Il est 11 heures, 33 minutes et 47 secondes. Au deuxième étage de l’immeuble de bureaux situé au 10, rue Nicolas-Appert dans le XIe arrondissement de Paris, une porte blindée s’ouvre. Apparaît, dans l’entrebâillement, un sac à main. Derrière ce sac à main, Corinne Rey, dite « Coco ». Derrière Coco, une silhouette massive.
La dessinatrice est poussée à l’intérieur du bureau faisant office de hall d’entrée, où s’entassent des exemplaires de Charlie Hebdo. Dans le sillage de Coco, la silhouette se précise. Près d’un mètre quatre-vingts revêtu de noir, de la tête encagoulée aux pieds chaussés de Rangers. Un gilet tactique complète le tableau. La panoplie commando des forces d’intervention…
Mais l’homme masqué n’arbore pas de brassard « POLICE » à la manche. Surtout, il a en main un fusil d’assaut, dont le chargeur incurvé et le cylindre de récupération des gaz sont caractéristiques de la Kalachnikov. L’individu épaule son arme de guerre et marche en direction de Simon Fieschi.
Dans un renfoncement face à la porte d’entrée, le webmaster chargé de gérer le tombereau d’insultes adressées à la rédaction sur les réseaux sociaux est assis à son bureau, devant ses deux ordinateurs. Il entraperçoit sur le pas de la porte un second encagoulé. Lui aussi habillé de sombre, à l’exception d’un baudrier de couleur marron, rempli de chargeurs de Kalachnikov, qui lui ceinture le torse. La main droite sur la queue de détente de son fusil-mitrailleur, il pointe le canon en direction du sol. Maître de lui.
Les deux hommes n’ont jamais perdu leur calme. Même quand, quelques minutes plus tôt, ils se trompent d’adresse à trois reprises – ils pénètrent d’abord au 6, allée Verte, puis dans le bon immeuble, celui du 6-10, rue Nicolas-Appert, mais par la mauvaise entrée, celle qui dessert le 6. Là, ils braquent successivement les employés de deux entreprises situées au troisième étage, posant à chaque fois la même question – « Où est Charlie Hebdo ? » –, tirant un coup de feu pour accélérer la réponse dans les locaux de la seconde, avant de repartir en courant une fois leur erreur réalisée.
Dehors, l’un d’entre eux se présente à la loge du gardien, située sous un porche à l’extérieur du bâtiment, où s’affairent trois hommes.
« CHARLIE ?!
— … »
L’encagoulé fait feu. L’un des trois hommes s’agenouille : « On est de la maintenance !
— C’est où, Charlie Hebdo ?
— On ne sait pas, on vient d’arriver. On est de la maintenance ! »
L’encagoulé repart, répétant pour lui-même : « C’est où, Charlie Hebdo ?! » Dans la loge, le chef d’équipe de la Sodexo se retourne vers ses collègues et découvre l’un d’eux, Frédéric Boisseau, 42 ans, allongé dans une flaque de sang. L’agent qui, quelques instants auparavant, s’affairait sur l’ordinateur pour encoder les badges d’accès à l’immeuble implore désormais : « Je suis touché… Je vais crever… Appelle ma femme ! »
Déjà les tueurs reviennent. Ils empruntent cette fois le bon hall, celui qui dessert le n° 10 de la rue Nicolas-Appert. En passant devant la loge, ils balayent le bureau du canon d’une de leurs armes.
Tandis que le troisième agent de maintenance est sorti appeler les secours, le chef d’équipe traîne par les bras son collègue à l’agonie jusqu’aux toilettes au fond de la loge. Il s’y enferme et, une fois en sécurité, caresse la tête du mourant, essayant de le rassurer.
*
En proie à une envie de fumer une cigarette, la responsable des abonnements et Corinne Rey descendent les escaliers. Sur le point d’accéder au hall d’entrée de l’immeuble, la dessinatrice est hélée par son nom de plume. « Coco ! » Elle est facilement identifiable, avec ses grosses lunettes carrées et ses cheveux bouclés.
Les deux femmes se retournent. Face à elles, les tueurs. L’un d’eux saisit la dessinatrice par le cou et lui intime l’ordre de les suivre. La responsable des abonnements pousse un cri et esquisse un mouvement de recul qui la sort de la cage d’escalier. Le second tueur brandit son arme. « Toi, tu bouges pas ! » La porte coupe-feu du hall de l’immeuble se referme entre eux. Le tueur se détourne alors de sa cible et monte dans l’escalier rejoindre son complice et Coco, laquelle, paniquée, se trompe d’étage et les conduit au premier.
