Le déclenchement de la crise thaïlandaise doit beaucoup à la personnalité pour le moins particulière du prince héritier Vajiralongkorn, intronisé sous le nom de Rama X de la dynastie de Chakri. Si sa sœur, la princesse Sirindorn, plus rationnelle et mieux appréciée, était montée sur le trône à sa place, il en aurait probablement été différemment. Cependant, cette crise a des ressorts beaucoup plus profonds qu’une succession monarchique à contre-emploi [1].
La jeunesse, en particulier étudiante, s’affronte à l’ordre militaro-monarchique et pas seulement à un roi détesté. Elle réclame que le Palais accepte de se conformer aux principes d’une monarchie constitutionnelle, rappelant que la monarchie absolue a été abolie en 1932. Elle exige que l’armée cesse de s’imposer au cœur du pouvoir institutionnel et politique. Elle s’attaque ainsi aux deux piliers du régime.
Distribution de casques de protection durant une mobilisation (Prachatai).
Une nouvelle génération militante s’affirme, avec souvent de jeunes femmes comme Rung pour figure de proue. Parti des campus, le mouvement n’a cessé de mûrir, cherchant dans l’histoire du royaume des réponses aux problèmes présents et renouant avec les luttes populaires passées. Il fait preuve de beaucoup d’imagination, d’initiative, de courage.
Tout avait commencé par un tweet ironique au sujet du nouveau roi Maha Vajiralongkorn. Son auteur, dit le « Pingouin » – à savoir l’étudiant de 22 ans en Sciences politiques Parit Chiwarak – avait été arrêté et détenu six jours durant, son crâne étant rasé par ses geôliers afin de « briser tout esprit de liberté ». Jusqu’alors, Twitter était resté un espace de relative liberté. L’incident, annonçant une escalade de la répression, avait mis le feu aux poudres.
Une crise de succession
La personnalité du roi Maha Vajiralongkorn a brutalement miné l’autorité de la monarchie. Après la mort de son père, Bhumipol, il a longtemps laissé planer le doute sur sa volonté de s’assoir sur le trône. Sa mère, la reine Sirikit, souhaitait que la succession soit assurée par sa fille, la princesse Sirindorn. Elle exprimait depuis longtemps cette préférence. Dans un « portrait » réalisé par la BBC, la chaîne de télévision britannique rapportait qu’en 1981 « elle décrivait “son fils comme une sorte de don Juan“ et laissait entendre qu’il préférait passer ses week-ends avec de belles femmes plutôt que d’assumer ses fonctions. Lors d’une rare entrevue accordée à des journalistes thaïlandais en 1992, il [Vajiralongkorn] a démenti les rumeurs selon lesquelles il entretenait des relations avec la mafia et trempait dans des affaires louches. » [2]
Que disait-on donc du prince héritier ? Qu’il était un don Juan, un playboy, un caractériel capricieux, un joueur invétéré lié à des réseaux mafieux... Provocateur, il a été photographié descendant d’un avion en bluejeans taille basse, débardeur découvrant largement le ventre, le buste et les bras couverts de tatouages temporaires. Sa réputation de cruauté tient notamment au sort qu’il a réservé à plusieurs de ses épouses successives, à leurs enfants et à leur entourage. Après un premier mariage avec une princesse de sa famille, il a eu cinq enfants de 1979 à 1987 avec une jeune actrice, qu’il a épousée en 1994 et répudiée deux ans plus tard, reniant ses quatre fils. En 2001, il a épousé en troisième noce une dame d’honneur (qui lui a donné un autre fils) avant de lui retirer son titre royal en 2014 ; neuf de ses proches (dont ses parents) ont été arrêtés pour crime de lèse-majesté ; un officier lié à la famille est mort en détention (tombé d’une fenêtre…). Un voyant réputé qu’il consultait est mort après avoir été arrêté en 2015. L’un de ses gardes du corps a disparu (on le croit décédé). Cela fait beaucoup et la liste n’est pas complète [3]… Vindicatif à l’extrême, il a poursuivi de sa hargne les proches de son père.
