Alors que Facebook, Twitter et Reddit multiplient les efforts pour éliminer les comptes extrémistes de leurs réseaux avant la présidentielle américaine, le successeur d’un groupe Reddit – banni de la plateforme [basée sur un système de forums thématiques, les subreddits] – apparaît aujourd’hui comme au cœur du dispositif de l’extrême droite. Le site TheDonald.win, qui fourmille de mèmes d’extrême droite et se présente comme “un meeting perpétuel dédié au 45e président des États-Unis”, a d’abord fait office de page de sauvegarde pour le très controversé groupe Reddit The_Donald.
Après la disparition de ce subreddit en juin, la communauté s’est repliée sur ce site, qui a vu son trafic exploser, passant de 750 000 vues mensuelles en février à plus de 5,8 millions en juillet, indique la société d’analyse SimilarWeb. En dépit de sa taille relativement modeste, TheDonald.win jouerait, selon les experts, un rôle de plus en plus déterminant dans la diffusion de contenus haineux qui sont ensuite propagés dans les médias grand public. “Bien souvent, [les sites d’extrême droite] sont sous-estimés parce qu’ils n’affichent pas des audiences similaires à YouTube ou Reddit, explique Angelo Carusone, président et directeur exécutif de l’ONG Media Matters for America. Mais ce n’est pas le seul indicateur qui compte : il faut tenir compte du dynamisme de la communauté.”
Simple déménagement
Le site TheDonald.win doit en partie son succès à son interface proche du subreddit dont il a pris la suite, devenant un point d’atterrissage naturel pour les anciens membres du groupe r/The_Donald. Dans le même temps, ses utilisateurs, bénéficiant de conditions de modération plus laxistes, sont plus libres d’y poster ce qu’ils veulent.
“Le coup de maître de TheDonald.win a été de reproduire la fonctionnalité de Reddit tout en créant un espace où accueillir la communauté, explique Carusone. À bien des égards, cela a créé une version concentrée de cette communauté, sans limitation.”
Avant son interdiction, le subreddit The_Donald comptait plus de 729 000 membres, dont la plupart ont migré sur TheDonald.win, confirme Joe Ondrak, chercheur pour l’organisation Logically, spécialisée dans la lutte contre la désinformation. “Globalement, ils ont juste déménagé.” L’apparence du site TheDonald.win ressemble fortement à l’interface de l’ancien subreddit à l’exception d’une bannière à l’effigie de Trump – souvent désigné comme “le dieu-empereur des États-Unis” – accompagné du pygargue, le rapace symbole des États-Unis.
User l’outrance comme étendard
Le site poursuit l’œuvre de son prédécesseur en diffusant des mèmes, lesquels servent à la fois à fédérer les militants et à exaspérer leurs adversaires. Parmi les derniers exemples les plus plébiscités, on peut citer un montage photographique faisant apparaître Ilhan Omar, élue démocrate à la Chambre des représentants, comme une terroriste, ainsi que plusieurs mèmes se moquant de la mort de George Floyd.
Le dictateur chilien Augusto Pinochet est également un personnage célébré dans cette communauté. Posté en avril, le message le plus populaire le concernant était sobrement intitulé : “Pas de quartier pour les communistes. Pinochet n’a rien fait de mal.” D’autres auteurs de messages parlent de “voyages en hélicoptère gratuits” – en référence à l’assassinat d’opposants politiques jetés en dehors de l’appareil en plein vol.
Une dynamique durable
Carusone estime que TheDonald.win continuera à retenir l’attention même si Trump ne parvient pas à se faire réélire. “[Donald Trump] incarne une façon de faire de la politique ainsi que l’idéologie de ‘la loi du plus fort’, le tout teinté de conversations sur le présumé génocide des Blancs et diverses théories du complot – autant de thèmes qui peuvent mobiliser les foules”, explique-t-il.
En réponse à notre demande d’entretien, un modérateur du site TheDonald.win nous a envoyé un lien renvoyant vers une citation en russe disant : “Si la promotion de l’expulsion des communistes hors de notre pays est considérée comme une idée d’extrême droite, alors oui, nous en sommes partisans.” La montée en puissance de TheDonald.win survient au moment où d’autres espaces auparavant utilisés par les militants d’extrême droite connaissent des difficultés. Le célèbre forum 8chan peine à recréer le dynamisme qu’il affichait jusqu’à sa fermeture, l’an dernier, poursuit Carusone.
Certaines factions se sont néanmoins retrouvées sur des plateformes existantes. Spécialiste de la désinformation chez Logically, Kristina Gildejeva, a noté une augmentation du nombre de groupes de suprémacistes blancs sur l’application Telegram. Alors que cette application a été largement utilisée par des manifestants du monde entier, Gildejeva constate que les militants d’extrême droite l’utilisent de plus en plus pour coordonner leurs envois de messages afin d’en maximiser la résonance en ligne. La société Telegram n’a pas souhaité répondre à nos questions.
L’influence de discrets groupes privés
Chercheurs et spécialistes s’inquiètent également de l’influence que pourraient exercer ces plateformes sur les réseaux sociaux grand public à la veille de la présidentielle américaine. “Je ne pense pas que ces électeurs extrémistes détiennent les clés de l’élection, explique Samantha North, enquêtrice indépendante spécialisée dans la désinformation. [La bascule se fait] quand leurs discours infiltrent la majorité des électeurs ordinaires et les poussent à voter Trump en utilisant des théories du complot.”
D’après les calculs de CrowdTangle, qui analyse la diffusion de contenus en ligne, les messages provenant de TheDonald.win ont suscité plus de 45 000 interactions sur Facebook. North souligne que ce nombre ne tient pas compte des groupes privés et locaux, qui constituent un puissant vecteur de diffusion des idées d’extrême droite et des théories du complot, et dont l’impact est beaucoup plus difficile à évaluer. “Il est assez choquant de voir que des messages relayant des complots mettant en cause Bill Gates et les vaccins ont été postés dans des groupes Facebook de petits villages.”
Un porte-parole de Facebook indique que si les groupes privés protègent davantage les conversations qui se déroulent en leur sein, leurs adhérents sont néanmoins censés respecter les règles de la communauté. Le réseau affirme également retirer près de 90 % de tous les messages de haine supprimés avant qu’ils ne lui soient signalés.
L’efficacité numérique de Black Lives Matter
Les mouvements sociaux impulsés par les réseaux en ligne ont une capacité de mobilisation fulgurante mais souvent ne durent guère. C’est la conclusion du New Yorker à la lecture de Twitter et les gaz lacrymogènes (paru en 2017, traduit chez C & F éditions), de la sociologue turco-américaine Zeynep Tüfekçi. La spontanéité et une structure très souple conduisent ces mouvements à un “gel tactique” : une difficulté à exprimer des revendications, “leur laissant peu de marge pour adapter leurs stratégies et mener des négociations”. Et de citer les manifestations de la place Taksim à Istanbul.
Or la grande force de Black Lives Matter, qui se bat depuis 2014 contre les violences racistes aux États-Unis, est d’avoir compris non seulement les avantages des réseaux sociaux comme outil, mais aussi leurs limites. Le magazine relate ainsi que le mouvement a obtenu des réformes de la police dans certaines municipalités, justement parce qu’il a désormais le recul pour articuler au mieux mobilisations virtuelles et réelles.
Siddharth Venkataramakrishnan
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