Bien avant l’ère des smartphones, des réseaux sociaux et des vidéos témoignant de violences policières, Maurice Rajsfus a dédié sa vie à documenter les brutalités et les exactions de la police, souvent dans l’ombre, parfois dans l’indifférence du plus grand nombre. Celui qui se définissait comme un « historien de la répression » est décédé le 13 juin 2020 « après un combat inégal de six semaines contre la maladie » . « Nous poursuivrons ses combats pour la justice et l’émancipation. Ami, ta rage n’est pas perdue ! », avaient annoncé les éditions Libertalia avant d’organiser le 4 juillet dernier une journée en son honneur à la Parole errante à Montreuil (Seine-Saint-Denis).
Photo : Maurice Rajsfus en 2005 / CC Hébert Abd-El Krim
Un « éclaireur » dans la documentation sur la police
Plusieurs intervenants sont alors revenus sur son œuvre et son parcours. « C’était un éclaireur », confie le journaliste David Dufresne, auteur du recensement Allô Place Beauvau (Écouter sur Radio Parleur le compte-rendu [1].) D’historien, Maurice Rajsfus n’en avait pas le diplôme académique, mais il en avait à coup sûr l’étoffe et la vocation, la rigueur et la persévérance, cherchant à reboucher certains trous de la mémoire collective ou grattant les recoins d’un passé peu fréquenté par les archivistes officiels.
Au commencement de notre travail de recensement sur les interventions mortelles des forces de l’ordre (visible ici), cette source incontournable avait accepté de répondre à nos interrogations. Un matin de 2018, six mois avant le début du mouvement des Gilets jaunes, il nous a reçus chez lui. Nous avons passé quelques heures en sa compagnie pour mieux connaître celui qui a été une telle référence pour des générations de militants, de collectifs de lutte, de journalistes, d’universitaires. Dans son appartement de Cachan, le vieil homme à la voix cassée n’est pas avare de souvenirs, d’anecdotes et de saillies malicieuses pour illustrer les multiples moments de sa vie.
Au milieu de caissettes en bois, Maurice Rajsfus s’installe dans son bureau « envahi par des bouquins ». Sur sa table, trône une machine à écrire. Ne lui parlez pas d’ordinateur. « Je vis au Moyen Âge et j’ai vécu dans le plomb pendant des années », admet-il. Il en a gardé une régularité à toute épreuve pour répéter le même rituel journalier : écumer la presse, y dénicher une brève, un article pertinent, le découper, le coller sur une fiche bristol, le classer et le mettre dans le fichier correspondant. « Il a fallu d’abord acheter des fiches, ensuite des boîtes, enfin des meubles ». De ses casiers, il tire une feuille, puis deux, des coupures de presse. Un exemple : un agent intervient lors d’une bagarre dans un bistrot et tire.
Plus de 10 000 fiches documentant les violence policières
Il suffit qu’un policier, une policière, un gendarme soit l’auteur d’une bévue, quelles que soient les circonstances, le type d’action, de missions, en dehors ou non de ses fonctions, pour qu’il figure dans les dossiers de ce dénicheur vigilant. Même hors-service ? « C’est circonstance aggravante, ça a à voir avec l’état d’esprit du policier ». En 2017, on constatait une hausse des personnes tuées par l’arme de dotation d’un agent en dehors de ses heures de travail. « Bien sûr, dès qu’ils ont eu le droit d’être armés »… Son fichier Police a deux entrées : les bavures et les déclarations officielles. Un autre répertoire, titré « La main courante » attire l’attention : il s’intéresse aux délits commis par des agents (vols, chantage etc.). Son livre La police hors la loi [https://www.lisez.com/livre-grand-format/la-police-hors-la-loi/9782862744667]] en dresse l’inventaire.
