Au bout du fil, sa voix est affectée. Il ne réalise toujours pas qu’un homme innocent, dont le métier de professeur symbolise la République et le savoir, a été décapité dans l’espace public vendredi 16 octobre, près de son lieu de travail à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines). « Et c’est un jeune Tchétchène qui a fait ça », soupire Thomas*, 19 ans, noyé dans l’incompréhension.
Depuis que l’identité du jeune terroriste a été confirmée, peu après les faits – Abdoullakh Abouyezidovitch Anzorov, de nationalité russe et d’origine tchétchène, réfugié en France avec sa famille et habitant d’Évreux, dans l’Eure –, la diaspora tchétchène de France se sent stigmatisée et regrette que l’amalgame l’ait emporté sur la raison.
Au lendemain de l’attentat, des amis et des connaissances lui envoient des captures d’écran d’articles en ligne évoquant le tragique événement. « Ils me disaient : “T’es tchétchène, c’est toi qui as fait ça ? C’est ta famille ?” », raconte Thomas, qui garde à l’esprit que les messages se voulaient sur le ton de la plaisanterie, mais refuse d’en rire étant donné la gravité du moment.
« Là, on parle quand même d’une personne qui a été décapitée. Et ça ne m’amuse pas qu’on généralise, ça m’a même blessé. Car même si je suis français, je n’oublie pas mes origines. » Né en Tchétchénie, Thomas n’était encore qu’un bébé lorsque ses parents ont fui la guerre et se sont réfugiés en France en 2001. Naturalisés deux ans plus tard, lui et sa sœur ont suivi leur scolarité en France. Il poursuit aujourd’hui ses études supérieures à l’université, en Auvergne-Rhône-Alpes.
Lundi soir, son père, fonctionnaire, rentre du travail et fond en larmes. « Un de ses supérieurs lui a parlé de cette histoire, lui a fait de mauvaises blagues. C’était la première fois que je voyais mon père dans cet état. Il s’est assis à côté de moi sur le canapé et m’a confié en avoir marre qu’on passe pour des idiots, qu’il aimerait qu’on parle des Tchétchènes en bien au lieu de se concentrer sur une frange vraiment minoritaire. Ce que ce jeune a fait est immoral, on ne cautionne pas ça. C’est l’acte d’un individu et c’est l’image de toute une communauté qui est salie », poursuit-il.
Pour Lina, qui a tenu à participer au rassemblement organisé place Masséna à Nice lundi 19 octobre, les effets de cette stigmatisation commencent aussi à se faire sentir. En début de semaine, alors qu’elle sort de son immeuble, elle surprend des voisins en pleine conversation. « Au début, ils ne m’ont pas vue. Ils parlaient de l’attentat et disaient qu’ils en avaient marre des Tchétchènes. »
Des remarques discriminantes envers sa communauté, à l’instar des commentaires à 99 % négatifs qu’elle a pu lire sous une vidéo publiée sur Youtube du rassemblement organisé à Nice. « Ils ne croient pas en la sincérité de nos condoléances et pensent qu’on est tous pareils. Certains disaient même que Poutine avait bien fait de nous faire la guerre », déplore cette mère de famille et professeure de russe.
Ce dernier point inquiète tout particulièrement. Car la communauté tchétchène souffre d’une histoire douloureuse, marquée par la colonisation russe, la déportation, et deux guerres dans les années 1990 (l’une de 1994 à 1996, l’autre de 1999 à 2009) ayant causé la mort de centaines de milliers de personnes.
« On a eu des crimes contre l’humanité en Tchétchénie, ça a été vraiment horrible, rappelle Chamil Albakov, président de l’Assemblée des Tchétchènes d’Europe, créée en 2017 pour coordonner les actions des différentes associations sur le territoire européen. 200 000 personnes sont mortes, des comptes-rendus de grandes organisations de défense des droits de l’Homme démontrent qu’il s’agissait d’une guerre sans foi ni loi. »
« La présence des Tchétchènes dans les pays de l’Union européenne est le résultat d’une dispersion géographique causée par un traumatisme fondateur : la deuxième guerre, particulièrement cruelle, meurtrière et violente, ayant pour cibles principales les civils de Tchétchénie et ayant conduit à la décimation de cette population. Des milliers de Tchétchènes ont donc fui la Tchétchénie à partir de l’automne 1999 », explique la politiste Aude Merlin, spécialiste de la Russie et du Caucase à l’Université libre de Bruxelles (voir sous l’onglet Prolonger).