« Non, c’est pas là. Je me suis trompée.
— Pas de blague, sinon on te descend. »
Au deuxième étage, ils passent la porte coupe-feu de couleur orange et empruntent le couloir. L’un des tueurs réclame d’être conduit à Charb, le directeur de publication de l’hebdomadaire satirique, et prend le temps de revendiquer leur action en cours. « Nous sommes Al-Qaïda au Yémen. » Coco entend « Al-Qaïda de Rennes » et ne comprend pas, si ce n’est le danger dans lequel elle est.
Une enseigne blanche sur fond rouge au-dessus d’une porte indique : « ÉDITIONS ROTATIVE – ÉDITIONS LES ÉCHAPPÉS ». La porte est blindée et un code commande son ouverture. « C’est toi ou Charb ! », menacent les tueurs. Coco tape le code. « Vite, ouvre ! », la pressent-ils avant de pénétrer à sa suite et de croiser la route de Simon Fieschi.
Il est 11 heures, 33 minutes et 53 secondes. Se servant de Coco comme d’un bouclier, le tueur encagoulé n° 1 se dirige vers Simon Fieschi sur lequel il pointe toujours son arme. Il tire. Le tueur encagoulé n° 2 épaule à son tour son AK- 47, adosse la crosse contre sa poitrine et fait feu. Les deux balles des deux tueurs perforent les poumons du webmaster de 21 ans, qui s’effondre sur son flanc. Le tueur encagoulé n° 2 redirige son arme en direction du sol sans un regard pour sa victime. Le tueur encagoulé n° 1 poursuit sa route sur la gauche, dans un vestibule.
« Où est Charb ? »
Coco, tétanisée, pointe du doigt une nouvelle porte. Il est 11 heures, 34 minutes et 2 secondes, et le tueur encagoulé n° 1 s’invite dans la salle de réunion de Charlie Hebdo.
Sous le déluge de balles, le gâteau marbré vole en éclats
Comme tous les mercredis matin, c’est la conférence de rédaction, à laquelle participent un maximum de journalistes et de dessinateurs. Ce mercredi 7 janvier, parce que c’est jour de rentrée, la première conférence de rédaction de 2015, parce que c’est aussi l’anniversaire de Luz, le dessinateur, pas encore arrivé, Sigolène Vinson, la préposée aux chouquettes, a apporté un gâteau marbré de la boulangerie du coin.
Comme souvent, des invités sont présents. Michel Renaud est venu depuis Clermont-Ferrand rendre à Cabu des dessins empruntés pour un festival qu’il a fondé, le Rendez-vous du carnet de voyage. Épinglées au mur, parmi les unes se moquant de Marine Le Pen, du pape ou de Nicolas Sarkozy, celle du hors-série « Charia Hebdo », ce fameux numéro qui contenait des caricatures du prophète Mahomet qui avaient motivé l’incendie criminel ayant ravagé les anciens locaux de l’hebdomadaire, le 2 novembre 2011.
Depuis 2006 et la première polémique sur la publication de ces caricatures, le personnel de Charlie Hebdo s’est habitué aux menaces de mort. Charb, Riss et Luz ont été placés sous protection policière. Charb, seul, a conservé la sienne, son nom figure sur une liste de personnes à abattre publiée sur Internet par Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA), une filiale basée au Yémen de l’organisation terroriste fondée par Oussama Ben Laden.
Ce matin, Charb a fait part à l’amie qui a passé la nuit avec lui de son inquiétude à propos d’une voiture aux vitres teintées aperçue la veille dans sa rue plutôt piétonne. Deux jours plus tôt, il se demandait encore où en était l’évaluation policière de sa sécurité. Charb se sentait moins menacé, mais restait aux aguets.
La réunion touche à sa fin. Dans leur coin, le journaliste Fabrice Nicolino, l’économiste Bernard Maris et le dessinateur Tignous s’engueulent à propos des banlieues et des djihadistes. Le journaliste Philippe Lançon est sur le départ, il a enfilé son manteau, son bonnet et son sac à dos.
Deux détonations interrompent les débats. Les coups de feu qui ont séché Simon Fieschi. Quelqu’un demande si ce sont des pétards. Franck Brinsolaro, lui, a tout de suite compris. Le policier se lève. « Ne bougez pas ! » ordonne-t-il. Le gardien de la paix du service de la protection, chargé depuis août 2014 de la sécurité de Charb, dégaine son pistolet Glock 26 de calibre 9 mm. Arrivé à la porte, celui qui était auparavant en mission en Afghanistan hésite. Il l’ouvre et est abattu de trois balles dans le haut du torse.
