Toutes les analyses de la campagne et celles faites le jour même des élections portant sur le seuil maximum de votes pouvant être atteint par le ticket Luis Arce/David Choquehuanca – supposé être le candidat ayant le moins de possibilités d’accroître son audience électorale – ont été balayées. Le MAS s’apprête donc à retourner au Palacio Quemado [palais du gouvernement à La Paz] avec un vote plébiscitaire. Même s’il n’y avait eu qu’un seul candidat anti-MAS, si l’opposition était parvenue à l’unité, cela n’aurait pas suffi. Le fait que la présidente intérimaire Jeanine Áñez ait rapidement reconnu la victoire du MAS et félicité Luis Arce a sans aucun doute contribué à empêcher que le climat de tension et d’instabilité potentielle ne l’emporte sur la lenteur du décompte officiel, après une journée de vote exemplaire étant donné les protocoles appliqués en ces temps de pandémie.
Le MAS a également obtenu une majorité au Parlement. Dans son fief de La Paz, il a remporté 65% des voix face à 32% pour l’opposition, tandis qu’il a obtenu un pourcentage significatif de votes, 35%, à Santa Cruz, où s’est renforcé le conservateur Luis Fernando Camacho – leader des manifestations de rue de novembre dernier qui, dans le contexte d’une émeute policière et d’une déclaration militaire, ont conduit au renversement de Morales et à son exil en Argentine.
Leadership
Avec ces résultats en vue [donc avant les résultats officiels définitifs], Luis Arce devra construire son propre leadership présidentiel, avec un Evo Morales qui reviendra en Bolivie moins fort qu’avant, mais sans doute influent, et un vice-président, David Choquehuanca, distant de Morales et ayant sa propre base parmi les dirigeants aymaras des hauts plateaux de La Paz. Plus encore : Luis Arce devra montrer que son modèle économique – l’une des cartes les plus solides de la MAS au cours de ses quinze années de pouvoir – sert également en période de crise économique et d’incertitude aggravée par la pandémie. Pour l’instant, dans son discours de dimanche soir, Luis Arce s’est montré humble, a proposé une autocritique et a promis l’unité nationale.
Quels étaient les enjeux des élections ? Plus que des programmes électoraux, l’élection a fait face à des interprétations controversées ayant trait aux 14 ans de pouvoir du MAS au pouvoir et les presque 12 mois de gestion de Jeanine Áñez, une sénatrice conservatrice qui, profitant du vide du pouvoir après le renversement d’Evo Morales et la démission du président du Sénat pour assumer la présidence, s’est installée de façon inattendue au Palacio Quemado.
Dès le début, le gouvernement intérimaire de Jeanine Áñez a cherché à diaboliser le MAS, qu’il a essayé de réduire à une force « narco-terroriste », caractérisant sa gestion comme un infâme mélange d’autoritarisme, de corruption et de gaspillage des ressources publiques, loin des images de réussite économique mises en avant même par les institutions internationales. Dans ce récit radical, certains ont même parlé d’une « dictature » dans laquelle on ne pouvait parler qu’en chuchotant dans les cafés pour ne pas être persécuté par l’autoritarisme indigène. Cependant, comme c’est souvent le cas lors des soulèvements anti-populistes, le revanchisme a prévalu sur les promesses institutionnalistes et républicaines, ce qui, en Bolivie, s’est accompagné d’une gestion administrative particulièrement déficiente de la crise provoquée par le coronavirus. Selon les données officielles, 8000 décès ont été enregistrés.
Beaucoup ont vu dans le gouvernement Jeanine Áñez un effort des classes moyennes et supérieures « blanches » pour retrouver un pouvoir partiellement perdu depuis 2006. Mais le MAS, bien qu’il ait été dissous en novembre dernier, a réussi à se reconstituer à partir du Parlement – où il a continué à conserver sa majorité des deux tiers – et de la rue, en conservant sa place de seule force organisée à la base dans le pays. Le gouvernement d’Áñez était parfois assez semblable à celui de la révolution argentine de 1955 [dictature civico-militaire qui suivit le coup d’Etat de septembre 1955 qui a renversé le président constitutionnel Juan Perón] : beaucoup n’hésitaient pas à qualifier Evo Morales de « tyran fugitif » et ne percevaient pas que, malgré tout, le MAS continuait d’exprimer un bloc ethno-social à matrice plébéienne. La surenchère répressive du ministre de l’Intérieur Arturo Murillo, qui menaçait d’emprisonnements et de persécutions les opposants, a produit un effet paradoxal, dans la mesure où elle a visé non seulement le MAS, mais aussi des expressions plus larges des mouvements syndicaux et sociaux.
Sur un plan strictement électoral, Carlos Mesa s’est trop appuyé sur le « vote utile », partant du principe qu’une majorité voulait à tout prix éviter un retour du MAS. Il n’a peut-être même pas essayé de se connecter avec le monde indigène-populaire. Mais comme on l’a vu lors des élections, un tel rejet du MAS – qui, dans les réseaux sociaux instrumentalisés et les médias, semblait absolu – n’a pas existé ; en tout cas pas avec la force exprimée sur les réseaux sociaux et les médias. Le « vote utile » a été limité à environ 30% des voix.
La deuxième donnée électorale est la confirmation de la difficulté des dirigeants de Santa Cruz à quitter leur région. Luis Fernando Camacho, qui en 2019 semblait avoir conquis de nombreux paceños [habitants du département de La Paz], a obtenu un résultat médiocre dans la région où siège du gouvernement, tout en se consolidant comme une force régionale. Santa Cruz a choisi son propre « vote utile » pour défendre ses intérêts régionaux et régionalistes.
