Porte de Vincennes, Paris, vendredi 9 janvier, 13 h 27.
L’opératrice du 17 prend l’appel. Une caissière au bout du fil.
« S’il vous plaît, il y a une prise d’otages…
— Oui, on est au courant. Est-ce que vous avez vu quelque chose ?
— Je suis avec le monsieur, là. Je suis dans le magasin… Il m’a demandé de vous appeler.
— Passez-le-moi !
— Allô ?! Oui, allô, c’est moi qui fais la prise d’otages.
— Qu’est-ce que vous voulez, monsieur ? Je vous écoute, je suis à votre écoute.
— Vous savez vraiment tout ce que je veux. VOUS SAVEZ TRÈS BIEN QUI JE SUIS. »
Le preneur d’otages raccroche.
Un peu plus tôt, la préfecture de police a diffusé un appel à témoins visant Hayat Boumeddiene et Amedy Coulibaly, « personnes susceptibles d’être armées et dangereuses », recherchées dans le cadre « de l’homicide volontaire en relation avec une entreprise terroriste » de Montrouge. La France découvre le teint pâle, le regard vide, les cheveux ébouriffés de la compagne de Coulibaly et prend conscience qu’une femme peut être mêlée à la vague d’attentats en cours.
Au même moment, peu après 13 heures, un homme emmitouflé dans une doudoune noire avec une capuche cerclée de fourrure déambule sur le trottoir qui longe l’Hyper Cacher. Il installe une caméra GoPro sur son ventre. L’homme de couleur s’immobilise devant l’entrée. La porte coulisse et reste ouverte, car l’individu ne bouge plus. Il finit par déposer sur le bitume le sac de sport qu’il portait en bandoulière, fouille à l’intérieur, écarte une première Kalachnikov pour mieux se saisir d’une seconde. Il repose le chargeur incurvé contre sa cuisse, l’index de sa main droite se porte sur la queue de détente tandis que sa main gauche rabat le sac de sport qu’il épaule. Ainsi équipé, Amedy Coulibaly se redresse et fait face à l’Hyper Cacher.
Trente-cinq personnes s’entassent dans l’épicerie juive qui s’apprête à fermer ses portes à quelques heures du shabbat. Le tueur de la policière municipale de Montrouge le sait, il a vérifié sur Internet les horaires d’ouverture de l’établissement. Toujours sur le Net, il s’est également renseigné concernant trois restaurants casher parisiens.
Dans son sac de sport, au milieu de tee-shirts, de caleçons et de keffiehs : un Taser et ses deux piles d’alimentation, vingt bâtons de dynamite, deux pistolets automatiques et près de cent vingt cartouches de 7,62 – le calibre de ses fusils d’assaut et de ses armes de poing. Sur lui, outre 2 675 euros en liquide dans ses poches, il porte un gilet pare-balles ; sur son flanc gauche reposent un holster et une cartouchière dûment remplie de chargeurs de pistolet ; sur son flanc droit, une cartouchière dûment remplie de chargeurs de Kalachnikov ; un couteau Smith & Wesson dans son étui s’accroche à sa ceinture. Amedy Coulibaly entend frapper la communauté juive. Il dirige le canon de son fusil-mitrailleur vers l’intérieur du magasin et presse une première fois la détente.
Au niveau des surgelés, Brigitte interroge un employé, elle veut faire une raclette. Serge, son conjoint, s’épanche côté charcuterie. Patrice, le nouveau gérant – depuis trois jours –, s’affaire au rayon chips. Zarie officie à la caisse. Une kippa sur la tête, le manutentionnaire Yohan Cohen, âgé de 20 ans, range les Caddies à gauche de l’entrée du magasin. Quelque chose attire son attention à l’extérieur. Il tourne la tête. Une détonation. Yohan Cohen s’accroche à la barre métallique qui délimite l’emplacement des chariots, tombe sur les fesses et hurle de douleur. Une balle a perforé sa joue.
Amedy Coulibaly fait son entrée dans l’Hyper Cacher.