Dos à la scène, le journaliste Laurent Léger se retourne et aperçoit le tueur encagoulé n° 1 surgir. L’assassin occupe tout l’espace dans l’embrasure de la porte. Il proclame « Allahou akbar » et fait feu.
« Où est Charb ? »
Laurent Léger s’est jeté sous un bureau. Caché à la vue du tueur, il voit des corps tomber en silence, assistant impuissant à la fin de Georges Wolinski. Cinq impacts ont eu raison du doyen des caricaturistes, âgé de 80 ans.
Avant chaque nouvelle détonation, le chroniqueur Philippe Lançon entend l’un des tueurs dire « Allahou akbar ». Il est couché sur le ventre et pense qu’il va mourir.
Fabrice Nicolino s’est caché sous une table. Des Rangers noirs passent à côté de lui. Le journaliste entend plusieurs coups de feu. Il a reçu une balle dans chaque jambe et peut-être une au ventre. Il ne sait plus. Il perd connaissance.
À terre, Riss voit tomber en sang Michel Renaud, l’invité de Clermont-Ferrand. Le dessinateur devine alors le tueur derrière lui. Il ne bouge pas. Le tueur encagoulé n° 1 lui tire dans le dos avant de s’éloigner vers une autre proie. Riss, toujours conscient, l’entend répéter :
« Charb, Charb, Charb, c’est lui ! »
Le tueur encagoulé n° 1 s’acharne sur l’ennemi public de l’organisation terroriste AQPA. Quatorze douilles de calibre 7,62 seront retrouvées à proximité de Stéphane Charbonnier, dit Charb. Sous sa tête et ses épaules, sept impacts de balles seront relevés dans le parquet. Celui qui, au-delà de son humour, incarnait de par sa fonction Charlie Hebdo venait de publier dans le numéro de ce jour un dessin titré Toujours pas d’attentats en France, dans lequel un djihadiste déclare : « Attendez ! On a jusqu’à la fin janvier pour présenter ses vœux. »
Bernard Maris, qui signait ses chroniques du pseudonyme d’Oncle Bernard et voulait nous préserver de « la fureur du capitalisme », est abattu d’une balle dans la tête.
De même que Jean Cabut, dit Cabu. Le père du Grand Duduche et de Mon beauf est assassiné à bout touchant.
De même que Bernard Verlhac, dit Tignous. Preuve de la soudaineté du carnage, la main du dessinateur irrévérencieux tient encore à la verticale un stylo.
De même qu’Elsa Cayat, la psychanalyste qui signait une chronique intitulée « Divan » dans l’hebdomadaire.
De même que Philippe Honoré, dit Honoré, auteur du dernier dessin tweeté par Charlie Hebdo, cinq minutes avant la tuerie. On y voit le calife de l’État islamique, Abou Bakr al-Baghdadi, présenter ses vœux : « Et surtout la santé ! »
Les AK-47 ont logé dans les corps des victimes leurs munitions au coup par coup, jamais par rafales. « Ça a donné l’impression qu’ils maîtrisaient tout, se souviendra Riss. Ils ont opéré sans aucune panique. Ça a quand même duré un certain temps, mais ils ont pris le temps dont ils avaient besoin. » Sous le déluge de balles, le gâteau marbré vole en éclats.
Puis vient le silence. Seulement troublé par le bruit des pas. « La démarche de ces individus était calme, posée, dira une éditrice. Ils marchaient doucement, ils ne couraient pas. »
Sigolène Vinson réussit à s’enfuir. Elle atteint le dernier bureau, celui sans issue, situé à l’opposé de l’entrée. Dans sa course, elle chute et rampe pour atteindre un illusoire refuge, la grande table de travail ovale dédiée aux maquettistes. L’un d’entre eux est déjà caché dessous.
Mustapha Ourrad, qui suivait de près Sigolène Vinson dans sa fuite, se prend les pieds dans ceux de la chroniqueuse judiciaire. Il s’effondre de tout son long. Il n’a pas le temps de se relever. Le tueur encagoulé n° 1 est sur ses pas. Il la fixe et se dirige vers elle.
Au passage, il loge une balle dans la tempe du correcteur kabyle qui, après des décennies de présence sur le territoire, venait d’obtenir la nationalité française, un mois plus tôt. Cet admirateur de l’écrivain égyptien Albert Cossery assassiné, le tueur encagoulé n° 1 repose son fusil-mitrailleur AK-47 dans sa main gauche.
