Emmanuel Macron l’a souligné en conclusion de son discours : « J’ai conscience que j’ai peut-être déçu ceux qui attendaient des caricatures, dans un sens ou dans l’autre. Je l’assume et je continuerai de l’assumer. » Vendredi 2 octobre, aux Mureaux (Yvelines), le président de la République a tenté de tenir une forme d’équilibre, en s’exprimant pendant plus d’une heure sur ce qu’il qualifie depuis quelques mois de « séparatisme ». Un mot véhicule [1] que l’Élysée a longtemps conjugué au pluriel, sans convaincre quiconque qu’il s’agissait de parler d’autre chose que d’islamisme.
Le chef de l’État a d’ailleurs balayé toute forme d’ambiguïté dès le début de son propos. « Il y a, dans cet islamisme radical – puisque c’est le cœur du sujet, abordons-le et nommons-le – une volonté revendiquée, affichée, une organisation méthodique, pour contrevenir aux lois de la République et créer un ordre parallèle », a-t-il indiqué, avant d’assurer que « le but final » de cette « organisation méthodique » était « de prendre le contrôle complet » de la société. Présentée comme telle, on pourrait presque comprendre l’empressement avec lequel l’exécutif a porté cette question à l’agenda.
Dans une rentrée marquée par une crise sanitaire, sociale et économique sans précédent, le débat public a été saturé, au cours des dernières semaines, par des discussions sans fin autour des « certificats de virginité », de la polygamie et du port du voile, classique du genre. Des discussions bien souvent alimentées par des membres du gouvernement, comme Jean-Michel Blanquer (Éducation nationale) et Marlène Schiappa (citoyenneté), qui ont tous cherché à pousser leurs pions dans la perspective du projet de loi qui sera présenté le 9 décembre en conseil des ministres.
Derrière les polémiques, c’est une véritable bataille d’influence qui s’est jouée au sein de l’exécutif et de l’appareil d’État. L’absence d’annonces, dans le discours d’Emmanuel Macron, sur les fameux « certificats de virginité » ou le port de signes religieux pour les mères accompagnatrices de sorties scolaires a donné tort à tous ceux qui en avaient fait leur priorité. L’Observatoire de la laïcité, organisme gouvernemental attaqué jusque dans les rangs de la majorité, s’est en revanche « félicité » que le président de la République reprenne « l’ensemble de ses préconisations ».
Pour « défendre la République et ses valeurs » et susciter ce qu’il qualifie de « réveil républicain », le chef de l’État a développé une stratégie en « cinq axes », déclinée en différentes mesures, qui nécessitent encore des ajustements. « Il y a un travail d’écriture, il y a une stabilisation du texte qui est en cours parce qu’effectivement, il y a des besoins en expertise juridique très, très renforcés puisqu’on est sur des matières sensibles qui touchent à la liberté », expliquait l’Élysée, la veille du discours. L’une des mesures phares de cette stratégie concerne l’instruction à l’école obligatoire dès 3 ans.
Emmanuel Macron a en effet annoncé que l’enseignement à domicile serait « strictement limité, notamment aux impératifs de santé ». Cette décision, présentée comme « l’une des plus radicales depuis la loi de 1882 » rendant l’instruction obligatoire, concerne aujourd’hui 50 000 enfants, soit 0,5 % du total des élèves en France. Pour la justifier, le président de la République a pris l’exemple de parents d’élèves refusant que leurs enfants assistent au cours de musique ou se rendent à la piscine. Cela arrive « partout sur notre territoire », a-t-il affirmé, sans entrer dans le détail chiffré de ces « dérives ».
De la même manière, il a aussi fait référence aux « contrôleurs qui refusent à des femmes l’accès au bus en raison de leur tenue » pour expliquer sa volonté d’étendre l’obligation de neutralité aux salariés des entreprises privées délégataires de services publics, sans dire, là non plus, quelle réalité ces « dérives » – le mot a été employé à maintes reprises – recouvrent exactement. Il a également évoqué les « demandes de port de signes ostentatoires » émanant parfois de ces mêmes salariés, sans préciser que la jurisprudence leur interdit déjà depuis 2013 de « manifester leurs croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier vestimentaires ».
Sans être plus précis sur les mesures qu’il compte instaurer, le chef de l’État a annoncé sa volonté de mettre en place un « dispositif antiputsch très robuste » contre les « extrémistes » dans les mosquées. Avec pour objectif d’« éviter que ces protagonistes, plus subtils et plus sophistiqués, n’utilisent les faiblesses de nos propres règles pour venir prendre le contrôle des associations cultuelles et des mosquées, pour aller prédiquer le pire, organiser le pire ». Le projet de loi qui sera présenté en fin d’année étendra également les motifs de dissolution des associations.
S’agissant des associations cultuelles, Emmanuel Macron a indiqué vouloir « inciter » celles qui sont constituées sous le régime de l’association loi 1901 « à basculer » dans le régime de la loi de 1905, moins souple sur le plan des obligations comptables. « C’est la fin d’un système d’opacité », a-t-il certifié, en brandissant un renforcement des contrôles. S’inscrivant dans la lignée de ses prédécesseurs, le président de la République a répété sa volonté d’engager un « travail de structuration » aux côtés du Conseil français du culte musulman (CFCM) pour « bâtir un islam des Lumières ».
