Le gouvernement est-il conscient des symboles qu’il fabrique ? Tout l’après-midi, en ce samedi 21 novembre, le parvis des droits de l’homme, dans le XVIe arrondissement de Paris, était désert, rendu inaccessible par de lourdes barrières grillagées, et seulement occupé par une poignée de gendarmes mobiles. Au loin, derrière les barrages policiers, s’élevait la tour Eiffel, comme cadenassée.
C’est dans ce décor – immanquable pour les dizaines de photographes présents – que s’est déroulé le rassemblement contre la proposition de loi sécurité globale, en cours de discussion à l’Assemblée, et dont le très controversé article 24 sur l’interdiction de diffusion d’images identifiables de policiers avait été voté la veille au soir [1].
À l’appel d’une soixantaine d’organisations [2], la Ligue des droits de l’homme, Amnesty international, syndicats de journalistes et sociétés des journalistes (SDJ) de nombreux médias notamment, des manifestations ont eu lieu dans toute la France, après les premiers rassemblements mardi 17 novembre.
À Paris, plusieurs milliers de personnes (plus de 10 000 assurément, et autour de 25 000 selon les organisateurs) ont largement rempli la place du Trocadéro, malgré la muraille de barrières de police la fermant presque totalement. Aux quelques entrées aménagées par les forces de sécurité, le contrôle des sacs était la règle. Plusieurs manifestants se sont vu confisquer leur matériel de protection. Comme d’autres, une journaliste y a perdu son masque à gaz, et elle avait du mal à s’en remettre encore de longues minutes plus tard : « J’ai failli finir au poste alors que je suis dans mon droit ! Je suis scandalisée, j’en tremble… »
Seul un petit camion sono aux couleurs de la CGT faisait office de point de rassemblement, mais les manifestants ont rivalisé d’inventivité pour orner les nombreuses pancartes. « Liberté, égalité, floutés » ; « Démocratie floutée » ; « All drones are bastard », détournement du slogan antipoliciers « Acab » ; « Même l’ONU dit que ça pue », en référence aux critiques du haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations unies [3] ; et « La démocratie meurt dans l’obscurité » sur la pancarte portée par des salariés de Mediapart, qui avait exceptionnellement appelé à manifester [4] (voir notre Boîte noire).
Sur la place, pas seulement des journalistes, loin de là. Un petit groupe de gilets jaunes occupe l’endroit depuis plusieurs heures déjà. Et partout, des citoyens inquiets de ce qu’ils décrivent comme une dérive autoritaire inédite du pouvoir, qui pourrait cibler tous ceux qui filment dans les manifestations ou qui font circuler des images de dérives policières.
Les références à George Orwell étaient partout dans la manifestation. © D.I.
Sous leur carton siglé « Big Macron is watching you », les trentenaires Jean-Baptiste, marbrier, et Sophie, professeure des écoles, estiment devoir être présents, eux qui ont commencé à manifester régulièrement depuis le mouvement de contestation contre la réforme des retraites, en décembre 2019. « Nous n’avons pas vraiment d’autres moyens de nous faire entendre », disent-ils. Leurs mots sont durs pour dénoncer les mesures de « protection » des policiers, mais aussi la généralisation de la surveillance des manifestations par drone [5] ou les attaques à venir contre la loi de 1881 sur la liberté d’expression [6].
« Pour nous, empêcher les journalistes de travailler, en sous-entendant qu’il ne faut pas rendre identifiables les policiers, c’est le pas de trop, déclare Jean-Baptiste. On a le sentiment que tout le monde peut déjà être visé par une garde à vue, pour peu qu’il manifeste. Si la presse est désormais aussi une cible, cela devient vraiment dangereux. Le chemin est grand ouvert pour nous mener à un État policier. »
Claire, elle, est infirmière, et militante depuis peu du mouvement écologiste Extinction Rebellion. Elle aussi brandit une pancarte en référence à l’écrivain George Orwell, qui clame : « La dictature peut s’installer sans bruit. » Elle craint « une loi liberticide, qui pourra être interprétée de plein de façons, n’importe comment ». « Avec ce gouvernement, les manifestations sont de plus en plus réprimées, et toujours plus violemment. Si Marine Le Pen arrive au pouvoir, ce que je n’espère pas, tout sera prêt pour elle », s’inquiète-t-elle.