Sa mère avait raison : Rama X reste un souverain absentéiste qui ne souhaite ni gouverner ni réellement régner. Il continue de vivre en Bavière, au point de provoquer un débat en Allemagne : selon la loi, il n’a en effet pas le droit de poursuivre, du sol allemand, des activités politiques dans son pays d’origine [4]. Grâce à son père Bhumibol Adulyadej, il serait à la tête de la plus grande fortune royale au monde. Sa richesse ne l’empêche pas de piocher à volonté dans les deniers publics. Il a mis la main sur le fonds d’investissement de la monarchie, jusqu’alors géré par le ministère des Finances. L’Etat entretient sa flotte personnelle de 38 avions et hélicoptères. Vajiralongkorn a modifié en sa faveur la Constitution, renforçant ses pouvoirs en tous domaines. Il sait indubitablement accumuler pouvoirs et deniers.
Les « classes moyennes » urbaines (à Bangkok en particulier) sont devenues très conservatrices, au point que de nombreuses voix ont demandé que le droit de vote soit retiré aux pauvres afin qu’ils ne puissent plus faire élire un « populiste » (en l’occurrence Thaksin Shinawara sur qui l’on reviendra). Education ne rime pas forcément avec esprit démocratique ! Dans d’autres pays, une partie desdites « classes moyennes » a contribué diffuser les codes vestimentaires islamistes les plus rigides. En Thaïlande, durant les décennies passées, elles ont soutenu l’ordre monarchique établi contre les tentatives de « modernisation » du régime. Cependant, Rama X pousse beaucoup trop loin la déconsidération morale du Palais royal. Du fait même de leur conservatisme, ces « classes éduquées » s’en éloignent.
Le respect d’une monarchie qui se présente de droit divin fait partie de la culture thaïlandaise. Il a été profondément ébranlé par le passé, mais le roi Bhumibol Adulyadej a réussi à le restaurer (bien que ses 70 ans de règne ne soient pas sans taches). Bon nombre de familles sont aujourd’hui fracturées (entre générations, notamment) sur la question de la réforme du régime. Ce qui frappe, cependant, est la faiblesse des mobilisations spontanées en défense de Rama X. Bien des contre-manifestants « populaires » opposés au mouvement démocratique ont été acheminés par des municipalités moyennant finances, voire ont été carrément réquisitionnés par les autorités. Ils ne cachent pas être venus par intérêt ou obligation [5]. En d’autres temps, il n’aurait pas été besoin de recourir à de tels subterfuges.
Une monarchie constitutionnelle ?
Le nouveau mouvement démocratique a rapidement et explicitement posé la question du statut de la monarchie : absolue ou constitutionnelle. A l’occasion d’un rassemblement massif – quelque 30.000 personnes –, dans la nuit du 19 au 20 septembre, les manifestant.es ont scellé une plaque assurant que « Ce pays appartient au peuple et non pas au roi comme on nous l’a fait croire à tort… ». Symbole fort : une telle plaque avait été apposée en 1936 pour commémorer le renversement de la monarchie absolue de 1932, mais elle avait « disparu » en 2017 (la nouvelle a, elle, disparu sans attendre).
La monarchie absolue a été abolie en 1932 [6]. Très impopulaire dans les années 30 et 40, la dynastie des Chakry fut cette année-là officiellement désacralisée. Après une abdication, le pays s’est retrouvé sans roi. Cependant, la dynastie n’avait pas été historiquement déconsidérée par une conquête coloniale. La Thaïlande était une zone tampon entre les possessions anglaises et françaises, aidée par l’Allemagne, et le pays n’a jamais été directement colonisé. Il était donc possible de lui redonner du lustre, de la resacraliser. Ce sera la tâche de Bhumibol Adulyadej (Rama IX).