Perdus dans les colonnes des quotidiens, ces faits restent divers ; rassemblés dans un classeur, ils forment un fait social et politique. Cette mine d’or, couvrant une période allant de 1968 à 2014, devrait être conservée par la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine à Nanterre. « J’ai ici plus de 10 000 fiches sur les bavures et je me suis aperçu que dans les années 1970-1990 il y avait énormément d’informations mais, ces dernières années, je les trouvais surtout dans la presse gratuite. Comme ces petits journaux sans intérêt font leur beurre avec les agences de presse, ils prennent tous les faits divers qu’ils trouvent y compris les bavures, souvent négligées par la grande presse. Cherchez les bavures dans Le Monde ou Libération, en dehors des gros coups... »
À force d’éplucher les titres, ce lecteur assidu a développé une certaine critique des médias. Aux yeux des directeurs de presse, « ce n’est pas la bavure qui est délétère mais le fait d’en parler ». Pour illustrer ses dires, il raconte une anecdote du temps où il fut secrétaire de rédaction [dans la presse, un secrétaire de rédaction corrige les articles, en vérifie les informations], quelques semaines durant l’été 1978, au journal Le Monde. À la suite d’un article sur un syndicat policier, il ajoute une information pour boucher un blanc dans la maquette. En la découvrant, le rédacteur en chef vire au rouge : « Qui a monté cette page ? », hurle-t-il, l’info étant aussitôt remplacée par… un encart publicitaire. « J’avais ajouté une brève sur un flic qui tue sa femme », précise-t-il l’œil moqueur.
« J’ai toujours été un emmerdeur... Je voulais faire la révolution ! »
Journaliste, le jeune Maurice rêvait de le devenir « depuis toute éternité ». Il entre en presse l’année 1958 en relisant les titres, les articles, l’ours [1], les dates. « J’étais bon, paraît-il, mais j’ai toujours été un emmerdeur ».
« Emmerdeur », ce libertaire à tout crin l’est resté, bafouant l’ordre établi, contre les courants dominants, combattant le colonialisme, l’antisémitisme, l’autoritarisme… Avant d’apposer sa signature sur les couvertures de livres, Maurice a multiplié les petits boulots comme enquêteur à l’Ifop, vendeur de métal de construction. Pendant la guerre, on « m’a collé apprenti artisan-joaillier ». « Un métier en or, sourit-t-il, mais ça m’intéressait pas. Je ne voulais rien faire, moi je voulais faire la révolution ! » Au sortir de la guerre, il s’engage alors aux jeunesses communistes avant de s’apercevoir qu’il n’y avait pas grand-chose à en attendre.
Plus tard, le jeune homme se marie – « comme tout le monde », ajoute-t-il – , à une couturière. Puis « les mômes sont arrivés »… Ce père de deux enfants égrène alors les membres de sa famille comme autant de gages d’ascension sociale : sa sœur Jenny, devenue institutrice, son fils Marc, directeur des ventes dans une maison d’édition prestigieuse, sa petite fille étudie au conservatoire d’art dramatique. « Pas mal pour une famille de marchands de chaussettes ! », conclut-il fièrement.
Rescapé à 14 ans de la rafle du Vel d’Hiv
Maurice Rajsfus ne s’est pas toujours appelé Rajsfus, du nom de sa mère. Il est né Plocki, en 1928 à Aubervilliers, de parents juifs polonais, ayant immigré cinq ans auparavant en France où ils s’uniront devant le maire de la ville, un certain… Pierre Laval, futur chef du gouvernement de Vichy. En Pologne, son père enseignait le russe et l’hébreu ; en France, il est embauché quelques semaines chez Renault avant de vendre des bas et des chaussettes. « J’avais les plus belles chaussettes de la classe, s’amuse-t-il avec le recul, c’était la misère convenable ». « Convenable » jusqu’à ce que la France et ses lois antisémites ne les rattrapent. Jusqu’à ce sombre matin du 16 juillet 1942.