« Restez tous ici ! Personne ne bouge ! Personne ne bouge ! »
Le tueur à la capuche cerclée de fourrure s’interrompt. Il trifouille sa Kalachnikov, actionne la culasse à plusieurs reprises. Il parvient à loger une nouvelle balle, cette fois dans le ventre de Yohan Cohen, qui implore son employeur : « Patrice, au secours, ça fait mal… » Puis le terroriste emprunte l’allée centrale du magasin, y dépose son sac de sport. Il change d’AK-47. Un client en profite et s’enfuit dehors, suivi de près par Patrice, le gérant. Coulibaly s’en aperçoit et, avec sa nouvelle arme, tire dans le dos du patron de la supérette, ne l’atteignant qu’au bras. Patrice court jusqu’au périphérique, situé à une cinquantaine de mètres. À l’intérieur de son magasin, la panique s’empare des clients, qui refluent vers l’arrière de la boutique. Énervé d’avoir raté sa cible en mouvement, le tueur se retourne vers sa première victime à terre.
« Arrête ! Arrête, s’il te plaît ! S’il te plaît, s’il te plaît… », souffle Yohan Cohen.
Le tueur fait une nouvelle fois feu avant de s’en retourner à son sac de sport. Il échange encore les Kalachnikovs et parvient tant bien que mal à recharger la première, abandonnant la seconde sur une caisse.
« Hé ! Venez tous ici ! Ou sinon, j’les tue tous ! », crie-t-il en direction de l’arrière du magasin.
Amedy Coulibaly s’enfonce dans les allées de l’Hyper Cacher. Il passe devant une cliente allongée à côté de son Caddie rempli de courses. Il repousse ledit chariot et découvre, le long d’une gondole, un homme face contre terre. Il l’empoigne par la capuche et le traîne vers les caisses. Le temps du court trajet, sa proie est courbée en deux et garde les yeux rivés vers le sol.
« Tu t’appelles comment ?
— Philippe.
— Philippe comment ?
— Philippe Braham. »
À l’énoncé de cette identité, le tueur relève la capuche avant d’exécuter le cadre informatique âgé de 45 ans d’une balle dans la tempe. Puis il se tourne vers les caisses, sous lesquelles se cachent deux caissières et une cliente. Zarie bouge un pied. « T’es pas encore morte ? », s’étonne-t-il. Il lui tire dessus, mais la loupe.
« Levez-vous ! Levez-vous ou j’vais vous allumer ! Allez, venez au fond ! » Amedy Coulibaly regroupe ses otages au rayon nouilles. À Andréa, la seconde caissière, il demande : « Viens fermer la porte ! Elle est où, la clef ? » Comme Andréa ne sait pas, Zarie propose ses services, tout en l’implorant d’arrêter de tuer des gens.
« Qui a la clef ?
— Le directeur », lui répond Zarie.
Il manque du monde. Certains se sont réfugiés dans la réserve au sous-sol. « Va me le ramener ! Va en bas ! Appelle le directeur ! » Il prévient la caissière que, à leur retour du sous-sol, il faudra être calme, sinon : « Un geste brusque, un truc, je tue les deux femmes. » Et pas question pour le gérant de se défiler. « Dis-lui qu’il a intérêt à venir, s’il veut pas que je tue des femmes ! » Les salariées et le tueur ignorent que Patrice est un des deux hommes à avoir réussi à prendre la fuite. En attendant, Coulibaly obstrue la porte de secours avec un chariot rempli de courses.
Depuis le sous-sol, Zarie prévient que le directeur n’est plus là. Amedy s’énerve. « Y’a personne d’autre qu’a les clefs, y’a pas de double ? Ramène-moi les clefs ou fais ce que tu veux ! Je veux personne en bas ! Je veux personne en bas ! » Tandis que Zarie finit par remonter avec un jeu de clefs, Coulibaly interpelle une femme vêtue d’un long manteau marron et d’une écharpe en fourrure.
« Madame ! Oh !
— Oui, monsieur.
— [Inaudible.]
— Excusez-moi, vous voulez quoi ?
— Comment, je veux quoi ? Vous n’avez pas entendu parler ces derniers jours, là ? Vous n’avez pas compris, hein ?! Vous êtes de quelle origine ?