Bhumibol Adulyadej succède en 1946 à son frère ainé qui a été tué d’une balle dans la tête dans des circonstances jamais officiellement élucidées. Il n’est cependant couronné qu’en 1950, le royaume ayant en attendant été dirigé par un régent. A partir des années 1950 : « on réinvente pour lui [Bhumibol] des rituels et un langage de cour, construisant l’icône rénovée d’un « Deva-Raj » (Roi-Dieu, dans la tradition hindoue) et d’un monarque généreux régnant selon les principes de la morale bouddhiste. Modernité oblige, on ne le dépouille pas pour autant de ses allures d’homme du XXe siècle : il se promène avec un appareil photo autour du cou et souffle toujours dans sa trompette lors des soirées au palais… Il est à la fois plus divinisé que ses prédécesseurs et plus proche du peuple, qu’il ne cesse de rencontrer lors de ses tournées dans le pays. » [7]
La restauration de l’autorité monarchique a constitué un atout idéologique maître pour légitimer le pouvoir militaire d’extrême droite dans le climat de guerre froide, puis lors des grandes crises politiques et morales qui ont secoué le pays ; notamment durant l’escalade militaire contre le Vietnam, quand il a servi de « porte-avion » terrestre aux forces US et de lieu de débauche pour les soldats américains. Bhumibol Adulyadej a ainsi pu aider à une sortie de crise en 1973, quand la junte militaire a été chassée par un soulèvement étudiant et populaire, avant de couvrir trois ans plus tard le coup d’Etat de 1976 et le massacre de progressistes. Tout moderne qu’il soit, Bhumibol a aussi usé et abusé de la loi sur le « crime » de lèse-majesté.
Sous son règne, la famille royale thaïlandaise serait devenue la plus riche de la planète, sa fortune étant évaluée en 2016 à 35 milliards de dollars (31,70 milliards d’euros). Charité bien ordonnée commence par soi-même. Bhumibol ne s’est par ailleurs pas conformé au statut constitutionnel de la monarchie.
La crise de légitimité de l’armée
L’armée s’affirme royaliste, le roi couvre l’armée. Ces institutions sont chacune traversées de contractions internes (au sein de la maison royale, entre corps d’armée ou classes d’officiers). Ils sont en concurrence pour le contrôle de l’Etat, mais ils dépendent aussi l’un de l’autre. Le pays a longtemps vécu sous des régimes militaires successifs, ponctués de putschs, avec de rares interludes civils.
Corrélativement, les piliers idéologiques du régime sont constitués de la monarchie (sanctifiée), de l’armée (glorifiée) et de la Sangha, le clergé bouddhiste (expression de la religion d’Etat, il a des liens très étroits avec l’establishment.).
Cependant, au tournant des années 1990, avec la fin de la vague révolutionnaire asiatique, la défaite du Parti communiste de Thaïlande, la modernisation socio-économique du pays et l’apparition d’une nouvelle bourgeoisie, les régimes militaires semblaient condamnés à l’obsolescence. Le pays entier « bougeait », alors que le poids des régions périphériques se renforçait avec les transformations de l’économie rurale dans le Nord-Est (Isan) et le Nord. La démocratisation était à l’ordre du jour. En 1992, une Constitution relativement progressiste pour le pays a été adoptée. De grands mouvements sociaux se sont formés, telle l’Assemblée du peuple, fondée en 1995. Bon nombre de ces mouvements résistaient à un mode de développement prédateur, dépossédant notamment les communautés populaires de l’accès à leurs ressources vitales (la forêt, les rivières...).
Trois élections successives ont confirmé sans conteste qu’une grande partie de la population aspirait à des changements structurels. La famille Shinawatra (Thaksin et sa sœur Yingluck, plus appréciée), représentant la « nouvelle bourgeoisie moderniste », les ont emportées sans conteste, étant élus et ré-élu.es Premier et Première ministres de 2001 à 2014. L’oligarchie dominante risquait de perdre le contrôle direct du législatif et de l’exécutif. Elle a réagi en recourant au putsch ou en utilisant la très réactionnaire Cour constitutionnelle pour annuler les élections. La confrontation entre « chemises rouges » (à savoir les soutiens populaires de Thaksin, en sus de ses soutiens d’affaires) et « chemises jaunes » (la réaction royaliste et conservatrice) avait pour l’un de ses enjeux la possibilité même d’établir un régime parlementaire de démocratie bourgeoise. La réponse des pouvoirs dominants fut sans ambiguïté négative, avec pour point final le massacre de 2010 à Bangkok, où 99 manifestants pro-Thaksin ont été abattus, essentiellement par des tirs de sniper, et la répression systématique des chemises rouges.