Ce jour-là à Vincennes, non loin du quartier Kodak fait de « baraques-cages à lapins », 120 personnes attendent depuis l’aube de connaître leur sort, enfermées dans un lieu de regroupement. À l’intérieur, des flics. À l’extérieur, des flics. Au bout de la rue donnant sur le bois, un fourgon de police. « On était sous bonne garde ». L’un des policiers est un de ses anciens voisins de palier. Dans l’après-midi, un agent leur signifie que les enfants nés français de 14 à 16 ans peuvent partir. « Est-ce qu’il voulait faire acte de résistance ? J’en sais rien. » La plupart des mères – les hommes, ayant déjà fait l’objet de rafles, sont peu présents ce jour-là – font savoir qu’elles ne se sépareront pas de leur progéniture. « Seule ma mère nous a dit : “Barrez-vous !” » , souffle-t-il, en tapant ses doigts sur la table. Ses parents seront déportés au camp d’Auschwitz et n’en reviendront pas. Maurice avait 14 ans. Quand il retourne chez lui, il découvre la « brave concierge » en train d’essayer d’ouvrir les portes des appartements. « Elle venait pour piller, quoi. Elle m’en a toujours voulu de l’avoir surprise en flagrant délit. Quand je ne payais pas le loyer à temps elle me dénonçait au propriétaire. »
« Sans cette police, les nazis n’auraient pas pu faire autant de dégâts »
Cette période lui inspirera son premier ouvrage, en 1980, au sujet pas vraiment consensuel... Des juifs dans la collaboration, préfacé par Pierre Vidal-Naquet [2]. Cela fit grincer quelques dents, « J’ai eu des emmerdes de tous les côtés », se rappelle-t-il. Mais l’enfant de juifs polonais athée qui se disait « atypique » ne s’en formalisait guère : « Je ne me suis jamais revendiqué de mon origine : je ne suis pas communautaire, je ne suis pas sioniste et je suis plutôt pro-palestinien... » Une soixantaine de livres suivront, sur la déportation, sur mai 68, la guerre d’Algérie ou sur le conflit israélo-palestinien. Une manière de rappeler qu’il ne s’est « pas seulement intéressé à la police ».
Même s’il écrira un jour « J’en veux profondément à la police de ce pays, plus qu’aux Allemands. Sans cette police, les nazis n’auraient pas pu faire autant de dégâts », Maurice Rajsfus dément s’être intéressé aux uniformes en raison de son traumatisme. « C’est vrai que la rafle du Vel d’Hiv m’a marqué, qu’il y a des réminiscences, concède-t-il, mais je suis tombé dans la police un peu par hasard. J’étais militant, ça aurait pu être autre chose… » Le militant est également témoin des massacres d’État du 17 octobre 1961 : « J’habitais Vincennes à l’époque, on a retrouvé des cadavres d’Algériens dans le bois », et du métro Charonne, le 8 février 1962.
La rafle du Vel d’Hiv ? « On ne pouvait pas faire autrement »
De ces événements, il développe une conviction intime : bien que ses tâches soient différentes, la police de Vichy n’est pas tellement différente de la police actuelle [3]. Dans l’imaginaire d’après-guerre, la police reste associée à Vichy : « Tu vas entrer chez Pétain », aurait prévenu la grand-mère de l’ancien ouvrier et futur syndicaliste policier Bernard Deleplace, lors de son entrée dans la police [4]. Précis, M. Rajsfus ne confondait pas les époques : « La France reste un pays démocratique, sous haute protection policière », rappelle-t-il [5]. Au-delà des considérations morales et des contextes historiques différents, « le policier ne fait pas de politique (…), ne se soucie que de l’ordre. Sans jamais le moindre espace de réflexion. On ne désobéit pas aux ordres, quelle qu’en soit la teneur », soutient-il.