— Euh, juive…
— Et, bah voilà, vous savez pourquoi je suis là alors ! Allahû akbar ! »
Amedy Coulibaly ordonne à la caissière de fermer la porte. La cliente au long manteau marron essaye de l’apitoyer et d’obtenir un bon de sortie.
« J’ai mon bébé dans la voiture…
— Tu veux quoi ? Tu veux l’ramener ici ?
— Elle ne peut pas rester dans la voiture…
— Elle ne va pas rester dans la voiture, ils vont venir, la police, ils vont le prendre ! Toi, tu restes là ! »
Le preneur d’otages veut que la porte vitrée soit fermée et le rideau de fer baissé. Paniquée, Zarie se trompe. Elle abaisse le rideau de fer sans fermer les portes, elle est obligée de s’y reprendre. Le rideau de fer remonte. La cliente au long manteau marron tente encore d’attendrir Coulibaly. En vain.
« Il n’y a pas de s’il vous plaît ! », lui rétorque-t-il.
« J’ai tué une femme ? Est-ce que j’ai tué une femme ? »
Le rideau de fer s’abaisse de nouveau quand François Saada se présente à l’entrée du magasin. Il désire acheter le hallah, le pain que l’on partage à shabbat. Zarie l’éconduit, mais le sexagénaire insiste et s’engouffre à l’intérieur. Il compte bien se rendre au rayon boulangerie, c’est l’affaire d’une minute, tout au plus. En apercevant l’homme armé, François Saada fait demi-tour. Le rideau de fer est encore à mi-hauteur, le retraité n’a plus qu’à faire deux pas pour rejoindre la rue... Il s’affaisse. Amedy Coulibaly l’a abattu d’une balle dans le dos.
« Allez, vas-y ! Vas-y, ferme ! », insiste le tueur à l’attention de la caissière.
Le sac de courses de la victime gît sur le bitume, le corps à l’entrée du magasin. Le terroriste traîne le cadavre à l’intérieur pour ne pas gêner la fermeture du rideau de fer.
La femme au long manteau marron se lamente.
« Ma fille, elle est toute seule…
— Ouais, votre fille, elle est toute seule. Votre fille est toute seule, c’est ça… Allahû akbar ! J’ai tué une femme ? Est-ce que j’ai tué une femme ? Je les laisse pas partir ! Je n’ai pas tué de femmes pour le moment ! Pour l’moment, je ne suis pas comme vous ! Vous tuez des femmes et des enfants partout ! Vous l’savez très bien, arrêtez de faire vos…
— [Inaudible.]
— Hein ?! Vous ne le savez ou pas ?
— [Inaudible.] On est des familles… rien faire…
— Vous ne faites rien ?! Vous financez pas ? Mais qu’est-ce que vous racontez enfin ? »
Amedy Coulibaly pose sa Kalachnikov sur une palette de sacs de farine, il enlève sa doudoune noire et enfile un gilet tactique par-dessus son gilet pare-balles. Youhab Hattab, le fils du grand rabbin de Tunis, remonte de la réserve avec un premier flot des retranchés du sous-sol. Le jeune homme âgé de 21 ans avise le fusil d’assaut sur la palette. Il s’engage dans une allée en réfléchissant, fait demi-tour, passe devant Coulibaly et se rue sur l’arme de guerre.
Il tire sur le terroriste, mais rien ne se passe. La Kalachnikov s’est encore enrayée. Amedy Coulibaly se saisit d’un de ses pistolets automatiques et riposte. Youhab Hattab est tué de deux balles dans le crâne. Pour finir, Amedy Coulibaly administre un coup de pied au visage du mort. Le terroriste s’adresse à ceux autour de lui : « Il a voulu jouer au con, voilà ce qu’il lui arrive ! »
Sa leçon faite, il réclame les téléphones portables et les cartes d’identité des survivants, qui doivent les disposer dans un carton. Les otages obtempèrent, puis se blottissent le long d’un rayon, entre bouteilles d’alcool et sachets de pistaches. Amedy demande de nouveau à Zarie, la caissière, de s’assurer qu’il n’y a plus personne au sous-sol.