Une méconnaissance de la communauté qui participe de cette stigmatisation
Aujourd’hui, l’Europe compterait environ 300 000 exilés tchétchènes selon l’Assemblée des Tchétchènes d’Europe. « En France, on en recense entre 60 et 75 000 », ajoute Chamil Albakov. Un chiffre nuancé par la chercheuse Aude Merlin. « Les chiffres de leur présence en France sont fragiles et oscillent entre 30 000 et 65 000 d’après différentes sources. Parmi eux, une partie, après avoir obtenu le statut de réfugié, a été naturalisée. Une autre partie (sans doute un peu plus de 10 000) est actuellement protégée par le statut de réfugié. Mais un nombre important de Tchétchènes sont soit encore dans des procédures de demande de régularisation, soit sans papiers. »
Le comité Tchétchénie, créé à la fin de la seconde guerre par des intellectuels tchétchènes et militants français, les voit arriver petit à petit, entre 2000 et 2005. « On a observé un certain nombre d’arrivées jusqu’en 2010, précise la présidente de l’association Pascale Chaudot. Mais dans la seconde moitié des années 2000, il y avait pas mal de personnes qui étaient passées par d’autres pays d’Europe pour leur demande d’asile et pour lesquelles ça avait été compliqué. En arrivant en France, elles se sont retrouvées en procédure Dublin. » Une procédure visant à déterminer l’État responsable de la demande d’asile, en l’occurrence le premier par lequel le migrant est entré sur le territoire européen.
En fouillant dans sa mémoire, Pascale Chaudot se souvient de Tchétchènes empreints de littérature française, fiers de citer des écrivains comme Alexandre Dumas. « Toutes ces personnes étaient contentes d’être inconnues en France car elles pensaient pouvoir partir sur des bases saines dans leurs relations aux autres. Aujourd’hui, même s’il est difficile de se mettre à leur place, j’ai peur que tout cela soit remis en cause », poursuit-elle, ajoutant que l’une de ses connaissances tchétchènes, partie à la boulangerie avant même l’attentat, a été interrogée sur ses origines puis fusillée du regard.
Car plusieurs événements sont déjà venus mettre la communauté sous le feu des projecteurs au cours de ces derniers mois. Des violences urbaines survenues à Dijon, en juin, ont impliqué une centaine de Tchétchènes et des habitants du quartier populaire des Grésilles (lire notre article ici). Le ministre de l’intérieur de l’époque, Christophe Castaner, a évoqué une « horde sauvage », tandis que le député Éric Ciotti (Les Républicains) a rejeté la faute sur l’immigration et le droit d’asile.
« Ces Tchétchènes qui ont été interpellés sont quasiment tous des demandeurs d’asile […]. Je ne comprends pas pourquoi on donne l’asile à des personnes violentes et pourquoi on les maintient sur le territoire national ensuite », a ainsi déclaré l’élu sur Europe 1.
Cet été, alors qu’un règlement de comptes impliquant des Tchétchènes a failli avoir lieu à Saint-Dizier (Haute-Marne), le ministre de l’intérieur fraîchement installé à l’hôtel Beauvau, Gérald Darmanin, a prévenu lors d’un déplacement sur place : « Aucune communauté sur le sol de la République ne fait sa loi. » Mais plus récemment, à la suite de l’attentat perpétré à Conflans-Sainte-Honorine, ce type de messages pouvant semer la confusion est parvenu d’un autre bord : Jean-Luc Mélenchon, chef de file de La France insoumise (LFI), a succombé à la tentation de l’amalgame, déclarant après l’attentat qu’il y avait « un problème avec la communauté tchétchène en France ».
Pour Chamil Albakov, cette stigmatisation de la population tchétchène présente en France est « inacceptable ». « Je ne crois pas qu’il se serait permis cela pour une autre communauté. Jean-Luc Mélenchon s’est excusé mais le mal est déjà fait. Il a profité de son espace médiatique pour tenir ces propos et cela nous a déjà porté préjudice », assène le président de l’Assemblée tchétchène d’Europe, qui appelle tous ses membres à porter plainte contre le député LFI pour « incitation à la haine ».