De la droite, il désigne Sigolène Vinson, qui se terre sous la table. À plusieurs reprises, son avant-bras fait des va-et-vient de haut en bas. Il sermonne la chroniqueuse judiciaire. « N’aie pas peur. Calme-toi. Je ne te tuerai pas. Tu es une femme. On ne tue pas les femmes. Mais réfléchis à ce que tu fais. Ce que tu fais est mal. Je t’épargne, et puisque je t’épargne, tu liras le Coran. »
Il n’a pas remarqué le maquettiste qui se cache à côté d’elle. Pour l’accaparer, Sigolène Vinson acquiesce de la tête. Oui, elle lira le Coran. « Je l’ai regardé. Il avait de grands yeux noirs, un regard très doux », racontera-t-elle au Monde.
La cagoule d’où sortent ces « grands yeux doux » répète, à trois reprises, à son complice qui depuis l’accueil assure sa protection, couvrant tantôt la porte, tantôt le couloir : « On ne tue pas les femmes ! », oubliant que la psychanalyste Elsa Cayat gît dans la salle de rédaction.
« Laisse tomber, il est mort... »
Le tueur encagoulé n° 1 enjambe le cadavre de Mustapha Ourrad et s’en retourne vers l’entrée de Charlie Hebdo. L’index de sa main droite gantée se lève vers le ciel. « Allahou akbar ! C’est bon, on les a tous tués. On a vengé le Prophète ! »
Le tueur encagoulé n° 2 ouvre la porte au tueur encagoulé n° 1. Ils tiennent leurs Kalachnikov par la poignée, canons vers le sol. Après avoir tiré à trente-cinq reprises au moins et fait mouche quasiment à chaque fois, ils repartent, décontractés. La porte se referme. Il est 11 heures, 35 minutes et 36 secondes. L’exécution de dix personnes à l’intérieur des locaux de Charlie Hebdo a duré moins de deux minutes.
Il faut en compter une de plus avant que les survivants n’osent sortir de leurs caches. Laurent Léger se relève, découvre les éclaboussures de sang aux murs et n’ose pas baisser les yeux sur le carnage. Il file à son bureau appeler les secours, puis dans le hall d’accueil tenir compagnie à Simon Fieschi, sérieusement blessé.
Lorsque Sigolène Vinson retourne dans la salle de réunion, elle est hélée par Philippe Lançon. Il a le bas du visage arraché et deux corps sur lui. Horrifiée, la chroniqueuse judiciaire est incapable de lui venir en aide. Elle enjambe les corps, récupère son portable, appelle les pompiers, leur hurle que tout le monde est mort. Au fond de la pièce, une main se lève. « Non, moi, je suis vivant », la contredit Riss.
Touché à l’épaule, le dessinateur s’est allongé sur le dos, les pieds posés sur une chaise afin de faciliter sa circulation sanguine. À ses côtés, Fabrice Nicolino, deux balles dans les jambes, voudrait quelque chose de frais sur le visage. Sigolène Vinson trempe un torchon et le lui dépose sur la tête. Elle lui apporte un, puis deux, puis trois verres d’eau, servis dans une coupe de champagne en plastique. Elle lui tient la main.
Coco, elle, se précipite vers Philippe Lançon. Il est parvenu à s’adosser à un mur et, malgré sa joue déchiquetée, il a pris soin de ranger ses lunettes dans son étui. Coco téléphone, à sa demande, à la mère du journaliste.
Les survivants, traumatisés, portent les premiers secours à leurs confrères blessés. Sous la grande table de la salle de réunion sont entassés, face contre terre, les corps sans vie de Cabu, Charb, Honoré, Oncle Bernard, Tignous, Wolinski, Elsa Cayat et Michel Renaud. Dans le vestibule, celui de Franck Brinsolaro. Dans le bureau des maquettistes, celui de Mustapha Ourrad.
D’ordinaire peu enclin à s’émouvoir sur procès-verbal, le procédurier de la brigade criminelle chargé de faire les constatations écrira six heures plus tard : « L’horreur règne dans [la salle de réunion]. Elle est le théâtre de ce qu’il convient d’appeler un carnage […]. Neuf corps mutilés y reposent dans une mare de sang. Au vu de l’exiguïté des lieux, de l’enchevêtrement des corps ensanglantés (pratiquement tous frappés d’impacts balistiques à la tête et au corps), il convient d’imaginer une scène soudaine et courte au cours de laquelle chaque victime a été méthodiquement exécutée. »
Au rez-de-chaussée, le chef de l’équipe de maintenance est toujours enfermé avec Frédéric Boisseau, la première victime des tueurs encagoulés, dans les toilettes de la loge du gardien. La poignée de la porte est actionnée depuis l’extérieur. Le chef d’équipe garde le silence. De l’autre côté, on insiste. « Les gars ? » C’est le troisième homme de l’équipe de maintenance.