« Nous sommes étudiants, et en colère », résument pour leur part Jessica, Nicolas et Floriane. « On ne manifeste pas si souvent que ça, mais il est temps », estiment-ils, catastrophés par « les atteintes à venir contre la liberté d’informer » et jugeant « déloyal » de la part du gouvernement de faire passer un tel texte pendant le confinement. Ils rappellent le rôle de la presse dans le dévoilement de l’affaire Benalla, et la juge « indispensable lorsqu’il s’agit de prouver l’existence de violences policières ».
Pablo Aiquel (SNJ-CGT), Aurélie Trouvé (Attac) et Nicolas Krameyer (Amnesty international), lors de leur prise de parole. © D.I.
Ces déclarations ont de quoi réconforter les organisateurs, qui se sont succédé dans les prises de parole (le président de Mediapart Edwy Plenel est également intervenu). « Il est essentiel que la liberté d’informer ne soit pas piétinée », a résumé Nicolas Krameyer, chargé des libertés pour Amnesty, sans oublier de dénoncer une loi consacrant une « surveillance généralisée ». « Les journalistes sont les derniers remparts pour la liberté, alors on se met tous derrière eux », a lancé l’avocat Arié Alimi, représentant de la LDH.
S’adressant au ministre de l’intérieur Gérald Darmanin et à Emmanuel Macron, Emmanuel Vire, le dirigeant de la branche des journalistes de la CGT, les a exhortés à lire les articles publiés à l’étranger [7] : « Il n’y a qu’en France qu’on a ces problèmes de maintien de l’ordre. En Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne, les confrères journalistes hallucinent, c’est inexplicable ce qui se passe ici ! »
Son homologue Emmanuel Poupard, à la tête du SNJ, premier syndicat de la profession, a jugé que « la France est en train de violer le droit international » : « Il y a une tentative nette du ministre de l’intérieur de tenir les stylos des journalistes, leurs caméras et leurs images. »
© D.I.
Ce sentiment est partagé par un grand nombre de journalistes sur place, et en premier lieu ceux dont le métier est de faire des images. Raphaële Shapira est membre du bureau de la SDJ de France 2. « On sent qu’il y a une vraie inquiétude collective, confie-t-elle. Une ligne a été franchie, et j’espère que cela va déclencher une réaction forte et unie de la profession. » Elle se félicite de la prise de position collective des directions de nombreuses rédactions [8] s’opposant à la volonté affichée du ministre de l’intérieur de limiter la liberté de la presse.
À ses côtés, Élise, reporter pour « Envoyé spécial », mesure les conséquences concrètes de cette loi si elle était appliquée : « J’ai réalisé des enquêtes sur les violences policières, et je ne pourrai plus le faire : la matière première de ces reportages, ce sont les images tournées par des amateurs, puisqu’il est rare qu’on tombe sur des scènes de violence policière quand on débarque avec une caméra. »
Et même si l’article 24 tel qu’il a été voté entend garantir les libertés fondamentales, « on sait bien comment ça va se passer », juge la journaliste : « Quand on travaille sur ce type de sujets sensibles, les services juridiques sont là pour protéger les chaînes de télévision de toutes poursuites éventuelles. On va donc s’autocensurer pour éviter tout risque, c’est dramatique. »
D’autres professionnels de la caméra sont encore plus inquiets. Pascal, Laurent et Pierre-Olivier, tous quinquagénaires, sont documentaristes, vendant leurs films aux chaînes publiques. « On a tous fait des films avec la police », glissent-ils. Ils anticipent déjà les obstacles qui pourraient se dresser devant eux : « Nous n’avons pas de carte de presse, et on va commencer à nous refuser de filmer dans les manifestations. Qu’est-ce qu’on fera alors ? On filmera en caméra cachée, comme dans les dictatures… »
« En tant que documentaristes, nous revendiquons le droit de décrire la réalité avec un regard, une sensibilité particulière, insistent-ils. Pour préparer nos films, nous passons notre temps à écrire des notes d’intention. Nous n’avons aucune envie qu’un juge vienne décider si nos intentions sont bonnes ou non ! »
© D.I.
