Le 9 août dernier, Yoshirō Mori, ancien Premier ministre du Japon, se rend à Taipei pour honorer la mémoire de l’ancien président de la République de Chine (nom officiel de Taïwan), Lee Teng-hui, décédé le 30 juillet 2020. Lors de cette visite, il transmet à la présidente Tsai Ing-wen les condoléances du Premier ministre Shinzo Abe et exprime sa gratitude pour la contribution de Lee Teng-hui aux relations entre le Japon et Taïwan. Membre du Kuomingtang – après avoir été au Parti communiste dans sa jeunesse – Lee a dirigé la République de Chine de 1988 à 2000. De père japonais et de mère taïwanaise, il est considéré comme le maître d’œuvre du processus de démocratisation dans l’archipel. Il est aussi vu comme le premier à avoir défendu, en 1996, l’idée d’une relation « d’État à État » entre Taipei et Pékin. Une plateforme politique qui suppose à la fois la reconnaissance de l’existence de la Chine populaire, l’affirmation d’une autonomie politique de l’archipel taïwanais et la volonté de mettre un terme à la guerre civile entre communistes et nationalistes – dont le différend, du point de vue de Pékin, n’est pas encore soldé et ne pourra l’être que par la reddition totale, volontaire ou forcée du territoire formosan.
Le 12 août, le secrétaire américain à la Santé et aux Services sociaux, Alex Michael Azar II, arrive à Taipei pour renforcer la coopération médicale dans une période marquée par la crise sanitaire mondiale induite par l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler le Covid-19. C’est la première visite d’un représentant de Washington si haut placé depuis 1979 et la signature du Taiwan Relation Act par lequel les États-Unis s’étaient engagés à fournir l’équipement militaire nécessaire au gouvernement taïwanais pour se défendre contre une attaque armée de la Chine populaire.
Le 30 août Miloš Vystrčil, le président du Sénat de la République tchèque effectue une visite officielle à Taïwan, accompagné d’une délégation de 90 personnes, chefs d’entreprise, politiciens et artistes, dont notamment le maire de Prague, Zdeněk Hřib. Il est accueilli par le ministre taïwanais des affaires étrangères, Joseph Wu, et s’entretient avec la présidente Tsai Ing-wen. C’est la première visite officielle d’un président du Sénat d’un État de l’Union Européenne depuis la formulation du « principe d’une seule Chine ». Réaction le 31 août du ministre chinois des affaires étrangères Wang Yi : « Le gouvernement et le peuple chinois […] feront certainement payer un lourd tribut [aux délégués tchèques] pour leur comportement à courte vue et leur opportunisme politique. » À cette menace proférée contre des représentants d’un pays souverain de l’Union, le ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Maas répond : « Les Européens opèrent en politique étrangère et de sécurité très étroitement les uns avec les autres et nous traitons nos partenaires internationaux avec respect, et nous attendons cela d’eux aussi. Les menaces ne font pas partie de cela. »
Alors que la Chine attendait une condamnation ferme, cette manière de s’abriter derrière la souveraineté des pays de l’Union ne peut être perçu par Pékin que comme une forme de soutien – et ce n’est pas tout à fait infondé. D’une certaine manière, la visite tchèque « arrange » Bruxelles : L’UE a critiqué depuis le début de sa mise en place la plateforme chinoise d’investissement nommée 17+1. Elle regroupe autour de la Chine l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, la République Tchèque, l’Estonie, la Grèce, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, l Macédoine du Nord, le Monténégro, la Pologne, la Roumanie, la Serbie, la Slovaquie et la Slovénie. Les Européens y voient une volonté de couper l’Union en deux. On a dû donc savourer l’ironie de voir un des pays du 17+1 affirmer son indépendance vis-à-vis de Pékin.
L’échec de la stratégie de Xi Jinping
Le 16 septembre, à New York, l’ambassadrice américaine Kelly Craft déjeune avec James K. J. Lee, directeur du Bureau économique et culturel de Taipei à New York : c’est la première rencontre (rendue officielle) entre un haut fonctionnaire de Taïwan et un ambassadeur des États-Unis auprès des Nations Unies depuis 1971. Le 17 septembre, enfin, Keith Krach, le sous-secrétaire d’État américain (ministre adjoint) chargé de la Croissance économique, de l’Énergie et de l’Environnement, arrive à Taïwan à la fois pour représenter les États-Unis au service commémoratif de l’ancien président Lee Teng-hui et pour poursuivre la discussion sur des accords commerciaux bilatéraux, soutenus par les entrepreneurs des deux pays. Plusieurs photos ont circulé montrant, le 18, la présidente Tsai Ing-wen avec à sa gauche, Keith Krack et à sa droite, le fondateur de TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Corporation) Morris Chang. Manière d’illustrer que la question des semi-conducteurs est aujourd’hui au cœur des relations Washington-Taipei-Pékin.
Si l’on met ces divers événements bout à bout, c’est bien évidemment un paysage nouveau des relations quasi-diplomatiques de Taïwan avec les pays de l’OCDE qui se dessine.