La leçon de choses est d’autant rude que Thaksin n’était pas un républicain, mais un royaliste. Il n’était pas non plus un démocrate ; il a mené une « guerre à la drogue » en ayant recours aux assassinats extrajudiciaires, passé de juteux contrats avec l’armée et réprimé les mouvements musulmans du Sud. Cependant, il mettait en place de réels programmes sociaux en faveur des pauvres (en matière de santé par exemple), contournait les réseaux de pouvoir de l’oligarchie traditionnelle et de la vieille élite militaire, portait ombrage à la famille royale en apparaissant lui-même comme le « protecteur du peuple ».
La crise financière asiatique de 1997-98 a créé des conditions favorables à un retour en force de l’armée au pouvoir. La Thaïlande a été frappée de plein fouet. Lesdites élites et « classes moyennes urbaines » se sont affirmées ouvertement antidémocratiques. Après le putsch de 2006, une nouvelle Constitution a été, rédigée sous la houlette de l’armée, lui assurant un contrôle du législatif. L’institution bouddhique s’est politisée et un moine, Buddha Issara, a pris la tête du mouvement contre les chemises rouges en 2014. L’armée a confirmé sa volonté de ne pas laisser place à un gouvernement civil.
Ce faisant, le gouvernement du général Prayuth Chan-o-cha a perdu sa dernière once de légitimité.
Rama X doit beaucoup au général Prayut, qui a préparé, contre la reine, sa succession et qui dirige aujourd’hui le gouvernement. Vajiralongkorn est lui-même un officier et pilote de chasse. Ce qui ne l’empêche pas de s’attacher à humilier son propre corps d’armée.
Maha Vajiralongkorn a ainsi élevé son caniche Foo Foo au rang d’officier supérieur de l’armée de l’air – Air Field Marshall Foo Foo ! – et quatre jours de deuil national ont été décrétés après sa mort. Il a aussi nommé sa maitresse, une ancienne hôtesse de la compagnie Thai Airways, au rang de Lieutenant-Général de la Royal Household Guard (Garde Royale), avant de l’épouser quelques jours avant de monter sur le trône : elle est aujourd’hui la reine Suthida.
Face à l’ordre conservateur – La conjonction des crises
La société thaïe a continué d’évoluer derrière l’immobilisme des pouvoirs. La nouvelle génération se heurte aux vieilles oligarchies. Le mouvement prodémocratie a choisi pour signe de ralliement un salut, bras tendu, trois doigts levés. Il s’agit d’un clin d’œil générationnel à la trilogie des Hunger Games qui symbolise l’opposition gouvernement militaire [8] et, pour certain.es, une référence aux valeurs de la Révolution française : liberté, égalité, fraternité.
La jeunesse relance aujourd’hui les dés dans une situation où l’on peut parler de crise globale combinant notamment :
La crise d’archaïsme. L’alliance des oligarchies conservatrices – royalistes et militaire – a fait avorter la modernisation bourgeoise de la Thaïlande et l’instauration d’un régime parlementaire. Le « moment favorable » des années 1990 est passé et la Cour suprême, bastion réactionnaire, a joué un rôle pivot dans le maintien d’un pouvoir par bien des aspects archaïque (comme elle pourrait le faire aux Etas-Unis [9]…). Le régime thaïlandais s’inscrit dans la dérive autoritaire qui se manifeste dans le monde, la démocratie bourgeoisie d’antan ayant perdu toute substance dans nombre de pays, même « occidentaux », mais elle a pour particularité de s’incarner dans le visage grimaçant d’un monarque caractériel et d’une armée incapable de se refonder une légitimité.