Les premières tensions entre la police et les manifestants arrivent peu avant 17 heures. Les premières bouteilles sont jetées sur les cordons de policiers. « Flics, violeurs, assassins », entend-on, alors que de nombreuses caméras sont braquées sur une poubelle brûlée. Les manifestants décidés à en découdre sont très jeunes. Habillés en noir, ils saisissent au sol des projectiles pour les lancer sur les policiers qui bloquent la rue. Julien, troubadour gilet jaune grimé en Dark Vador, chante : « À bas l’État policier ! », sur un air repris à Dominique Grange, égérie de Mai-68.
À 18 heures, les canons à eau de la police sont en position. Un groupe d’une vingtaine de jeunes danse sur de la musique électronique. « On représente les “free party”, on veut danser librement sans se faire matraquer et gazer », explique un jeune homme 18 ans, qui se présente par son « blase de teuf », Malaba. Les canons à eau inondent la rue, les danseurs et les manifestants à plusieurs reprises.
Les CRS avancent pour faire reculer les derniers participants. Matraque à la main, certains s’en servent pour intimider un jeune homme en train de filmer. Ils sont plusieurs à tourner des images. « Je ne filme par pour moi, précise Janvion, 38 ans. Les images sont diffusées sur la page Facebook “Soutien à tous les gilets jaunes en prison”. Leur loi va passer, mais on va continuer à filmer, même en direct. »
Il est 18 h 30, la plupart des manifestants de l’après-midi sont rentrés. Il reste quelques centaines de jeunes devant la majestueuse entrée de la Cité de l’architecture et du patrimoine. Un syndicaliste de Sud, gilet rose sur le dos, crie devant les barricades : « Ils nous nassent, c’est complètement illégal. On est déjà dans un État fasciste ! » Derrière la barrière, un policier filme la foule avec une caméra au bout de son trépied.
Mais ce sont d’autres images que beaucoup garderont de cette journée. Par exemple celle-ci : devant les grilles barrant l’accès à la tour Eiffel, se sont installés les cuivres et les percussions de la Fanfare invisible [9], au rendez-vous de toutes les mobilisations et capable de jouer sans broncher sous les gaz lacrymogènes. Au son tranchant de Bella Ciao, ils font danser une bonne centaine de personnes.
Dans l’après-midi, David Dufresne, le journaliste qui recense méticuleusement les violences policières depuis des mois [10], a résumé simplement le sentiment de beaucoup de ceux qui se sont rassemblés dans la foule : « Putain, ça fait du bien. [11] »
Dan Israel et Khedidja Zerouali
• MEDIAPART. 21 novembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/211120/paris-des-milliers-de-manifestants-pour-contrer-la-derive-liberticide-du-pouvoir
Loi « sécurité globale » : des milliers de manifestants dans plusieurs villes de France
« Même pas drone », « Orwell was right », « floutage de gueule » : les manifestations contre la proposition de loi « sécurité globale » ont rassemblé plusieurs milliers de personnes samedi dans plusieurs villes de France.
« Même pas drone », « Orwell was right », « floutage de gueule » : les manifestations contre la proposition de loi « sécurité globale » ont rassemblé plusieurs milliers de personnes samedi dans plusieurs villes de France.
Les manifestants ont pris pour cible l’article 24 de la proposition de loi, pénalisant la diffusion de l’image des forces de l’ordre si elle porte « atteinte » à leur « intégrité physique ou psychique », adoptée dans un climat tendu à l’Assemblée nationale vendredi soir.
