Dans un ouvrage de 1935 intitulé, Liberalism and Social Action, significativement et malencontreusement traduit en français sous le titre Après le libéralisme, le philosophe américain John Dewey proposait une lecture des combats politiques des derniers siècles : pour lui, les grands penseurs et acteurs politiques du libéralisme politique avaient vu la nécessité de poser des limites au pouvoir politique et de garantir des droits des individus, de mettre en cause les racines de l’arbitraire de l’État en imaginant des instances de contrôle et de division des pouvoirs, de prévenir la tendance vers la toute-puissance, l’absolutisme ou ce qu’on commence alors à nommer totalitarisme en construisant des mécanismes de révocation des dirigeants, par voie électorale bien sûr, mais éventuellement en suivant d’autres procédures en cas de violation caractérisée de la loi (l’impeachment américain, dont on connaît l’actualité…).
Néanmoins, aux yeux de Dewey, ces penseurs et acteurs politiques s’étaient arrêtés en chemin : d’abord parce qu’ils avaient eu tendance à limiter la prérogative des libertés à défendre le suffrage aux hommes blancs, parfois pourvus d’un niveau de revenus déterminé ; ensuite parce qu’à côté du pouvoir politique, il restait une grande source de domination et d’oppression à réguler et à contrôler : le pouvoir économique. L’exigence d’un « contrôle social » de l’économie n’inscrivait pas Dewey, dans sa propre vision, hors de l’héritage du libéralisme politique, mais plutôt dans l’extension de celui-ci à la sphère sociale.
Un libéralisme réorienté vers l’action sociale
Cette extension se heurtait à une compréhension purement « non-interventionniste » du libéralisme en matière économique (le « laisser-faire »), que Dewey mettait donc en question ou dont il montrait qu’elle avait été le propre des premières générations de libéraux mais qu’elle avait ensuite dépassée au profit de « l’idée que l’action gouvernementale devait servir à aider ceux qui sont économiquement défavorisés ». [1]
Dewey estimait ainsi que les promoteurs historiques du libéralisme avaient eu tort de s’en tenir à une approche négative et limitative de la puissance publique, au détriment d’une approche de ce qui, dans l’organisation même de l’action sociale, pourrait favoriser la liberté concrète des individus, favoriser leur indépendance, y compris économique.
Cela impliquait évidemment aussi de dépasser l’anti-socialisme viscéral de nombre de libéraux : à condition de se dissocier de toute méthode politique autoritariste ou totalitaire, des mots d’ordre liberticides du parti unique ou du Parti-État et de l’idée d’une économie entièrement administrée par l’État, une forme de socialisme (démocratique, donc – Dewey défend les « socialistes démocratiques » notamment dans Freedom and Culture, en 1939) est non seulement conciliable, pour Dewey, avec le libéralisme politique, mais elle en est le prolongement, justement en tant que défense de la liberté de tous contre les intérêts économiques qui tendent à orienter l’action législative des gouvernants à leur service, – ce qui conduira à accroître la dépendance des travailleurs, employés, ouvriers, etc, à leur égard.
Dewey thématise ainsi le « conflit irrémissible » existant entre les intérêts du « big business » et ceux du peuple « pour le contrôle de l’État et de ses agences ». On est ici au plus loin des fables sur le « ruissellement », l’effet bénéfique pour tous qu’il y aurait à favoriser les plus favorisés, l’effet d’entraînement qu’il y aurait à aider les « premiers de cordée », les bienfaits pour les travailleurs de la dérégulation du code du travail et de la facilitation des licenciements, etc.
Trois périls actuels : le néolibéralisme autoritaire, la démocratie antilibérale et les censures identitaires
Il me semble important de faire mieux connaître et partager une position comme celle de Dewey aujourd’hui, combinant critique du capitalisme néolibéral et défense d’un libéralisme politique radical, afin d’éviter un triple péril actuel.
D’abord, celui de la continuation d’un néolibéralisme qui met à son service la législation pour favoriser un accroissement considérable des inégalités, réduire les protections légales et statutaires des travailleurs et empêcher toute politique écologiste d’ampleur, dès lors qu’elle nuirait aux intérêts du big business.
Si ce qu’on appelle « néolibéralisme » fut une nébuleuse idéologique admettant de nombreuses variantes, on peut dire que l’amoindrissement de l’État social, la réduction de la dépense publique, la dérégulation du droit social et la précarisation des statuts destinées à « fluidifier » le marché du travail ont été et demeurent des traits marquants des politiques néolibérales des dernières décennies. Or, comme on avait pu l’observer sur l’exemple de figures de proue théoriques du néolibéralisme, comme Hayek ou Milton Friedman, cette vision des choses accorde un net primat à la « liberté » économique par rapport aux libertés politiques.