*
Le magasinier malien Lassana Bathily remise le surplus de surgelés livrés en fin de matinée dans la chambre froide lorsque retentissent les premiers coups de feu. Ce musulman voit débouler une quinzaine de personnes, clients et collègues, au sous-sol. Ils crient : « Ils sont là ! Ils sont là ! » Une partie s’enferme dans la chambre froide. L’autre dans la chambre de congélation, que Lassana prend soin d’éteindre avant de s’y engouffrer. La chaîne du froid est interrompue, mais il fait encore frisquet.
Depuis l’intérieur des chambres, on perçoit le bruit de plusieurs détonations, une cliente fait un malaise et tombe dans les bras d’Illan, qui s’occupe de son fils âgé de 3 ans. Un retraité casse le manche d’un balai, dans l’espoir de se défendre face au tueur aux deux Kalachnikovs. Une dizaine de minutes s’écoulent, aucun assassin ne descend.
Illan ouvre la porte pour évaluer la situation et communiquer avec ceux de la chambre de congélation. Des pas résonnent dans l’escalier en métal. C’est Zarie, la caissière, à la recherche de Patrice, le gérant de l’Hyper Cacher, et de ses clefs commandant la fermeture des portes vitrées et du rideau de fer. D’après elle, il faut remonter, sinon il tuera tout le monde. On se regarde, on discute. Seulement trois personnes, dont le malheureux Youhab Hattab, obéissent. Les autres retournent dans leurs chambres froide et de congélation. Le directeur adjoint de l’Hyper Cacher préfère aussi rester en bas, mais, au moins, il donne son double des clefs à la caissière.
Chacun, dans les salles réfrigérées, se prépare à l’assaut du tueur. Illan et un autre client se disposent des deux côtés de la porte, armés d’une bouteille de verre. Le père a confié son fils aux deux femmes encore présentes, qui se cachent derrière des cartons. Dans la chambre de congélation, qu’ils ont réussi à fermer de l’intérieur, sept personnes se calfeutrent avec des cartons disposés devant la porte et placent leur salut dans les conversations qu’ils parviennent à mener avec la police à l’aide de leurs portables. Une mère enserre son nourrisson de 10 mois.
Lassana Bathily a choisi d’emprunter le monte-charge et de s’échapper, comme trois autres otages au début de l’attaque, par la porte de secours dans un réduit à l’arrière du magasin. Ses compagnons d’infortune ne le suivent pas, ils craignent que le monte-charge ne fasse trop de bruit et n’alerte le preneur d’otages. Lassana tente seul sa chance. En sortant dans la rue, le jeune Malien se met à courir. Surpris de l’irruption de cet homme noir, les policiers le plaquent au sol. Lassana Bathily a beau expliquer qu’il n’est qu’un employé de l’Hyper Cacher, il est menotté. Bien plus tard, il sera récompensé pour son courage et se verra offrir la nationalité française.
Entre-temps, Zarie est redescendue. Cette fois, elle persuade Illan, Brigitte et Serge, le couple qui voulait faire une raclette, d’obéir à l’injonction de Coulibaly. L’autre femme qui se trouvait avec eux dans la chambre froide se réfugie dans les toilettes, éteint les lumières et s’allonge en boule autour de la cuvette, dans l’espoir que, si le tueur devait faire feu, il tirerait à hauteur d’homme. Derrière la porte de la chambre de congélation, nul ne répond aux appels de la caissière. Alors Zarie promet aux silencieux : « Laissez tomber, on dira qu’il n’y a personne. »
Serge, qui ouvre le convoi de ceux qui retournent auprès du tueur, peine à ouvrir la porte en haut de l’escalier : le cadavre de Youhab Hattab est en travers du chemin. Amedy Coulibaly fait s’asseoir les nouveaux arrivants sur des Caddies renversés, au milieu de la quinzaine d’otages prenant déjà leur mal en patience le long du rayon alcool/gâteaux apéritifs. Il ordonne à un vieil employé de l’Hyper Cacher de condamner avec des chariots et des palettes la porte de secours – celle empruntée dix minutes plus tôt par Lassana Bathily –, et à un client d’arracher les fils des treize caméras de vidéosurveillance installées au plafond.