En s’appuyant sur des exemples de « dérives » non chiffrées et en égrenant une série d’annonces qui font consensus depuis plusieurs années, le chef de l’État a cherché à satisfaire le plus grand nombre. Mais il a aussi entretenu une forme de confusion entre les « valeurs » qu’il dit vouloir défendre et des pratiques illégales, déjà inscrites dans le marbre de la loi. Il faut tout de même noter, malgré le recyclage d’une sémantique de combat, que le constat posé en préambule de son discours tranchait avec les attaques d’autres responsables politiques, tels Manuel Valls ou Éric Ciotti, contre la prétendue « culture de l’excuse » et autres « rengaines de la repentance ».
« Nous avons nous-mêmes construit notre propre séparatisme, a notamment expliqué Emmanuel Macron. C’est celui de nos quartiers, c’est la ghettoïsation que notre République, avec initialement les meilleures intentions du monde, a laissé faire. […] Nous avons concentré les populations souvent en fonction de leurs origines, de leurs milieux sociaux. Nous avons concentré les difficultés éducatives et économiques dans certains quartiers de la République. » Il a également évoqué « le passé colonial » et les « traumatismes » que la France « n’a toujours pas réglés », en citant la guerre d’Algérie.
Pour répondre aux difficultés des quartiers où, selon ses propres mots, « la promesse de la République n’a plus été tenue », le président de la République s’est lancé dans un curieux épanchement sentimental : « Partout où la République ne donne plus d’avenir, n’attendez pas que ces enfants l’aiment, malheureusement. Et ça ne se décrète pas l’amour. Ça ne se légifère pas l’espoir. Ça se démontre. » Pas de nouvelle loi donc, mais un rappel, en fin de discours, des dispositifs mis en place depuis le début de son quinquennat, comme le dédoublement des classes ou les maisons France services.
Le chef de l’État a tout de même souligné la nécessité d’une « réforme profonde de notre organisation en matière de logement, en particulier de logement social », sans en dire plus. « Notre horizon est simple : c’est assurer une présence républicaine au bas de chaque tour, au bas de chaque immeuble », a-t-il simplement indiqué, balayant la « croyance » selon laquelle « on peut régler tous les problèmes par des décrets et par des lois ». C’est à ce moment-là de son propos qu’Emmanuel Macron a repris à son compte le concept d’« insécurité culturelle », promu par le professeur de science politique Laurent Bouvet, cofondateur du Printemps républicain.
Ce concept a été largement critiqué sur le plan académique pour son ambiguïté, laissant planer l’incertitude sur le caractère réel ou ressenti de cette fameuse insécurité, qui se dérobe à la mesure objective. Sa réapparition dans le champ politique est tout sauf anodine, puisqu’elle explique, à elle seule, les raisons pour lesquelles le président de la République a placé la thématique du « séparatisme islamique » sur la pile de ses priorités de rentrée. Le principal intéressé ne s’en est d’ailleurs même pas caché, en rappelant à un journaliste de CNews qui l’interrogeait sur ce choix : « Quand j’écoute vos chaînes, vous êtes vous-mêmes plutôt concentrés sur un sujet. »
Sous couvert d’une « urgence » que la réalité chiffrée a du mal à confirmer, le chef de l’État a fini par céder aux pressions qui s’exercent sur lui depuis son élection. Il l’a fait à sa manière, en prenant soin d’éviter les caricatures utilisées par Nicolas Sarkozy ou Manuel Valls en leur temps, mais il l’a tout de même fait. Celui qui avait dépollué la campagne de 2017 des crispations identitaires a choisi d’inscrire à l’agenda les obsessions de ses anciens adversaires. C’est un choix politique et délibéré, qui n’augure rien de bon pour la suite.
En braquant la lumière sur l’islamisme, Emmanuel Macron a ouvert la voie à de longs débats, dont l’expérience prouve qu’ils ont toutes les chances de s’enflammer, pour ne bénéficier in fine qu’à ceux qui en font leur beurre depuis fort longtemps. Comme ses prédécesseurs avant lui, le président de la République avait déjà indiqué vouloir « dépasser les clivages et les tabous » sur ces sujets. « Je veux qu’il n’y ait aucune confusion ni aucun amalgame », a-t-il répété, dénonçant « le piège […] tendu par les polémistes et par les extrêmes qui consisterait à stigmatiser tous les musulmans ».
Mais dans les faits, c’est déjà trop tard, comme l’ont prouvé les réactions à son discours des élus du Rassemblement national (RN) et de plusieurs figures de Les Républicains (LR), qui ont tous profité de l’occasion pour sombrer dans la surenchère. « Pas un mot sur l’immigration massive qui est le terreau du communautarisme, […] pas un mot sur la réforme nécessaire du code de la nationalité afin de priver les séparatistes de la nationalité française… », a notamment regretté la présidente du RN Marine Le Pen. « Prétendre lutter contre l’islamisme sans parler d’immigration, c’est gérer les conséquences sans traiter les causes », a également commenté le chef de file des sénateurs LR Bruno Retailleau.
Ellen Salvi