« Derrière, il y a l’idée d’influencer de futurs choix politiques »
« Déjà, sur le fond, ce que Mélenchon a dit est faux, rétorque Thomas. Mais c’est encore pire de l’entendre de la bouche d’un homme politique, il a une énorme responsabilité puisque des milliers de personnes l’écoutent ! À la limite, ça m’aurait moins étonné de la part de Marine Le Pen, mais là c’est le choc. Qu’il pointe du doigt l’événement est une chose. Mais la communauté tout entière, c’en est une autre. »
À propos de la pratique religieuse chez les Tchétchènes, de confession musulmane, Aude Merlin relève une forme de « clivage générationnel » qui s’est installé entre la génération des parents nés dans les années 1950 et leurs enfants nés dans les années 1980 et suivantes (voir notre boîte Prolonger pour aller plus loin).
« Durant la période soviétique, et avant, les Tchétchènes étaient en majorité soufis, dans leur pratique comme dans leur approche de l’islam. La génération des Tchétchènes soviétisés n’a pas mis le fait religieux au centre de ses normes de vie, le projet politique indépendantiste n’était pas non plus articulé autour de la religion. La jeune génération a davantage été séduite par une lecture rigoriste de l’islam et un aspect transnational du fait religieux. Elle a par ailleurs été socialisée dans les pays hôtes à un islam supra-ethnique. »
En réaction à l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, Emmanuel Macron s’est entretenu avec son homologue russe Vladimir Poutine mardi, réclamant un « renforcement » de la coopération franco-russe en matière de lutte contre le terrorisme et d’immigration clandestine, selon un communiqué de l’Élysée. Le locataire de la place Beauvau, Gérald Darmanin, doit se rendre à Moscou lundi 26 octobre pour aborder ces deux points avec le ministre de l’intérieur russe.
La chercheuse Aude Merlin relève une « incroyable distorsion » entre l’image que certains voudraient renvoyer de la diaspora et la réalité du terrain. « Je peine à l’expliquer à ce stade, car la violence et le terrorisme ne sont pas l’exclusivité des Tchétchènes. Il y a sans doute un effet d’image, durable, qui continue de peser sur les Tchétchènes en général et qui sans doute trouve son origine dans les prises d’otages massives qui ont eu lieu en 2002 à Moscou dans un théâtre et en 2004 à Beslan, les deux ayant été menées et revendiquées par des terroristes tchétchènes », analyse-t-elle.
Et d’ajouter que l’incursion punitive à Dijon a sans doute contribué également à lier le nom « Tchétchène » à une image de violence. « En même temps, l’immense majorité des Tchétchènes vivant en Europe et en France vivent leur vie, pacifique, soucieux de pouvoir élever leurs enfants et vivre une vie normale, sans faire de vagues. »
Des abus qui pourraient s’expliquer, aussi, par une méconnaissance de l’histoire de la Tchétchénie et de sa diaspora. « Il y a effectivement une méconnaissance importante de cette communauté, et de cela résulte une grande incompréhension en France », note Pascale Chaudot, du comité Tchétchénie.
« Le problème, abonde Lina, c’est que les Français ne nous connaissent pas du tout. Notre communauté est assez nouvelle ici, on ne connaît pas notre mentalité, notre culture, nos coutumes… On nous considère comme des islamistes. » Pour y remédier, l’enseignante de russe aimerait voir davantage d’œuvres artistiques ou littéraires tchétchènes traduites en français.
Le soir même de l’attentat, pourtant, l’Assemblée des Tchétchènes d’Europe condamnait le meurtre effroyable de Samuel Paty dans un communiqué, où elle rappelait aux hommes politiques et à la presse l’importance de ne pas faire l’amalgame, peu importait que l’auteur des faits « soit tchétchène ou d’une autre origine, qu’il soit musulman ou non ».
« Je suis inquiète pour l’avenir et pour mes enfants »
Thomas, qui avait à l’origine un prénom tchétchène et qui a dû le changer à l’âge de six ans pour un prénom à consonance française à la suite « d’un événement raciste », se dit inquiet pour l’avenir. « Si je postule un poste et que je suis convoqué à un entretien, que vont penser les recruteurs en face de moi s’ils voient que je suis né à Grozny ? Je n’aurai certainement pas envie de dire que je suis tchétchène », regrette-t-il.