A Marseille, environ 2.500 personnes ont défilé contre cette loi mais aussi contre les violences policières et les violences faites aux femmes. « Macron, tu n’auras pas ma liberté », « la dictature en marche », « Covid 1984 a bon dos » : les slogans rivalisaient pour dénoncer « une loi liberticide », selon Alexandre Georges, l’un des militants de « Marseille révoltée », fédération de mouvements féministes, écologistes ou citoyens.
« Le droit de résister à la loi existe en cas de menace grave », a insisté Emmanuelle Pagès, d’Extinction Rébellion Marseille, en appelant à « la désobéissance civile généralisée ».
Agrégat de revendications très diverses, ce rassemblement a également mobilisé quelques dizaines de « gilets jaunes », au deuxième anniversaire du mouvement.
A Nice, ils étaient environ 300 personnes, selon la police, à défiler dans un cortège hétéroclite rassemblant des étudiants en journalisme, des anti-masques et des « gilets jaunes ». Quelque 900 personnes ont manifesté à Lorient, selon la préfecture du Morbihan, environ 800 à Saint-Etienne et 250 au Puy-en-Velay, selon un correspondant de l’AFP.
A Lille, 800 personnes selon la préfecture se sont rassemblées, s’insurgeant contre l’article 24. « C’est une loi faite par la police » qui « menace la liberté d’informer, de s’exprimer, de manifester », a estimé Maud, étudiante de 27 ans.
« Les policiers sont des agents de l’État, ils doivent pouvoir répondre de ce qu’ils font », estimait pour sa part Julie, 46 ans, au chômage.
« Dictature en marche », « big brother is watching you », « plus de sécurité sociale, moins de sécurité globale », « des vidéos pas des lacrymo », pouvait-on lire sur les pancartes brandies par les manifestants.
A Rennes, plus d’un millier de personnes se sont rassemblées place de la République, selon les organisateurs. De nombreux jeunes étaient présents avec des pancartes « Baissez vos armes, nous baisserons nos téléphones », « L’appareil photo, lui, n’a jamais tué personne », « Loi totalitaire globale » ou « 1984 n’était pas censé être un mode d’emploi ».
Avec ce « texte aux relents autoritaires », « la porte est ouverte au musellement de l’information par le pouvoir en place quel qu’il soit », a estimé Stéphane de Vendeuvre, co-président du club de la presse de Bretagne, assurant que cette manifestation n’était que « le début d’une longue contestation ».
« Cette loi est une loi scélérate (...) qui intervient dans un contexte déjà dramatique pour la liberté de la presse dans ce pays », a abondé Tristan Malle, secrétaire général du syndicat de journalistes SGJ-FO.
Une partie des manifestants a tenté de partir en cortège, mais a vite été arrêtée par la police qui a fait usage de gaz lacrymogènes.
A Montpellier, environ 1.300 manifestants (selon la préfecture) ont défilé en fin de matinée, avec également de nombreux slogans comme « Police sans contrôle, population sous contrôle ».
« Observer ce qui se passe, vérifier que les forces de police ne commettent pas d’actions dangereuses, c’est la moindre des choses quand on est journaliste », a estimé Gil Martin, 49 ans, journaliste à Actu.fr, auprès de l’AFP.
Pour Sophie Mazas, présidente de la Ligue des Droits de l’Homme de Montpellier, « la loi sécurité globale nous fait basculer dans une société autoritaire, qui cible la population ».
Julien Brès, cadre commercial de 44 ans, a estimé que « sortir cette loi maintenant, c’est un calcul opportuniste du gouvernement, dans le seul but de préparer dans un an et demi le duel Macron-Le Pen à la présidentielle 2022 ». « Le but de Macron est de droitiser le débat au maximum », a-t-il ajouté.
A Bordeaux, environ 500 manifestants ont défilé derrière une banderole « Vous ne confinerez pas notre colère / Stop à la loi sécurité globale » le long des quais de Garonne et vers le centre-ville.
Agence France-Presse
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• MEDIAPART. 21 novembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/fil-dactualites/211120/loi-securite-globale-des-milliers-de-manifestants-dans-plusieurs-villes-de-france-0