Le terroriste s’occupe de sa communication. Il fait appeler le 17 par une caissière. Il sort son ordinateur, s’installe dans le bureau au fond du magasin. Il veut télécharger le logiciel de traitement d’images Adobe Flash Player afin de suivre les informations, mais ne parvient pas à se connecter à Internet. Il s’agace, demande si quelqu’un a des connaissances en informatique. Serge se porte volontaire. L’otage lui fait les raccordements nécessaires. Ravi, Amedy se branche simultanément sur BFMTV, i-Télé et France 24. Il a retiré de sa poitrine sa caméra GoPro et cherche à envoyer à un complice les données de sa carte mémoire via un site de transfert.
En attendant, il retourne auprès de ses otages, exhibe les bâtons de dynamite et précise : « Ça, c’est pour vous ! » Il sort de son sac des paquets de cartouches et réapprovisionne les chargeurs de ses armes. Des munitions se renversent, certains otages l’aident à les ramasser.
Une des quatre victimes agonise encore dans une mare de sang. Le tueur regarde ses otages, leur demande s’ils veulent qu’il l’achève. Ils refusent. Au bout de quelques minutes, les râles cessent. L’homme a fini par mourir.
Le temps passe et le terroriste noue un dialogue avec les dix-sept otages. Il veut connaître leur identité, leur religion, leur profession. Lorsque Marie lui expose être catholique, il est surpris de sa présence dans l’Hyper Cacher. Quand Paulette, native du Vietnam, lui déclare être à la fois bouddhiste et catholique, il s’en étonne : « Ah, ben, ça, c’est marrant ! » La septuagénaire en profite pour lui demander si elle peut appeler son mari. Le tueur sourit.
« Et qu’est-ce que tu vas lui dire ? Que tu es prise en otage ?
— Non, juste que je suis en retard.
— Tu rigoles ? »
Les théories du complot du tueur
Paulette racontera avoir été « frappée par sa double personnalité, […] il avait l’air humain, je le trouvais presque sympa alors qu’il avait tué des gens froidement ». Amedy Coulibaly se présente à son tour, donne son âge, se déclare malien et musulman. Il revendique le meurtre de la policière municipale – « Montrouge, c’est moi ! » – et l’amitié des deux frères qui ont perpétré l’attentat de Charlie Hebdo. Les attaques avaient été coordonnées, même si, aujourd’hui, il a dû « accélérer les choses », car la police l’avait repéré.
Il explique les raisons de son acte. Il se justifie en disant qu’en Irak, en Syrie, les bons musulmans sont opprimés et tués. Il évoque aussi la Palestine. Tant que le monde et la France persécuteront ses frères, découvriront ses sœurs, lui et son groupe continueront à combattre les mécréants, à vouloir tuer « tous les croisés, tous les juifs et tous les infidèles ».
Il se revendique de l’État islamique, mais aussi d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), l’organisation terroriste qui avait pris le pouvoir dans son pays d’origine, le Mali, avant l’intervention de l’armée française. Face à ceux qu’il terrorise, il s’emploie à les convaincre qu’on leur ment et que lui détient la vérité.
« Moi, ce que je vous dis, à chaque fois, EUX, ils essayent de vous faire croire […]. Il y avait zéro mort… [Les djihadistes d’AQMI] ont tué cent ou deux cents personnes, c’est des militaires… Il n’y a eu aucune exaction au Mali, zéro ! […] Moi je vous le dis à vous, vous n’êtes pas très au courant de ce qui se passe. Mais c’est bientôt fini. Des comme moi vont venir et il y en aura de plus en plus et ils vont être de plus en plus des terroristes… Et EUX, ils ne veulent pas s’en rendre compte. […] Vous LEUR direz bien qu’ils arrêtent, qu’ils arrêtent d’attaquer l’État islamique, qu’ils arrêtent de dévoiler nos femmes, qu’ils arrêtent de mettre nos frères en prison pour rien du tout…
— Mais, nous, on est des civils, tente de le contredire un otage.
— Heu donc… Où j’en étais, là ? C’est vous qui avez élu votre gouvernement, et votre gouvernement, ils vous ont jamais caché que vous alliez faire la guerre au Mali ou ailleurs… Deuxièmement, c’est vous qui les financez parce que vous payez les taxes.