Soutenant (certes à titre de transition plutôt que de régime) l’expérience de la dictature « antisocialiste » de Pinochet au Chili, ces deux prix Nobel d’économie marquèrent nettement que le néolibéralisme était d’abord une doctrine destinée à « libérer » les acteurs économiques dominants des contrôles de l’État en mettant bien plutôt l’État à leur service, et non, comme le libéralisme politique d’un Locke ou d’un John Stuart Mill, une politique destinée à affermir les droits fondamentaux de chaque individu, tels que la liberté d’expression, la libre conscience, la protection contre l’arbitraire de l’État, et l’habeas corpus même, toutes ces choses que le Chili de Pinochet bafouait quotidiennement.
Sans bien sûr aller jusqu’aux extrémités de la dictature militaire, la possibilité et la réalité d’un « néolibéralisme autoritaire », plus ou moins découplé des principes du respect de la division des pouvoirs, passant en force des réformes impopulaires dans l’intérêt des plus riches, sourd aux expressions de l’opposition, des syndicats ou des manifestations populaires, constituent aujourd’hui un paradigme dont nous sommes plusieurs à nous demander s’il n’est pas en train de devenir une nouvelle norme de gouvernement[2].
Néanmoins, même si l’expression de « libéralisme autoritaire » a été forgée dès les années 1920 pour désigner une tendance repérable, il me semble préférable de parler de « néolibéralisme autoritaire », justement parce que cette forme de gouvernement représente un amoindrissement des libertés politiques qui devraient être au centre d’un libéralisme authentique.
Le second péril contemporain est celui de « démocraties antilibérales », principalement de droite et d’extrême-droite en Europe et dans les Amériques, dont les tenants n’hésitent plus, aujourd’hui, à déclarer que le libéralisme politique est obsolète ou néfaste, en empruntant à une critique nationaliste du libéralisme politique comme cosmopolitisme. C’est ce registre qu’a réactivé Vladimir Poutine dans un récent entretien au Financial Times, le 27 juin 2019, en affirmant « le libéralisme est devenu obsolète ».
Il oppose ici « la pensée libérale » aux « valeurs traditionnelles » qui auraient les faveurs de la « majorité écrasante de la population », assimilant le libéralisme à une doctrine du pur « laisser-faire, laisser-passer », dans tous les domaines, y compris face au crime, en particulier dans le domaine de l’immigration : « Le libéralisme présuppose que rien ne doit être fait. Les migrants ont le droit de tuer, de piller et de violer en toute impunité parce que leurs droits, en tant que migrants, doivent être protégés ».
Est-il besoin de préciser que la défense des droits fondamentaux des individus, y compris des migrants, n’implique nullement qu’ils auraient le « droit » de commettre crimes et délits en toute impunité ? On ne voit pas quel représentant de la « pensée libérale » a jamais prôné une chose pareille. L’argument est absurde, mais l’assignation de la défense des droits des migrants ou des demandeurs d’asile à un libéralisme « anti-national » renoue avec une thématique qui avait marqué la tentative de dissociation entre démocratie et libéralisme tentée par certains théoriciens de la révolution conservatrice des années 1920-30, comme Carl Schmitt.
Dans Parlementarisme et démocratie, celui-ci renvoyait les droits de l’Homme et l’idée de l’égalité de chaque Homme au libéralisme, et défendait une « démocratie » fondée sur « l’homogénéité » du peuple, le « droit » de la nation d’exclure les étrangers et un rapport acclamatoire au chef. Carl Schmitt est aujourd’hui une source de l’idéologue de l’Eurasie Alexandre Douguine, qui transforme les thèses du Nomos de la Terre pour fonder une « géographie sacrée » légitimant la défense des « grands espaces », au premier rang desquels, bien sûr, le grand espace russe à reconstituer son « rayonnement » en Ukraine[3].
Au-delà de cette déclaration de Poutine, qui fait écho à une déclaration similaire de Douguine, c’est évidemment la pratique du pouvoir russe qui témoigne d’un profond « illibéralisme » : arrestations continuelles des opposants, procès expéditifs, lois muselant la presse et les associations de défense des droits de l’Homme assimilées à des « agents de l’étranger », et jusqu’à un « réarmement moral » soufflé par l’Église orthodoxe qui a conduit à la dépénalisation de la violence conjugale.