Cette constance policière, l’obéissance à un régime, justifiée par certains auteurs assermentés [6], il l’a étayée, documentée par des archives inédites, des témoignages concordants. Rien n’empêche un policier recruté en 1934, imagine l’historien, de soutenir le Front populaire en 1936 avant de participer aux rafles de juifs pendant la guerre puis à la prise de la préfecture de Paris lors de la Libération en 1944. Il peut ensuite réprimer des mineurs grévistes de 1947-1948, s’adonner au matraquage d’Algériens en octobre 1961, de militants anticolonialistes le 8 février 1962 et enfin les étudiants parisiens de 1968. « Ce représentant de l’ordre pourra prendre une retraite bien méritée après un vin d’honneur dans un commissariat. Ce policier vit sans doute encore », pique-t-il.
En préparant son ouvrage majeur La Police de Vichy [2], M. Rajsfus, rescapé, confronte en 1977 six agents retraités de l’uniforme. « Lesquels ont, parmi vous, participé à la rafle du Vel d’Hiv ? », leur demande-t-il tout de go. Un petit silence de mort s’impose… Trois d’entre eux finissent par répondre : « On ne pouvait pas faire autrement ». Et notre hôte de nous traduire le fond de leur pensée : « C’est-à-dire, si c’est pas nous, ça aurait été pire... Ça veut dire qu’il n’y a pas de regret. » [7].
Mai 68, le « déclic »
Son « déclic » arrive en mai 1968. « J’ai rajeuni de 20 ans », se souvient-il. « J’avais 40 ans et j’avais à ma courte honte, cessé de militer activement. » De ce jour, tous les événements jusqu’à l’arrivée en 1981 de la gauche au pouvoir – grèves, manifestations – passent dans le radar cette vigie.
« Si Maurice Papon [8] avait été préfet en mai 1968, ça aurait été un massacre », affirme sans ambages le spécialiste ès maintien de l’ordre. En 1968, le préfet s’appelle Maurice Grimaud. Considéré pour sa retenue, il adresse une consigne devenue célèbre à ces troupes : « Frapper un manifestant à terre c’est se frapper soi-même ».
On fait remarquer qu’il y eut cinq morts entre mai et juin [9]. « Ce n’est pas à cause de Grimaud. Les policiers ont fait du zèle ! » Par exemple, « sur le boulevard Saint-Michel durant les journées chaudes, ils ne s’attaquaient qu’aux femmes ». Pourtant, des syndicats de policiers, classés à gauche comme SGP (qui existe encore mais sous une autre forme) ou la Fasp (syndicat majoritaire qui éclatera dans les années 1990) diffusaient des tracts à leurs troupes sur le thème : « N’oublie pas que tes enfants sont peut-être de l’autre côté de la barricade ». « Ça c’est impensable aujourd’hui », commente-t-il avant d’ajouter, lucide, « bon, cela ne les empêchait pas d’agir comme les autres ».
« Les bavures, c’est fini ! » vs « Allez-y, je vous couvre. »
Quel poids a réellement un gouvernement sur les exactions policières ? « Il n’y a pas vraiment de règles » , nous avait déjà répondu ce fin connaisseur de la question (lire ici). Il se souvient de l’« atypique » ministre de l’Intérieur Edouard Depreux en 1947. « Chaque fois qu’un copain était embarqué, on appelait Depreux et il était relâché dans la minute », rigole-t-il. Cet ancien maire de Sceaux est resté ministre six mois. « Il n’avait pas le comportement normal d’un ministre de l’Intérieur. C’était un brave type ». Arrivé au pouvoir en juin 1981, Gaston Deferre le jure : « Les bavures c’est fini ! ». Durant l’été et l’automne 1981, « il n’y a pratiquement pas eu de bavures ». À l’inverse, lorsque Charles Pasqua, avec son fameux « Allez-y, je vous couvre » s’installe place Beauvau en 1988, on dénombre huit morts entre les mains de la police en trois semaines, du 1er au 22 avril, puis six morts en moins de quinze jours en juin 1993, sous sa deuxième mandature.