Le chef lui ouvre. Ils sortent Frédéric Boisseau des toilettes. Le chef veut lui pratiquer un massage cardiaque. Son collègue l’en dissuade. « Laisse tomber, il est mort… »
Soudain, dans la loge comme dans les locaux de Charlie Hebdo, les survivants entendent un bruit devenu familier. Des détonations retentissent au loin, dans la rue. Une fusillade.
*
Il leur a fallu cinq bonnes minutes pour rallier, depuis la place Léon-Blum, la rue Nicolas-Appert. Ils se déplacent à vélo. Un message radio a signalé des coups de feu aux trois policiers qui constituent la patrouille VTT – deux hommes et une femme. Ils aperçoivent un collègue de la BAC, en civil, accolé à l’immeuble à l’angle de l’allée Verte et de la rue Nicolas-Appert. Un second, patientant avec une troisième dans une contre-allée pavée, leur fait signe de les rejoindre. Il les met en garde :
« Faites attention ! Ça tire à l’intérieur !
— Où sont-ils ? » interrogent les vététistes.
Il leur désigne l’entrée du 10, rue Nicolas-Appert. Ils sont six policiers. Ils ignorent à qui et à quoi ils ont affaire. La radio a évoqué des tirs. C’est tout. Et le compte rendu de l’appel à Police Secours, la « fiche Pégase » en jargon policier, n’est pas encore parvenu. […] Depuis les fenêtres du troisième étage, des bras s’agitent. Des journalistes d’une agence de presse racontent, affolés, que des hommes munis de Kalachnikov sont à l’intérieur, que des coups de feu ont été tirés. Un passant précise que ce bâtiment est celui de Charlie Hebdo. Des ouvriers sur un chantier alertent une quinzaine d’enfants et leurs accompagnateurs en train de remonter la rue. Les enfants repartent en courant.
Des détonations retentissent à l’intérieur de l’immeuble. Douze yeux policiers fixent l’entrée du 10, rue Nicolas-Appert. La porte s’ouvre. Deux tueurs encagoulés sortent dans la rue. Ils marquent un temps d’arrêt, scrutent à gauche, à droite, repèrent les policiers en tenue avec leur VTT. Ils les mettent en joue.
En civil, un gardien de la paix de la BAC du XIe arrondissement exhibe son brassard et crie : « POLICE ! POLICE ! » Pour toute réponse, les AK-47 crépitent. Les deux tueurs s’avancent vers les six policiers. S’arrêtent. Tirent. S’avancent. S’arrêtent. Tirent à nouveau.
Depuis le toit, un journaliste habitué aux théâtres de guerre reconnaît une scène familière. « Ils tenaient leur arme avec le canon pointé vers le sol et le remontaient juste pour tirer, rapportera-t-il lors de son audition. Je pense qu’ils tiraient par deux ou trois balles à chaque fois, pas en rafale. Au coup par coup. Ce n’étaient pas des tirs de sommation, ils visaient et tiraient avec une jambe en position d’appui. »
Les forces de l’ordre s’éparpillent. La patrouille en VTT pédale. Le plus loin possible. Sur les pavés, l’élément féminin de l’équipage dérape, elle abandonne son deux-roues. Un des éléments masculins est atteint par une balle à la cheville, il continue à rouler à toute allure avant de ressentir un second impact, au mollet. Il lâche son vélo et poursuit à pied.
Lorsqu’il se retourne, il n’y a plus personne derrière lui, mais il entend des coups de feu au loin. Avec sa collègue, il se réfugie dans un garage automobile. Le troisième se cache derrière un abri à proximité d’une crèche. Il presse son arme contre lui. Il ne voit plus rien, n’entend plus rien.
Restée à une dizaine de mètres du tueur encagoulé n° 2, celui qui porte un baudrier marron, une gardienne de la paix de la BAC fait feu à trois reprises. Ses projectiles ratent leur cible. La policière se replie.