La crise sanitaire. Absentéiste il était, absentéiste il reste. Rama X n’est pas retourné en son royaume à l’occasion de la crise sanitaire, pour être auprès de ses « sujets » ; cela n’est pas passé inaperçu ! Si le bilan de la pandémie en Thaïlande reste jusqu’à aujourd’hui bien moins lourd que dans d’autres pays (59 décès au 5 octobre 2020 pour un pays de 67 millions d’habitant.es, 34 500 en France), ce n’est pas grâce à lui ! Ce n’est pas non plus grâce à l’armée. Ce sont les autorités sanitaires qui sont intervenues en mobilisant des réseaux préexistants de volontaires ruraux et urbains [10], une association de la « société civile » souvent réclamée en France, sans succès. Comme quoi l’analyse du « fonctionnement » d’une société ne se réduit pas à ses institutions les plus visibles.
La crise économique. Un « incident » provoqué par les autorités en dit long à ce sujet. Lors des rassemblements du 14 octobre (jour anniversaire du soulèvement étudiant et populaire de 1973), la Rolls-Royce de la reine Suthida et du prince héritier, encadrée par la police, s’est engagée au sein cortège étudiant, suscitant un mouvement de colère de la part des manifestant.es. Les cris de « rendez-nous notre argent » ont fusé. Une indignation spontanée et très révélatrice. Le pays est entré en récession et s’enfonce dans une crise économique précipitée par la pandémie Covid-19 (avec notamment un coup d’arrêt du tourisme). Le train de vie de la famille royale et sa propension à piocher dans les deniers publics en sont d’autant plus insupportables.
« Mes impôts » (« My tax ») : le message est clair (Prachatai).
La répression
La loi sur la lèse-majesté est en Thaïlande l’une des plus dures au monde ; elle occupe la même fonction que le « blasphème » en d’autres pays et permet de réprimer toutes les oppositions, au grès des besoins, quitte pour se faire à monter une provocation. C’est ce qui s’est passé ce jour. « L’outrage » fait à la reine a permis aux autorités de justifier, dès le 15 octobre au matin, un « état d’urgence renforcé » (l’état d’urgence était censé être « sanitaire ») et de mobiliser des milices d’extrême droite royaliste. Cet état d’urgence renforcé incluait l’interdiction des rassemblements de plus de cinq personnes et la censure de la presse. Plusieurs médias en ligne et réseaux sociaux étaient menacés, The Reporters, The Standard, Prachatai et Voice T. Le gouvernement visait aussi la suspension du réseau Telegram, très utilisé pour organiser les rassemblements. Les internautes diffusant des messages contraires à l’état d’urgence entraient dans le collimateur – des centaines de milliers de messages envoyés sur les réseaux sociaux (dont Facebook et Twitter) commençaient à être passés au crible.
Cependant, le gouvernement militaire n’a pas pu maintenir une grande partie des mesures qu’il avait prises, ce qui témoigne d’une situation politique très indécise. La censure de la presse, inconstitutionnelle, a été annulée par une décision de justice.
Après l’avoir imposé, le Premier ministre Prayuth Chan-o-cha a décidé de lever l’état d’urgence renforcé qui n’aura duré que du 15 au 22 octobre.
Tous les détenus incarcérés le 14 octobre dernier ont maintenant été relâchés. Un comité d’accueil s’est réuni dans la nuit du 23 octobre devant une prison de Bangkok pour saluer la libération du dernier d’entre eux.
En revanche, il n’en va pas nécessairement de même les personnes incarcérées lors de la vague d’arrestations qui a suivi l’imposition de l’urgence renforcée. En sus de la lèse-majesté, le gouvernement recourt aux chefs d’accusation de « sédition » et d’« atteinte à la sécurité nationale » pour lesquelles les peines encourues sont aussi très lourdes.
Selon l’association des Avocats thaïlandais pour les Droits humains (Thai Lawyers for Human Rights, TLHR), il restait le 24 octobre huit personnes en détention : Anon Nampa, Parit ‘Penguin’ Chiwarak, Panussaya « Rung » Sitthijirawatthanakul, Panupong Jadnok, Somyot Pruksakasemsuk, Ekkachai Hongkangwan [11], Patipan Luecha and Suranat Paenprasoet.