En juillet 1984, Pierre Joxe successeur de Gaston Deffere, a une idée plutôt originale : désarmer la police [3]. « Il y a eu de tels hurlements des syndicats de police qu’il a dû abandonner ». Depuis, regrette cet habitué des manifestations, les forces de l’ordre ont été dotées de LBD, de Taser et autres grenades, classées armes de guerre. « Ils n’ont pas besoin de ça, je sais de quoi je parle, j’en ai goûté des coups de matraques ». Notamment lorsqu’il a mobilisé le mouvement des auberges de jeunesse pour une manifestation contre la guerre d’Algérie, place de la Mutualité. « On se faisait traiter de provocateurs par le PCF ». Pourtant ce sont huit communistes qui mourront sous les coups de la police en 1962 à Charonne. 500 000 personnes se rendront aux obsèques. « Ça a beaucoup marqué l’opinion publique. Le 17 octobre (1961) a moins fait pleurer les consciences parce que c’était des « bougnoules » », se dépite, entre guillemets, ce militant antiraciste.
« La police frappe sur les plus faibles en se convainquant qu’ils sont un danger public »
Maurice a présidé Ras l’front dans les années 1990 comme pour tisser des liens entre le présent et ce passé qui ne passe pas. Il souligne un point important de l’histoire des violences policières : « On a expliqué aux jeunes policiers rentrant d’Algérie qu’il fallait traiter les récalcitrants en France comme les Algériens ». Les données qu’il a recensées en témoignent : sur les 196 morts répertoriés entre 1977 et 2001, au moins 61 morts étaient de nationalité étrangère, dont 39 Algériens ou Maghrébins (lire ici). « La guerre d’Algérie a été un ferment des violences policières, à l’image du comportement des flics dans les banlieues ».
Le profil-type des victimes, un jeune homme noir ou arabe de moins de 26 ans issu d’un quartier populaire en périphérie d’une agglomération ? « La police frappe sur les plus faibles en se convainquant qu’ils sont un danger public ». Comment expliquer ces brutalités ? « Je crois qu’il y a d’abord la nervosité et le sentiment d’être en danger. Pour ne pas à avoir à se défendre, ils attaquent… Le pire c’est qu’ils sont méprisés par leur hiérarchie ». Tout dépend de leur règlement intérieur. Le nonagénaire récite par cœur un article du code de déontologie : « Toute personne arrêtée est placée sous le contrôle de la police », avant d’ironiser : « c’est rigolo ».
De ses recherches, il tire deux impondérables à la profession policière. D’abord, on ne devient pas policier par hasard : si certains le deviennent par vocation et par éthique (« protéger la veuve et l’orphelin »), beaucoup le font pour exprimer une frustration, pour se venger de la société, d’une manière ou d’une autre. « Jusque dans les années 1960, les flics étaient recrutés dans la classe ouvrière, les gendarmes dans la paysannerie. Depuis ça a un peu changé. Maintenant c’est niveau bac pour gardien de la paix ». Mais avec la montée du chômage de masse, la police apparaît toujours comme une issue d’ascension sociale. « Sans négliger le fait qu’un policier débutant est mieux payé qu’un jeune instituteur » [10].
Ensuite, « le policier n’est pas un justiciable comme un autre. Certains policiers récidivistes ont tué deux fois, et souvent les affaires traînent en longueur. Le seul qui a vraiment trinqué, c’est celui qui a tué Makomé M’Bowolé », abattu dans un commissariat parisien en 1993. « Pour faire un exemple », pense-t-il (Voir notre article sur les dix agents condamnés à de la prison ferme)
Suite à cette affaire retentissante, l’infatigable crée L’observatoire des libertés publiques [4]. Avec le Syndicat de la magistrature, il avait déjà tenté de créer une association des usagers de la police, « afin de faire la lumière sur ces événements ». Il est là encore précurseur, bien avant l’heure où de nombreuses voix critiquent désormais la blanchisseuse IGPN et revendiquent sa suppression. En 20 ans, son bulletin « Que fait la police ? » compte 240 numéros, dont 180 imprimés, avant de passer sur internet. « Pas un seul journal n’en a parlé ».