L’effet tunnel
Les tueurs encagoulés trottinent vers leur véhicule, une Citroën C3 de couleur noire, stationnée sur le passage piéton à l’angle de la rue Nicolas-Appert et de l’allée Verte. Le tueur encagoulé n° 1 ouvre la portière conducteur, le tueur encagoulé n° 2 se dirige vers la portière passager, avant de se raviser et de revenir sur ses pas. Il crie : « On a vengé le prophète Mohamed ! On a vengé le prophète Mohamed ! [Inaudible] Al-Qaïda du Yémen ! »
Quelque chose cloche. Le tueur encagoulé n° 2 pose son chargeur incurvé sur le toit de la C3, le tueur encagoulé n° 1 s’en saisit, le regarde, le repose sur le toit. Le tueur encagoulé n° 2 confie maintenant sa Kalachnikov au tueur encagoulé n° 1 qui l’examine, la manipule, finit par la rendre, rechargée, à son complice. Les deux tueurs montent enfin dans la voiture, le tueur encagoulé n° 1 à la place du conducteur, le tueur encagoulé n° 2 à la place du passager.
À une vingtaine de mètres de là, le chef de groupe de la BAC est tapi dans un recoin. Il dégaine son arme de service, mais son chargeur tombe au sol. Le policier voit la Citroën C3 démarrer, il veut prévenir qu’ils se dirigent vers le boulevard Richard-Lenoir afin d’éviter que des collègues ne croisent leur route, mais, depuis son premier message à propos d’un blessé au rez-de-chaussée du 10, rue Nicolas-Appert, les ondes sont saturées par des questions émanant du district ou de la préfecture de police de Paris.
La Citroën C3 ne fait pas 30 mètres. Elle s’est engouffrée dans l’allée Verte, où seul un véhicule à la fois peut passer, quand arrive en sens inverse un véhicule sérigraphié, un gyrophare sur le toit. La voiture de police, une Renault Mégane, fait des appels de phares. La C3 s’arrête.
Le tueur encagoulé n° 2 sort côté droit et prend position entre la portière et l’habitacle. Un pied dehors, un pied dedans. Il fait feu.
Le tueur encagoulé n° 1 sort côté gauche et prend position entre la portière et l’habitacle. Un pied dehors, un pied dedans. Il fait feu.
Le pare-brise de la voiture sérigraphiée s’étoile. À l’intérieur, des bris de verre tombent sur les policiers. Le chef de bord hurle : « C’est eux ! C’est EUX ! » Le passager avant et le passager arrière, en appui entre les deux sièges de devant, ont bien riposté en tirant à travers leur propre pare-brise. Mais leur entraînement n’est pas comparable. Et ils ne peuvent pas rivaliser en termes de puissance de feu.
Le chauffeur se couche sur sa boîte de vitesses et entame une marche arrière jusqu’au boulevard Richard-Lenoir, où la Renault Mégane percute une voiture en stationnement.
Le véhicule sérigraphié refuse de redémarrer. Impossible d’enclencher la première. Les policiers sortent. Deux d’entre eux s’abritent derrière une fourgonnette blanche garée le long du terre-plein central du boulevard Richard-Lenoir, le troisième derrière un kiosque à journaux.
En arrivant sur le boulevard, la Citroën C3 ralentit. Le tueur encagoulé n° 2 passe son buste par la vitre de la portière et mitraille la voiture de police désertée. Les pneus crissent, la C3 fonce sur le boulevard. D’abord sur la file de droite, puis elle accélère sur la file de gauche. Son objectif : renverser le policier en train de courir sur la chaussée, le chef de la brigade VTT du XIe arrondissement.
À la tête d’un second équipage à vélo, il s’était positionné à proximité de la rue Nicolas-Appert quand quelqu’un a crié sur les ondes : « Ça tire sur la voiture de collègues ! Ça repart sur Richard-Lenoir ! » Le chef de la brigade VTT est remonté sur son engin et a pédalé à contresens sur le boulevard en longeant le terre-plein central. Lorsqu’une nouvelle fusillade retentit, il abandonne son deux-roues et court en direction des coups de feu. C’est le moment où il croise la route de la C3, qui frôle les véhicules garés pour mieux le percuter. Le chef de la brigade VTT n’a que le temps de se jeter entre deux voitures en stationnement.
La C3, poursuivant sa course, écrase un peu plus loin son vélo tandis que le tueur encagoulé n° 2, depuis son siège passager, fait feu sur le coéquipier du chef de la brigade qui s’était positionné sur le trottoir d’en face, côté immeuble. Le gardien de la paix s’abrite derrière le bloc-moteur d’une camionnette garée devant le 47 bis du boulevard Richard-Lenoir.