— Parce qu’on est obligés…
— Hein ? Vous n’êtes pas obligés ! Moi, je ne paye pas mes impôts ! Moi ! […] ILS arrivent à s’unir pour élire un président. Eh bien, faites la même chose en vous unissant, en faisant des manifestations, et dites : “Laissez les musulmans tranquilles !” Pourquoi vous le faites pas ? […] ILS tuent des civils dans notre pays. […] Falloujah ! En Irak, tu sais, Falloujah… Tu sais qu’ils ont décimé la ville et ils ont mis du… Comment ça s’appelle ? Du phosphore blanc ! Du phosphore blanc, tout ça ! ILS ont tué tout le monde là-bas, il n’y a plus que des enfants handicapés. C’est la démocratie, ça ? […] On va reprendre la France, la terre de l’est à l’ouest… Comme il a dit. Ça, c’est quelqu’un que vous connaissez, vous. Oussama Ben Laden, vous connaissez ? […] C’est pour ça qu’ILS te le disent pas, c’est pour ça qu’ILS te bâillonnent, ILS ne veulent pas les laisser parler, c’est pour ça que vous, vous avez une vision erronée. Vous n’avez qu’un seul côté à regarder… Vous vous informez que sur BFM, i-Télé, France 24… Vous ne regardez pas l’autre côté… Vous ne savez pas que l’État islamique ou les autres trucs, ils ont des chaînes, ils expliquent tout, tout, tout… Pourquoi ils font ça, pourquoi il y a eu ça, comment ça s’est passé, jamais vous le verrez, ça… »
Vidéo posthume d’Amedy Coulibaly revendiquant son attaque. © DR Vidéo posthume d’Amedy Coulibaly revendiquant son attaque. © DR
Amedy Coulibaly envisage la fin de sa prise d’otages. D’après Illan, « tomber sous les balles ennemies était pour lui une récompense. Il était clair que l’issue serait fatale et il en était fier ». Une autre cliente rapportera que « son credo, c’était de combattre la police et de devenir un héros en mourant par cette fin. Il semblait vraiment désireux que ce qu’il faisait soit médiatisé ».
Avant d’en arriver là, le terroriste se doute que la police va faire durer le plaisir afin de le fatiguer. Il conseille d’aller chercher des matelas, de s’alimenter. Débute le va-et-vient des otages qui vont dans les rayons, qui pour prendre une boisson, qui une simple sucrerie. Personne n’a très faim. Effrayé, l’enfant âgé de 3 ans vomit sa collation. Coulibaly s’en inquiète, autorise à aller prendre de quoi nettoyer et fait mine de cacher ses armes devant le petit.
Le tueur a envoyé un client du magasin lui chercher du pain de mie et de la mayonnaise. Il se sert de la dinde fumée casher et se confectionne un sandwich. Après quoi, Amedy Coulibaly part s’isoler dans le bureau, où les images de sa GoPro sont en cours de téléchargement. Il s’agenouille, ses deux Kalachnikovs déposées à côté de lui, un de ses pistolets automatiques à la ceinture. Il fait sa prière.
*
Dammartin-en-Goële, vendredi 9 janvier, 14 h 03.
Un correspondant non identifié appelle la société CTD. Le répondeur se déclenche avant que l’un des frères Kouachi ne décroche : « C’est Saïd ! Oui, c’est moi… Ça va ? Hamdoulah ! [Rires] Zarma, c’est la guerre ! »
Amedy Coulibaly aurait-il appelé les tueurs de Charlie Hebdo ? Au même moment, le preneur d’otages de la porte de Vincennes passe un appel téléphonique, selon les témoignages des otages et les images des caméras de surveillance. Un des clients de l’Hyper Cacher racontera une discussion « tendue », au cours de l’après-midi, entre Coulibaly et un interlocuteur, le premier disant au second : « Arrête de me prendre la tête ! Je sais ce que j’ai à faire. »
*
Porte de Vincennes, Paris, vendredi 9 janvier, 15 h 10.
Heurté que les bandeaux d’information en continu n’indiquent pas le nombre de gens qu’il a tués, Amedy Coulibaly appelle de lui-même BFMTV.
« Monsieur Coulibaly Amedy.
— Vous vous trouvez dans l’épicerie ?