Il faut ici se replacer dans le contexte de la première présidence Tsai Ing-wen. L’arrivée du Parti démocrate progressiste (PDP) en 2016, qui soutient l’autonomie politique de fait – à distinguer de la notion d’indépendance soutenue de droit – de Taipei vis-à-vis de Pékin, avait conduit la Chine à réduire fortement les contacts de haut niveau entre les deux rives. L’objectif de Xi Jinping était d’isoler diplomatiquement Taïwan pour « punir » le peuple taïwanais d’avoir choisi une présidente qui se refuse à reconnaître la validité du programme « un pays, deux systèmes » pour définir la relation entre les deux territoires.
Entre 2016 et 2020, les pays reconnaissant formellement Taïwan et ayant des liens diplomatiques avec la République de Chine ont chuté de 21 à 15 : Sao Tomé et Principe, le Panama, la République dominicaine, le Burkina Faso, les Îles Salomon et Kiribati ont coupé les liens avec Formose et reconnu la Chine post-maoïste, le plus souvent sous la promesse d’un plan d’aides et d’investissements conséquents. On pouvait donc avoir l’impression en septembre 2019 que la Chine avait réussi à isoler Taïwan et que cela allait peser sur le sentiment des Taïwanais à quelques mois des élections présidentielles de janvier 2020. En réalité, cette impression était superficielle car, en même temps que Taïwan perdait ses alliés diplomatiques avec des pays d’importance démographique et géopolitique diverse, ses liens officieux avec les pays de l’OCDE ne cessaient de se renforcer. Ce que montrent les visites officielles à Taïwan de représentants politiques de premier plan des États-Unis, de l’Europe ou du Japon, c’est donc d’abord et avant tout l’échec de la stratégie de Xi Jinping d’isoler diplomatiquement la démocratie formosane dirigée par le PDP de Tsai Ing-wen.
Réaction chimique
Cet échec de la stratégie d’isolement manifesté par ce renforcement des relations officieuses tient à tout un ensemble de facteurs. Mais la raison la plus évidente se trouve en Chine même : plus Pékin est vu comme agressif et non coopératif, plus Taipei émerge comme un contre-poids nécessaire. Or depuis 2018, la Chine s’est illustrée aux yeux de l’opinion publique mondiale de façon surtout négative : étouffement et criminalisation des libertés civiques à Hong Kong, enfermement et travail forcé des Ouïghours dans le Xingjiang, critique acerbe de la gestion du Covid-19 des pays occidentaux par les ambassadeurs chinois en poste, affrontements meurtriers avec l’Inde, altercations en mer de Chine du Sud, reprise en main idéologique du pays… Autant d’éléments qui font s’envoler les espoirs d’une libéralisation du marché intérieur, sans parler de l’émergence de la « pneumonie du Wuhan » que la Chine a tardé à juguler du fait de sa censure des lanceurs d’alerte. Le pacte de confiance entre Pékin et les capitales de l’OCDE semble sur le point de se rompre et les contacts bilatéraux visent en ce moment plus à « manager » le différend qu’à approfondir les relations : que ce soit les États-Unis, l’Australie, le Japon ou l’Angleterre, il faut revenir presque à la période suivant immédiatement Tian’anmen pour trouver un niveau de confiance aussi bas.
Cependant, si la Chine post-1989 avait eu pour stratégie d’aplanir les différends pour permettre une normalisation des relations assurant un niveau d’investissement étranger inédit, garantissant une croissance à deux chiffres pendant 20 ans, il en va tout autrement pour la Chine actuelle. Avec son produit intérieur brut de 11 000 milliards de dollars, son marché intérieur d’1,3 milliards d’habitants, alimentée par des entreprises d’États soutenues par le régime et qui doivent en retour prêter allégeance au Parti, la Chine de Xi ne semble pas décider à modifier son mode de relation au reste du monde.
Le refroidissement actuel est donc parti pour durer, d’autant plus qu’il est alimenté par le réchauffement des relations avec Taïwan. Plus la Chine se ferme, plus l’ouverture à Taïwan se renforce. Plus l’ouverture à Taïwan se confirme, plus la Chine se ferme. En chimie, cela s’appelle une réaction autocatalytique où le produit de la réaction alimente la réaction – la conséquence en est souvent la transformation de l’équilibre du système vers un état hors équilibre. Il importe peu ici de savoir si la faute en revient aux États-Unis qui jetteraient de l’huile sur le feu de façon « électoraliste » (quoique les Démocrates n’aient pas une politique taïwanaise fort différente) en multipliant les visites à Taipei – ou bien si la faute en revient à Pékin avec l’envoi de bombardiers et d’avions de chasse traversant la zone d’identification de défense aérienne de Taïwan pour éprouver les défenses formosanes plutôt que de créer un dialogue sain avec le parti au pouvoir. Action et réaction se conditionnent mutuellement et l’ensemble induit la formation d’une zone spatio-temporelle – aujourd’hui, en mers de Chine et dans le détroit de Taïwan – d’une intense volatilité.
Jean-Yves Heurtebise