À Nice, une amie de Lina – tchétchène et voilée – a déjà subi les conséquences de cette stigmatisation, alors qu’elle venait de signer un bail de location pour son déménagement, et que les clés lui avaient été remises. « Ça s’est passé lundi, soit trois jours après l’attentat. Ils lui ont tout simplement refusé l’entrée après avoir changé les serrures, sans aucune explication. Mais on sait très bien pourquoi. »
« Lorsque a eu lieu l’attaque à l’ancienne adresse de Charlie Hebdo, la “communauté pakistanaise” n’a pas été d’emblée pointée du doigt. Je ne sais pas si c’est la présence relativement récente des Tchétchènes en France qui joue ou si ce sont d’autres facteurs. Il y a sans doute quelque chose d’intrigant, et encore une fois, cette image qui colle à la peau des Tchétchènes », décrypte Aude Merlin.
« Moi, on m’a déjà fait des remarques du type “Vous êtes du genre à égorger les gens” ou “vous allez débarquer à 150”. Je m’inquiète surtout pour les milliers de Tchétchènes qui travaillent en tant qu’agents de sécurité en France… Si on continue de généraliser et de penser que n’importe quel Tchétchène peut poser une bombe, ça signifie qu’on ne leur fera plus confiance et qu’ils perdront leur emploi », souligne Chamil Albakov, de l’Assemblée des Tchétchènes d’Europe.
Car si la diaspora tchétchène peut sembler discrète, il serait faux de dire que ses membres ne s’intègrent pas, selon la spécialiste de la Russie et du Caucase. « Les Tchétchènes sont globalement actifs en termes d’insertion sur le marché du travail. Ils et elles s’intègrent dans toute une série de professions, notamment la construction, la conduite de véhicules, la sécurité, la manutention, l’horticulture et le travail agricole, le travail social et le paramédical. Si certains ont pu obtenir des équivalences de diplôme, il y a un déclassement social dans bien des cas, au moins durant les premières années de vie en exil. Mais au total, on retrouve la palette professionnelle d’une société dans toute sa diversité », insiste la chercheuse.
Aslan Vagapov, 50 ans, est agent de sécurité à Radio France depuis sept ans. Depuis l’attentat, il a la sensation de devoir se désolidariser de celui-ci aux yeux de la société d’une part, et appréhende la réaction de ses collègues de travail d’autre part. « Je n’ai jamais été stigmatisé dans le milieu professionnel, mais on doit vivre avec ça désormais. Déjà après Charlie Hebdo, c’était très dur car tous mes collègues savaient que j’étais musulman. Heureusement, ils ont eu l’intelligence de ne pas tout mélanger. »
Son épouse, ses enfants, ses amis sont sous le choc. Comment un jeune de 18 ans a-t-il pu se radicaliser et apprendre à décapiter quelqu’un ? Comment a-t-il pu passer à l’acte ? « Ces questions ne nous lâchent plus, susurre le père de famille, dont la fille scolarisée au lycée était en pleurs à l’annonce de la nouvelle vendredi soir. Ce n’est pas l’islam, ce n’est pas ce que nous ont appris nos parents et ce n’est pas ce que nous inculquons à nos enfants. Ce n’est pas notre vision du monde. »
Il appréhende la rentrée scolaire, tout comme Lina, qui est mère de deux enfants. « J’ai envoyé un mail à la prof parce que je me sens obligée de me justifier pour un acte que je n’ai pas commis. J’ai très peur pour l’avenir et pour mes enfants, peur que le comportement de leurs camarades change à l’école. »
« Cela me semble dangereux et très injuste de pointer du doigt toute la communauté pour l’acte d’une personne ou d’un petit groupe », note Pascale Chaudot, du comité Tchétchénie. Thomas n’en pense pas moins : mettre tout le monde dans le même sac est à ses yeux « la solution de la facilité ». « Derrière, il y a l’idée d’influencer de futurs choix politiques, de fermer les frontières, d’expulser à tout va », dénonce l’étudiant.
Après un silence, il reprend : « J’attends de notre France qu’elle soit plus unie et plus patriote, sans qu’elle ne passe par le rejet de l’immigré et de l’étranger, sans qu’elle n’oublie ses valeurs, sans division. Avec un arrêt total de l’islamophobie, de l’antisémitisme et du racisme, on vivrait tous plus heureux. » Une voix jeune et pourtant si sage, qui protège bien plus l’unité de la nation que celles de certains représentants politiques et médiatiques en ces temps sombres.
Nejma Brahim