— Oui. […] Maintenant vous voulez des informations pour votre chaîne ou pas ? Je suis là premièrement parce que l’État français a attaqué l’État islamique, le califat.
— Est-ce que vous avez reçu des instructions pour mener cette… cette opération ?
— Oui.
— De qui ?
— De la part du calife.
— Est-ce que vous êtes en lien avec les deux frères qui ont fait l’opération à Charlie Hebdo ?
— Oui, on s’est synchronisés pour faire les opérations […].
— Vous vous êtes synchronisés de quelle manière, c’est-à-dire est-ce qu’il y a encore d’autres événements qui sont prévus ? Vous avez un scénario ensemble que vous déroulez ?
— Non, on s’est juste synchronisés pour le départ. Ça veut dire quand ils ont commencé Charlie Hebdo, moi j’ai commencé à faire les policiers.
— Aujourd’hui, vous êtes avec… C’est une action que vous avez menée avec une femme ? C’est votre compagne, c’est ça ?
— Non, je suis seul. Ma femme n’est pas là. »
Parce que Amedy Coulibaly a utilisé à l’intérieur de l’Hyper Cacher un téléphone enregistré au nom de son épouse, la police s’imagine, et les médias avec, que Hayat Boumeddiene participe à la prise d’otages. Dans la suite de la conversation, le terroriste communique sa revendication.
« Je demande que l’armée française se retire de tout, de l’État islamique en premier lieu, et de tous les endroits où elle est partie combattre l’islam !
— Quel est le groupe auquel vous app…
— L’État islamique.
— Jamais en Syrie ? Jamais en Irak ?
— J’ai évité parce que ça allait compromettre mes projets si je le faisais. […]
— Est-ce que vous avez visé ce magasin pour une raison particulière ?
— Oui.
— Laquelle ?
— Les juifs !
[…]
— Vous dites que vous êtes en lien avec les deux frères qui ont agi à Charlie Hebdo, est-ce qu’il y a d’autres… d’autres groupes, d’autres individus qui sont liés…
— Vous croyez que je vais vous dire ça ?! »
L’essentiel n’est plus là. […] Amedy Coulibaly vient de revendiquer son acte. Désormais, selon la doctrine djihadiste, il convient de mourir en martyr.
« Tu me fais sauter ? Je suis un combattant ! »
*
Dammartin-en-Goële, vendredi 9 janvier, 16 h 53.
Dix minutes auparavant, une ombre a entrouvert la porte de l’imprimerie. Et maintenant les frères Kouachi sortent, les armes à la main. En théorie, les policiers devaient prendre d’assaut l’épicerie parisienne et seulement après les gendarmes libérer l’imprimerie seine-et-marnaise. Amedy Coulibaly a été clair : il tuera « tout le monde » si l’on attaque ses amis, Chérif et Saïd. Priorité doit être donnée à la vingtaine d’otages de la Porte de Vincennes, a tranché le président de la République. Ça, c’était la théorie.
Dans la zone industrielle de Dammartin-en-Goële, les tueurs de Charlie Hebdo chargent, rafalent à tout-va et bousculent les plans établis. Chérif et Saïd croisent leurs trajectoires. Ils font feu à droite, à gauche. Ils se couvrent mutuellement. Les militaires du GIGN répliquent. Il pleut du plomb. Les fenêtres explosent, la baie vitrée s’éparpille, les structures métalliques se tordent.
À l’intérieur de l’imprimerie, les balles s’égaient, se perdent dans les faux plafonds, ricochent sur les murs, décrochent les cadres photo, massacrent les affiches publicitaires. Face à des cibles en perpétuel mouvement, les tireurs d’élite de la gendarmerie ont du mal à ajuster la mire. Les Kouachi aussi. Leurs projectiles balistiques perforent les jantes des véhicules, assassinent la boîte à lettres, abîment les nuages. Mais les frères terroristes poursuivent leur voie sur le chemin du martyre. Des balles lacèrent leurs chairs. Ils tombent, se relèvent, continuent à avancer. Allahû akbar !
[…] Sur le parking visiteurs, face à l’entrée de l’imprimerie, les Kouachi se trouvent au contact d’une colonne d’assaut du GIGN. Après deux minutes de scène de guerre, à l’issue desquelles seront retrouvés plus de cent trente douilles et fragments de projectiles, ils sont abattus en « corps-à-corps ».