Malheureusement, on ne peut pas cantonner la forme autoritariste de l’antilibéralisme à la droite ou à l’extrême-droite, pas plus aujourd’hui qu’hier : Dewey, en 1935, citait l’Allemagne, l’Italie et l’URSS au titre de la vague antilibérale qui s’abattait sur l’Europe. Aujourd’hui, l’opposition à l’anti-impérialisme américain, évidemment nécessaire en soi, conduit certains dirigeants de gauche à témoigner d’une mansuétude certaine à l’égard de pratiques d’écrasement des manifestations se soldant par des centaines de morts, comme dans le Venezuela de Maduro, de diabolisation de toute opposition, assimilée au fascisme, ou à l’égard du pouvoir poutinien vu comme contre-feu à l’Amérique, y compris dans son soutien au régime de Bachar el-Assad. Cette attitude me semble aujourd’hui l’un des points de blocage et d’impossibilité d’une réunion de la gauche française, par exemple, alors que celle-ci serait tellement nécessaire dans le cadre de la lutte contre le néolibéralisme décomplexé d’Emmanuel Macron.
Un dernier péril, plus circonscrit mais préoccupant, est celui qui voit plutôt des parties de la société, d’associations ou de groupes se lever contre la liberté de création, d’expression et de critique, y compris contre le droit au blasphème, au nom de la protection de groupes religieux, d’identités ou de minorités qui seraient offensées par telle ou telle œuvre ou prise de parole, et qui seraient ainsi fondées à en appeler à la censure, voire à la violence ou au meurtre contre les prétendus « offenseurs », comme on l’a encore vu très récemment avec « l’affaire Mila », cette jeune fille lesbienne qui a exprimé son rejet viscéral de l’islam sur un réseau social, ce qui lui valut une nuée de menaces de viol et de mort.
Le libéralisme politique s’est originellement construit contre la prétention des Églises à se servir des moyens de coercition physique, et d’abord de ceux de l’État, pour imposer aux consciences ce qu’elles devaient penser ou la façon dont les individus devaient vivre ; cette prétention est encore vivace dans nombre de pays musulmans, comme l’Iran, aujourd’hui traversé par une profonde crise de gouvernementalité – elle ne l’est d’ailleurs pas exclusivement en faveur de l’islam, mais parfois contre lui, dans le cas des ouïghours en Chine ou des musulmans en Inde aujourd’hui, légalement discriminés pour leur foi. En Russie depuis 2013 et l’affaire des Pussy Riots, il est « interdit de porter atteinte au sentiment religieux » sous peine de poursuites, etc.
On est ici dans le cadre de la coercition étatique en faveur d’une religion, tendance que le libéralisme a combattu en tentant de « fixer les justes bornes des Églises et de l’État » (selon les termes de Locke), renvoyant l’Église au gouvernement purement spirituel et l’État au gouvernement des corps. Mais la diffusion d’une mentalité islamiste fait que ces menaces et ces actes de coercition religieux sont aujourd’hui pris en charge, dans les pays occidentaux, non par l’État mais par des groupes ou des individus se présentant comme les bras armés du Prophète.
Le souci d’assurer la liberté de conscience se trouve ici débordé par un antilibéralisme radical et d’autant plus difficile à combattre qu’il ne vient pas d’une instance de pouvoir déterminée, mais de certains des « gouvernés » eux-mêmes, héritiers de ceux que les penseurs libéraux de la pré-modernité qualifiaient de fanatiques. Mais qu’il soit difficile à combattre ne devrait pas empêcher tous ceux qui entendent défendre une société libre d’apporter un soutien sans ambiguïté à toutes celles et à tous ceux qui sont menacés dans leur vie pour avoir seulement exprimé une opinion critique, fût-elle exprimée ou ressentie comme une « insulte » envers la religion ou un « blasphème ».
Combattre le néolibéralisme autoritaire, refuser la démocratie antilibérale dans ses versions de droite comme (prétendument) de gauche, maintenir vive l’exigence de sécularisation et de défense des libertés d’expression, de critique et de création contre les menaces étatiques mais aussi contre celles émanant des groupes religieux et identitaires : tel serait le cap d’une action ou d’un engagement qui perpétuerait le meilleur de l’héritage libéral, contre son dévoiement néolibéral, comme contre les ennemis des libertés modernes.
Jean-Claude Monod
Philosophe, Directeur de recherche en philosophie au CNRS
Notes
[1] John Dewey, Après le libéralisme : Ses impasses, son avenir, Climats, 2014, p. 86
[2] Jean-Claude Monod, L’Art de ne pas être trop gouverné. Sur les crises de gouvernementalité, Seuil, 2010 ; Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique, 2018.
[3] Alexandre Douguine, Pour une théorie du monde multipolaire, trad. fr., éd. Ars Magna, 2013 ; « Carl Schmitt, 5 leçons pour la Russie », 1991, disponible en français sur les sites geopolitica.ru ou Breizh-info.com.