« L’usage des tribunaux à des fins politiques par le gouvernement de Jeanine Áñez [présidente par intérim] traduit son hypocrisie quant à sa volonté de rétablir la démocratie en Bolivie, commente Denis Langlois, spécialiste de la Bolivie à l’Université d’Ottawa. Le pouvoir est revenu aux mains de l’oligarchie opposée à Morales depuis 2005. Il s’agit de ceux qui ont combattu le projet de refondation de la constitution du pays. » Et les abus de pouvoir se poursuivent pour mener à terme ce projet, selon lui.
Dans un rapport de 47 pages, dévoilé la semaine dernière, Human Rights Watch estime que Jeanine Áñez a manqué sa chance de « rompre avec le passé » en assurant la pleine indépendance de la justice.
« Au lieu de cela, son gouvernement a publiquement fait pression sur les procureurs et les juges pour qu’ils poursuivent ses intérêts, ce qui a conduit à des enquêtes criminelles sur plus de 100 personnes liées au gouvernement Morales et à des partisans de Morales pour sédition ou terrorisme présumés », peut-on lire.
Mme Áñez a accédé au pouvoir après le départ précipité de l’ex-président en octobre 2019, après la réélection de celui-ci pour un quatrième mandat. Le scrutin a été qualifié de frauduleux par les opposants de Morales. Le gouvernement actuel, censé organiser la transition vers un nouveau scrutin, agit comme un gouvernement élu depuis son arrivée au pouvoir.
D’autres politiciens font l’objet d’enquêtes pénales « pour appartenance présumée à une organisation criminelle » ou « manquement au devoir ». « Beaucoup de ces cas semblent être politiquement motivés », poursuit Human Rights Watch, qui a rencontré plus 90 personnes sur le terrain en février dernier et a épluché des dizaines de dossiers judiciaires.
« Nous sommes face à une dictature brutale d’extrême droite », résume en entrevue au Devoir le sociologue Gabriel Hetland, spécialiste des pays d’Amérique latine qui enseigne à l’Université d’Albany, aux États-Unis « Ce régime a assassiné plusieurs dizaines de manifestants pacifiques et de civils innocents. Il attaque systématiquement des opposants politiques de l’ancien parti au pouvoir, le MAS, et a pris des mesures judiciaires pour empêcher les candidats de ce parti, y compris le favori dans la course présidentielle, Luis Arce, de se présenter. »
Un sondage du réseau de télévision privé bolivien Unitel, diffusé le 6 septembre dernier, accorde 26,2 % des intentions de vote au candidat du MAS, loin devant le candidat modéré de centre droit, Carlos Mesa (17,1 %), et Jeanine Áñez (10,4 %), représentante de l’extrême droite dans la course à sa propre succession.
Le premier tour du scrutin présidentiel doit se tenir le 18 octobre prochain. Il a été reporté quatre fois depuis le 3 mai dernier, en raison de la pandémie de COVID-19, qui frappe durement le pays.
« Nous sommes face à une dictature brutale d’extrême droite »— Gabriel Hetland
Plus de 7000 Boliviens ont été emportés par le coronavirus, selon les données de l’Université Johns Hopkins. Le gouvernement de la Bolivie pourrait toutefois avoir sous-évalué ce bilan. Le pays est en tête de liste des États où la maladie est la plus mortelle, au côté de la Belgique, du Pérou, de l’Espagne et du Chili. Elle y a fait 63 morts par tranche de 100 000 habitants, contre 59 pour 100 000 aux États-Unis.
« La crise sanitaire en Bolivie est comparable à celle qui prévaut au Brésil, son voisin, dit Denis Langlois. Elle a été utilisée par le gouvernement de transition pour se maintenir au pouvoir en prétendant “privilégier la santé sur les élections” Or, cette gestion clientéliste de la crise a également permis au MAS de reprendre l’initiative électorale, ce dont témoignent les sondages. »
N’empêche, la Bolivie est entrée dans une des périodes les plus instables depuis 30 ans, et ce, avec un climat politique profondément divisé qui laisse peu de chance à une victoire du MAS au premier tour.
« La plupart des autres candidats ont démontré leur opposition historique au processus de refondation constitutionnelle, voire une opposition parfois raciste et violente, dit M. Langlois. La majorité de ces candidatures réfutent aussi les avancées de la société politique bolivienne depuis 2005 [sous Evo Morales]. Dans les circonstances, le jeu des alliances vers un deuxième tour électoral pourrait mettre sérieusement en danger la perspective d’une démocratie pluraliste en Bolivie, celle d’une société politique où la pluralité ne serait acceptée que du bout des lèvres et serait battue en brèche dans les faits. »
Pour M. Hetland, une victoire de Carlos Mesa reste le meilleur scénario, puisqu’il pourrait apaiser les tensions politiques et permettre une transition moins chaotique vers un nouveau scrutin. « Il est beaucoup plus attaché aux normes démocratiques, et beaucoup moins à droite, qu’Áñez », conclut-il.
Fabien Deglise
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