Le MAS
En même temps, la victoire du MAS montre qu’il était possible de gagner avec un autre candidat qu’Evo Morales, et que ses efforts de réélection [en changeant la Constitution en 2016] ont fini par conduire son gouvernement dans une impasse, ce qui a permis une sorte de « contre-révolution » qui a fini par le chasser du pouvoir. L’incapacité de cette « contre-révolution » à se débarrasser du MAS n’enlève rien au fait que le rejet de la réélection d’Evo Morales pour une durée indéterminée n’ait pas été large et que le gouvernement « masista » ait vu sa façon d’exercer le pouvoir imploser en novembre dernier. Le soulèvement s’est terminé par un coup d’État, ce qui n’exclut pas qu’il y ait eu des mobilisations massives (venant d’en bas) et une forte crise (venant du haut) qui expliquent la sortie tumultueuse du MAS du pouvoir.
Cependant, la répression et la place prise par des régions comme celles de Santa Cruz ou du Beni aux plaines ont injecté une nouvelle mystique dans la campagne électorale, qui faisait défaut en 2019, lorsque la confiance dans l’appareil d’État a remplacé la mobilisation populaire. La crise a également permis l’émergence d’une nouvelle couche de dirigeants, comme Andrónico Rodríguez, le successeur de Morales dans les syndicats des producteurs de coca. Paysan diplômé en sciences politiques, Andrónico Rodríguez exprime la nouvelle sociologie du monde rural, de plus en plus interconnecté avec les villes. Dans cette campagne, de nombreux « Andronics » ont fait leur apparition, permettant que plusieurs leaders sociaux usés et ayant une approche de la politique et d’un État favorisant les prébendes soient écartés des feux de la rampe.
Dès le début, le MAS a agi avec une relative autonomie par rapport à un Evo Morales exilé à Buenos Aires et limité dans ses mouvements. Les parlementaires, avec Eva Copa [sénatrice, présidente du Sénat depuis le 14 novembre 2019, élue de El Alto] à leur tête, ont choisi la modération face aux appels à la résistance en provenance d’Argentine. La vérité est qu’il n’y a pas eu d’appel massif au « retour d’Evo ». Ce qui existait, c’était plutôt un rejet des actes offensifs du nouveau gouvernement, comme les tentatives de brûler des wiphalas [drapeau plurinational] dans les manifestations anti-MAS et d’autres épisodes considérés comme racistes, telles les références continues aux « hordes du MAS » et la pléthore d’articles de la presse sur « l’ennemi public numéro un » ou le « cancer de la Bolivie. Le « vote utile » du monde populaire périphérique rural et urbain était, sans aucun doute, en faveur d’Arce, et cela a défini son avantage final.
Contrairement à une partie de la solidarité internationale anti-coup d’État, perdue dans des slogans creux, le MAS a réussi à comprendre la nouvelle étape et à parier sur le résultat électoral, avec les engagements que cela exigeait, au-delà de la résistance dans les rues. Cela a été particulièrement vrai pour ceux qui sont restés en Bolivie, qui ont compris la complexité de ce qui s’était passé en novembre : le processus qui s’est terminé par une « suggestion » militaire de démission de Morales – qui constitue techniquement un coup d’État – s’inscrivait dans une crise aux dimensions plus importantes, dont celle de la popularité initiale de Jeanine Áñez et de l’usure même d’Evo Morales. Cette relative autonomie élargit la marge d’action du MAS. Alors que le ténor modéré qu’est Luis Arce – un économiste technique contraint de jouer le jeu de la campagne, en chantant ou en jouant au basket en public – a ajouté ce profil populaire à son prestige de gestionnaire économique, ce qui lui a permis de répondre, sans exagération, aux attaques de la droite.
L’avenir
Le nouveau défi pour le MAS sera de gouverner sans le pouvoir qu’il avait entre 2006 et 2019. Cette période « épique » de la révolution ne peut plus être répétée. Sa gestion s’inscrira dans un scénario post-progressif dans la région. IL devra éventuellement se transformer en un parti plus ouvert au partage du pouvoir et acceptant plus d’alternance, sans penser à la sortie du gouvernement comme une pure catastrophe.
Le scénario est plus favorable que ce que l’on avait imaginé les jours précédents : d’une part, le large avantage dans les urnes constitue un capital électoral fondamental, dans un contexte de polarisation ; d’autre part, plusieurs acteurs politiques, économiques et sociaux avaient déjà écarté la possibilité d’un retour du MAS au Palais gouvernemental .
Finalement, l’épopée de la « révolution des pititas » [mouvement qui a évincé Evo Morles auto-baptisé les Pititas : les bouts de ficelle] – comme on appelait le mouvement de novembre – a fini par se diluer malgré les écrits, les suppléments de journaux et les tentatives de construire une histoire de « libération ». Il n’en demeure pas moins que les insurrections urbaines sont une constante de l’histoire nationale bolivienne – à la fois progressiste et réactionnaire – et que le nouveau gouvernement devra réconcilier les morceaux d’une société traversés par des clivages ethniques, sociaux et régionaux. Qu’en ces temps troublés, l’issue ait été électorale n’est pas une mince affaire, ni pour la Bolivie ni pour le continent.
Pablo Stefanoni est rédacteur en chef de la revue Nueva Sociedad.
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