Quand la C3 passe à son niveau, il tire à trois reprises. « J’ai été victime d’une sorte d’effet tunnel, dira-t-il sur procès-verbal. J’avais suffisamment de lucidité pour entendre les coups de feu se rapprocher et pour ressentir la grave menace qui se dirigeait tout droit vers mon collègue et moi. Je savais ce que j’avais à faire : je devais tirer sur ce véhicule pour nous protéger. » Pour le reste, il ne se souvient pas du moindre détail. « Les observations périphériques étaient impossibles dans mon état de stress. »
La C3 tourne à gauche, rue du Chemin-Vert, puis réemprunte le boulevard, cette fois en direction de la place de la République. Ce demi-tour la ramène vers l’endroit où les policiers de la voiture accidentée et des renforts s’agglutinent au niveau du terre-plein central. De nouveau, des échanges de tirs.
Le chef de bord de la Renault Mégane, masqué par les arbustes épais qui encerclent les espaces verts et les aires de jeux, ne voit pas la Citroën revenir, mais il entend le bruit des détonations se rapprocher. Il progresse avec un luxe de précaution dans le square. Soudain, il entend crier : « Collègue à terre ! »
« D’origine algérienne et de confession musulmane, très fier de représenter la police française »
L’équipage TV Siera 11 était arrivé à bord de son Citroën Berlingo. En ronde sur l’arrondissement, les trois policiers qui le composaient s’étaient arrêtés pour sécuriser les écoles, jeter un œil aux lieux de culte, aux permanences politiques, demander aux gardiens d’immeuble si tout allait bien. La routine. La rédaction de Charlie Hebdo ne faisait pas partie des points sensibles répertoriés.
Quand les policiers du véhicule criblé de balles réclament à la radio des renforts, la Citroën Berlingo se déporte sur le boulevard Richard-Lenoir. En direction de la Bastille, la circulation est dense. TV Siera 11 se retrouve bloqué à un feu rouge à côté d’une autre patrouille, venue elle aussi prêter main-forte à leurs collègues en danger.
Des coups de feu retentissent. Les policiers sortent de leurs véhicules. Ahmed Merabet, le chauffeur du Berlingo, confie les clefs de l’utilitaire à sa cheffe de bord et se précipite, suivi de l’adjoint de sécurité âgé de 22 ans qui complète l’équipage, en direction de l’endroit d’où venaient les détonations.
Ils longent le grillage du square Bréguet-Sabin. Et retrouvent leurs collègues de la BAC et de la brigade VTT à côté de la Renault Mégane sérigraphiée. Tous les policiers ont leur arme en main. Le col de chemise de l’un d’eux est perforé par une balle.
De nouveaux coups de feu qui se rapprochent. La C3 des tueurs se dirige maintenant vers la place de la République et va passer à quelques mètres des policiers. Avec d’autres collègues, l’adjoint de sécurité retourne à son véhicule pour enfiler un gilet pare-balles. Ahmed, lui, traverse le terre-plein central pour couper la route des fuyards. La Citroën C3, phares allumés, s’arrête. Les tueurs encagoulés descendent et font usage de leurs Kalachnikov. Au loin, une sirène se fait entendre.
À une vingtaine de mètres, le gardien de la paix qui s’était réfugié derrière un kiosque à journaux prend le temps d’ajuster sa mire. Comme on le lui a appris à l’école de police, il pose son index droit sur la queue de détente. Il tient son pistolet automatique des deux mains. Des deux tueurs, il choisit celui qui est sorti côté conducteur. Il retient sa respiration, appuie sur la queue de détente et le rate.
Le tueur encagoulé n° 1 réalise qu’on le prend pour cible. Il s’écarte de son véhicule et se positionne à l’arrière d’une camionnette blanche. À droite de la C3, le tueur encagoulé n° 2 fait quelques pas de côté pour se désaxer. Les deux AK-47 pointent maintenant vers la même zone, le trottoir côté terre-plein central – là où un policier court toujours dans l’espoir de leur échapper. Ce n’est pas le gardien de la paix qui a tiré sur le tueur encagoulé n° 1.
Une fois ses tirs ratés, celui-ci s’est accroupi derrière une fontaine en marbre dans le square. Non, ce policier qui cavale, c’est Ahmed Merabet. Les balles de 7,62 sifflent sur son passage. Une première se loge dans la porte arrière gauche d’un véhicule en stationnement. Une seconde crève le pneu d’un utilitaire. Une troisième perce le hayon d’une voiture de location. Une quatrième déforme un des barreaux délimitant le terre-plein central. La cinquième atteint Ahmed Merabet à la cuisse droite. Le policier s’effondre sur son flanc gauche.