« On a inculqué dans l’esprit du français moyen que la police est indispensable pour sa propre sécurité. Tout ce que j’ai écrit depuis les années 1980 montre que le policier peut être un élément perturbant de la société ». Son objectif était donc de décentraliser en créant des antennes locales à cet observatoire un peu partout, pour sensibiliser l’opinion, informer, expliquer.
« Que la police ne soit pas un métier »
« Pas sectaire », Maurice accepte un jour une invitation par l’entremise d’un ami à partager sa réflexion autour d’un verre et des gâteaux devant des francs-maçons. « Qu’est-ce qu’on ferait sans police ? », lui demande-t-on inquisiteur. Notre orateur développe. « Je suis utopiste mais il faudrait d’abord commencer par le fait que la police ne soit pas un métier, qu’on ne puisse pas y rester plus de cinq ans et éviter d’avoir ce détestable esprit de corps. » Mais à peine avait-il débuté son exposé, que des hurlements proviennent de son auditoire, deux gaillards le saisissent par les bras. Direction la sortie. Il apprendra que ces loges maçonniques étaient composées en grande partie de policiers de grade intermédiaire. « Il n’y a pas eu à boire ni de petits gâteaux », sourit-il.
Depuis plusieurs années, Maurice Rajsfus ne traquait plus le moindre fait et geste des pandores pour les classer dans ses fichiers. Mais il n’a jamais cessé de se tenir aux côtés des familles de victimes des forces de l’ordre exigeant justice et vérité face à ses représentants.
En quittant cette « encyclopédie de la répression », on lui fait remarquer l’importance et l’utilité de son travail. « Ça sort pas du milieu militant », nous interrompt-il aussitôt, en forme de regret. Comment sensibiliser le grand public à ces questions-là ? « Moi je suis bizarre, je pense qu’il ne faut pas chercher à convaincre. Il faut donner des éléments, des arguments mais sans pilonner quelqu’un. » La réalité crue des derniers mois semble avoir donné assez « d’arguments » aux milliers de jeunes gens massés devant le TGI de Paris, le 2 juin dernier, puis place de la République, onze jours plus tard.
Ce 13 juin, le pionnier de cette lutte s’en est allé … Ce qui, à n’en pas douter, là aussi « emmerde » bien du monde.
Ludovic Simbille
Notes
[1] Petit encadré au début ou à la fin d’un journal qui mentionne les coordonnées des éditeurs et des contributeurs.
[2] Des juifs dans la collaboration - L’UGIF 1941-1944 est épuisé en format papier mais disponible en réédition numérique.
[3] La Police nationale a été créée en 1941. À la Libération, Charles De Gaulle fusionne les milices patriotiques et résistantes avec les groupes mobiles de réserve (GMR), créés par Philippe Pétain pour traquer les forces de la Résistance. Cette fusion va générer les compagnies républicaines de sécurité (CRS).
[4] Bernard Deleplace, Une vie de flic, Gallimard, 1987.
[5] L’affaire Pascal Taïs, autopsie d’une bavure, Maurice Rajsfus, L’Esprit Frappeur, 2004.
[6] Henri Longuechaud, Conformément à l’ordre de nos chefs, Plon, 1985.
[7] Sur le rôle joué par les policiers face à l’occupation nazie, voir aussi ce documentaire « La police de Vichy ».
[8] Administrateur colonial à Constantine (Algérie) en 1949 puis préfet de Paris lors des opérations de police meurtrières des 17 octobre 1961 et 8 février 1962. Ce haut fonctionnaire fut condamné en 1998 à dix ans de prison pour complicité de crime contre l’humanité pour son rôle dans la déportation de juifs sous Vichy.
[9] Gilles Tautin, Pierre Beylot, Henri Barchelet, Philippe Mathérion, et un homme dont l’identité n’est pas connue, dans le Calvados.
[10] 1940 nets pour un gardien de la paix, 2067 bruts pour un professeur des écoles, soit entre 1600 et 1700 nets.