédents gouvernements du MAS, une nouvelle bourgeoisie est apparue, associée à la bureaucratie d’État, aux contrats publics, au commerce, à la contrebande, aux coopératives minières et à la production de feuille de coca liée au narcotrafic. Ces nouveaux secteurs de pouvoir ont fini par influencer plusieurs des principales orientations du gouvernement d’Evo Morales. Pour contrecarrer ces nouvelles élites, la clé réside dans le renforcement de la capacité d’autonomie, de proposition et d’autogestion des mouvements sociaux existants et émergents.
Une question fondamentale est de savoir si l’ensemble de la société bolivienne sera capable de faire prévaloir l’éthique sur le pragmatisme politique. Sans cela, il n’y a pas d’avenir. Les décisions que le futur gouvernement devra prendre seront très difficiles. Il ne sera possible de faire face à cette situation que s’il y a une discussion large, sincère et transparente au sein des organisations sociales et de la société dans son ensemble.
Traduit de l’espagnol (Amérique du sud) par Priscilla De Roo
Pablo Solon
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.