Panusaya « Rung » Sithijirawattanakul
Le mouvement prodémocratie exige leur libération inconditionnelle et l’arrêt de tout harcèlement à l’encontre des manifestant.es.
La capacité du mouvement à durer
Certes, le mouvement démocratique ne réussit pas tout. En conclusion du rallie massif du 19 au 20 septembre à Bangkok, un appel très remarqué à la grève générale avait été lancé pour la date anniversaire du 14 octobre. Bien que des travailleur.es viennent aux mobilisations, cet appel n’a pas eu de suite. La jonction ne s’est pas (encore ?) faite assez concrètement entre jeunes scolarisés et entreprises. Le mouvement fait cependant preuve d’une résilience remarquable.
Tous les jours (ou tous les soirs) des mobilisations sont menées à Bangkok et dans un nombre croissant de localités telles que Korat dans le Nord-Est ou Hua Hin, au bord du golfe de Thaïlande (la famille royale y possède une villégiature). De nouvelles formes d’action apparaissent, adaptées à la situation.
Le mouvement thaïlandais a étudié les manifestations menées jusqu’à récemment à Hong Kong, usant de « fluidité » pour éviter des concentrations statiques faciles à réprimer. Il multiplie les regroupements de petite taille. Il invente un langage de signes pour communiquer à distance entre blocs militants. Les mains pointées sur la tête sont un appel à acheminer des parapluies afin de contrer l’action des canons à eaux de la police qui projette de puissants jets d’eau teintés de couleur indélébile. Les mains à plat au-dessus de la tête : ce sont des casques qui manquent. Croisées sur la poitrine : « nous avons assez de matériel ».
Dernièrement, des rassemblements en masse reprennent aussi, comme le 25 octobre (photo ci-dessous) – non déclaré et officiellement interdit, il n’a pas été réprimé. Les commerçants n’ont pas fermés boutique. Il a accueilli en son sein divers « micro-événements » : défilé de drag queens faisant le salut des trois doigts, danses (en référence notamment aux défilés coréens), interventions sur la crise écologique ou l’égalité de genre... Des manifestant.es ont apporté leurs soutien aux Ouïgours, Tibétains, Hongkongais...
Occupation le 25 octobre de Ratchadamri Road à Bangkok (carrefour Ratchaprasong).
Des dizaines de milliers de jeunes restent mobilisés, réitérant leurs trois revendications principales : la démission de Prayuth Chan-o-cha et de son gouvernement, une refonte de la Constitution et une réforme de la monarchie [12] (certain.es manifestant.es se déclarent pour une République, dans la lignée d’une longue tradition républicaine « cachée » ou occultée [13]
Les manifestant.es jugent que la monarchie doit rester politiquement neutre. Or, dans la nuit du 23 octobre, le roi Vajiralongkorn et la reine Suthida [14] ont ostensiblement salué des personnalités royalistes, dont Suwit Thongprasert, précédemment connu sous le nom de Buddha Issara, qui joua un rôle de premier plan dans la cabale montée contre le gouvernement de Yingluck Shinawatra en 2013-2014. « Vous êtes très brave » fut le message royal, ce qui est perçu comme un encouragement à remobiliser les « chemises jaunes » contre le mouvement prodémocratie.
Le point de référence historique du nouveau mouvement démocratique n’est pas les « années Thaksin », mais le soulèvement étudiant et populaire de 1973, à savoir le principal « moment révolutionnaire » dans l’histoire moderne de la Thaïlande. Le contexte international n’est plus ce qu’il était et l’actuelle génération militante n’est pas la réplique de celle d’alors. Cependant, cela témoigne de la profondeur de ses aspirations.
Après des mois de mobilisations, ce mouvement a aujourd’hui peu d’équivalents. Il mérite et commence à recevoir un soutien international actif. Des organisations de gauche de la région Asie-Pacifique ont signé une déclaration conjointe de solidarité [15]. Le monde universitaire est mobilisé à l’appel du Réseau académique thaï pour les Droits civiques. Ce soutien doit être relayé en Europe, en Amérique du Nord et plus encore !
Pierre Rousset