« C’est bon, c’est bon », implore le blessé à terre, qui, sous le coup de la douleur, se tourne sur le ventre.
Ahmed Merabet gémit. Trois nouvelles détonations. Les tueurs accourent sur la piste cyclable. Le tueur encagoulé n° 1 monte sur le trottoir où repose Ahmed Merabet.
« Tu voulais me tuer ? »
Le fonctionnaire tourne la tête et lui répond : « Non, c’est bon, chef ! » Il a les paumes ouvertes et les mains levées en signe de reddition.
Le tueur encagoulé n° 1 exécute Ahmed Merabet d’une balle dans la tête, avant de reprendre son chemin. Le tueur encagoulé n° 2, qui assurait une fois de plus la protection de son complice, accélère le pas dans sa foulée.
Quand les policiers arrivent auprès de leur collègue Ahmed Merabet, le patron d’un bar est en train de lui prodiguer les premiers soins. L’adjoint de sécurité qui faisait équipe avec lui essaye de le maintenir éveillé en lui parlant. Ahmed semble répondre « Oui » aux questions qu’on lui pose, mais aucun son ne sort de ses lèvres. Un commandant pratique un garrot au-dessus de sa blessure à la jambe. Le chauffeur de la Renault Mégane prise pour cible dans l’Allée-Verte et le responsable de la brigade VTT maintiennent à l’écart la cheffe de bord, en pleurs, de l’équipage TV Siera 11.
Les sapeurs-pompiers puis le Samu prennent le relais, mais il n’y a plus rien à faire. On vient annoncer aux coéquipiers d’Ahmed que c’est fini. Âgé de 42 ans, ce « Français d’origine algérienne et de confession musulmane, très fier de s’appeler Ahmed Merabet, de représenter la police française et de défendre les valeurs de la République », comme le décrira son frère lors d’une conférence de presse, venait de passer avec succès le concours d’officier de police judiciaire. Il s’apprêtait à quitter le terrain et les patrouilles.
Effondré, l’adjoint de sécurité récupère le pistolet semi-automatique Sig-Sauer de son coéquipier. Il reposait à deux mètres du corps, au pied d’un panneau publicitaire. Quatorze cartouches se trouvent encore dans le chargeur pouvant en contenir quinze. La dernière est dans la chambre du Sig-Sauer. Aucune balle n’a été tirée. Ahmed Merabet n’a jamais fait feu sur les tueurs.
*
Le gardien de la paix de 42 ans achevé, le tueur encagoulé n° 1 se tourne vers son complice. « On reprend la voiture, viens, c’est bon ! » En retournant à leur véhicule, le tueur encagoulé n° 1 lève la main au ciel. « Wesh, frérot, on a vengé le prophète Mohamed ! » Il monte dans la Citroën C3.
Le tueur encagoulé n° 2 prend le temps de ramasser une basket rouge et noir, tombée sur la chaussée lorsqu’il s’était extrait de la voiture pour canarder les forces de l’ordre. Lorsqu’ils claquent leurs portières respectives, celle du conducteur, fissurée par l’impact d’une balle policière, se brise.
La C3 s’ébroue en direction de la place de la République, abandonnant là où elle était arrêtée une traînée d’huile. La Citroën est à l’agonie. Un badaud en train de faire du lèche-vitrines a tout le loisir de dévisager les tueurs encagoulés. Il remarque que le passager tient sa Kalachnikov entre ses genoux, le canon en direction du plafond. Dans l’habitacle règne un calme absolu.
Au feu rouge suivant, un camion bloque le passage. La C3 klaxonne un peu, comme n’importe quel automobiliste. Le camion s’écarte. Les tueurs reprennent leur route.
*
XIXe arrondissement, Paris, mercredi 7 janvier, 12 h 55.
Les policiers retrouvent la Citroën C3 encastrée dans un poteau en travers de la chaussée rue de Meaux. Abandonnée, moteur tournant, la portière avant droite grand ouverte, une vitre et la lunette arrière brisées. Dans un vide-poches est rangé le drapeau noir à calligraphie arabe blanche qui reprend la chahada, la profession de foi musulmane.
Parmi les éclats de verre, un chargeur de Kalachnikov, un gyrophare et une sacoche bleue Lacoste au pied du siège passager. À l’intérieur du sac Lacoste, une carte d’identité au nom de Saïd Kouachi. Dans les heures qui suivront, les techniciens de l’Identité judiciaire relèveront sept empreintes et un ADN appartenant à Chérif Kouachi, le cadet de Saïd.
Matthieu Suc