Sept projectiles transpercent Saïd. Un tir arrache l’index de sa main droite et sa montre-bracelet. Mais c’est une balle dans la tempe qui fracture son crâne. L’aîné des Kouachi s’affale sur le ventre en bordure du parking.
Treize projectiles atteignent Chérif à la tête, au torse et aux hanches. Lors de son autopsie, le médecin notera que les causes de son décès sont « multiples ». Ces causes, de calibre 5,56 OTAN – la munition standard des forces armées de l’alliance nord-atlantique –, le renversent sur le dos. Son corps repose à cheval sur deux places de voiture.
*
Porte de Vincennes, Paris, vendredi 9 janvier, 17 h 12.
Les Kouachi sont morts et, bientôt, la télévision va l’annoncer et Amedy Coulibaly l’apprendre. Il n’y a plus le choix. Il faut le surprendre, ne pas lui laisser le temps d’exécuter sa menace et ses otages. Tandis que Pascal, le négociateur de la BRI, parlemente encore avec le terroriste par téléphone, ses supérieurs lui font signe de faire durer la conversation afin de détourner son attention de ce qui se trame.
À l’intérieur de l’Hyper Cacher, les otages devinent des ombres longer la vitrine. À l’arrière de la supérette, des cliquetis métalliques brisent la monotonie du silence. Les artificiers du RAID ont placé leurs charges. Les explosifs font leur office : ils explosent. Une fois, deux fois. Du côté de la porte de secours où se pressent les hommes de la BRI. Ceux du RAID s’entassent devant la porte d’entrée. Amedy Coulibaly ne sait plus où donner de la tête. Il court, fait des allers-retours désordonnés.
« Tu me fais sauter ? Je suis un combattant !, hurle-t-il au bout du fil à Pascal.
— Si tu es un combattant, viens nous combattre dehors », lui rétorque le négociateur de la BRI.
Le tueur de la policière municipale de Montrouge attend debout, le fusil d’assaut en joue en direction des hommes de l’antigang qui pénètrent par l’arrière du magasin. Ils sont bloqués par un barrage de sacs de farine et de sucre. Coulibaly fait feu. Pendant ce temps, le rideau métallique de la porte principale, inexorablement, se relève. À l’abri derrière son bouclier, un commando du RAID se précipite dans l’Hyper Cacher pour empêcher le terroriste de se mêler aux otages.
Au fond de la supérette, Amedy Coulibaly se tourne désormais vers la colonne du RAID qui se révèle au fur et à mesure que le rideau de fer remonte. Il rafale. Trente-neuf impacts apposent sur la porte coulissante en verre la marque du tueur. Un policier sent « le souffle de ses balles ». Le gardien de la paix riposte. Se cache. Riposte encore. Avant d’être assailli par, pense-t-il, une décharge électrique à la jambe droite. Du sang coule, il est touché.
Le policier recule à cloche-pied, un collègue le remplace en tête de colonne. L’assaut se poursuit. Dans une charge suicidaire, Amedy Coulibaly se rue vers l’entrée, là où se concentre le feu de l’ennemi. Cinq balles dans la tête, deux dans le torse, cinq dans le bras droit, autant dans le bras gauche, trois dans les jambes, mettent un terme à sa cavalcade.
Amedy Coulibaly s’effondre au seuil de la porte vitrée, où il a abattu d’une balle dans le dos François Saada, le client pressé d’acheter du pain. La tête du tueur tombe aux pieds du policier qu’il vient de blesser. Le commando relève sa cagoule pour mieux respirer, sa jambe tremble, ses collègues le tirent en arrière. Les dix-sept otages sont évacués dans la précipitation.
Les forces de l’ordre progressent dans l’établissement jusqu’au sous-sol, où se trouvent encore les sept clients retranchés dans la salle de congélation. Le nourrisson a froid, mais se porte bien. Les démineurs s’affairent, retirent les bâtons de dynamite, mèches lentes et détonateurs découverts dans le sac de sport. Ils n’étaient pas connectés.
Matthieu Suc