Cela dit, cet essor de l’anarchisme soulève des questions. On devrait dire, en fait, des anarchismes, car il y en a plusieurs, comme il y a des marxismes et des socialismes par ailleurs. La distinction est importante si l’on veut comprendre le phénomène et en débattre, étant donné que, pour les majorités militantes d’aujourd’hui, il n’y a plus de « vérité » absolue, étanche, sans faille. Cette évolution très positive a « désenglué » la pensée critique dominante des périodes antérieures où on retrouvait encore un certain fond « religieux » se cristallisant autour d’une « ligne juste », presque conçue comme une « révélation ». C’est ainsi que, dans les années 1970, un certain marxisme tournait les coins ronds et exprimait souvent un discours sectaire. Au lieu d’aider à décortiquer les complexités du réel, cette perspective binaire a atrophié la pensée et l’action de gauche. Aujourd’hui cependant, la bonne nouvelle, c’est que ce « marxisme primitif » est à peu près disparu. Nous serions naïfs de croire que nous sommes à l’abri de cette pensée binaire, simpliste. Elle est encore présente, y compris (mais pas seulement) dans une certaine pensée anarchiste s’exprimant dans divers écrits [2]. Il est ainsi téméraire d’affirmer avec aplomb que « l’anarchie est la seule posture (souligné par moi) idéologique en phase avec la liberté de penser et de créer »[Ibid., p. 88.]. Il nous semble donc nécessaire d’ouvrir un débat compte tenu des interpellations soulevées dans les mouvements populaires dans le cadre de la longue et difficile lutte d’émancipation où plusieurs sensibilités politiques, y compris l’anarchisme, s’inscrivent.
De la démocratie et de l’État
L’anarchisme, en vertu de son « code génétique », a toujours porté l’objectif de la démocratie au sommet de ses luttes. Il est cependant abusif de prétendre que les anarchistes sont les « seuls » ou les « vrais » démocrates, ce qui laisse sous-entendre que les autres propositions politiques ne le sont pas. Ce n’est pas juste non plus d’affirmer que l’anarchisme est le seul courant qui propose une distinction entre gouvernants et gouvernés et qu’il est la seule expression politique prônant la négation de « toute forme de domination, d’autorité, de hiérarchie, d’inégalité […] sans État ni parti dirigeant » [3]. Pour Marx et une partie de ses héritiers, la polarisation entre dominants et dominés est aussi un phénomène historique, appelé à disparaître. Les luttes populaires et prolétariennes doivent accélérer cette destruction de l’État, un État qui reflète nécessairement la division entre les classes sociales et, par conséquent, la domination des uns sur les autres. La question qui se pose cependant est celle-ci : comment détruire cet État ? Pour les marxistes notamment, cet État ne peut être simplement annihilé par décret. Ce n’est pas un château de cartes qui va s’effondrer. L’État reflète une réalité préexistante, à savoir la scission de la société en classes, de laquelle émergent, dans la longue durée des siècles, diverses hiérarchies établies dont le capitalisme a modernisé les formes. Ce pouvoir, cet État, utilise les symboles, la religion, la culture (ce que Gramsci appelle l’« hégémonie ») et également la force brutale. Derrière cette architecture complexe du pouvoir, il n’y a pas une structure « lisse », mais un terrain plein d’aspérités, de clivages, de fractures, au sein des classes populaires mêmes et entre divers groupes divisés selon le genre, la profession, le statut [4]. L’État contemporain n’est donc pas un lapin sorti du chapeau du magicien, mais une construction, qui n’en finit pas d’étendre ses tentacules et de diversifier ses moyens.
On peut questionner le point de vue anarchiste sur cette question, du moins celui exprimé par Gustav Landauer (cité par Dupuis-Déri), et qui voit l’État non pas comme un faisceau de forces et de luttes, mais comme « une manière d’être […] un mode de comportement » [5]. Penser cela peut nous empêcher de réfléchir au « problème » de l’État, qui n’est pas seulement (et principalement) une « mauvaise idée » imposée par les circonstances, car si on poursuit dans cette logique, on en vient fatalement à entretenir une deuxième fausse idée, à savoir qu’on peut « abolir » l’État par la simple bonne volonté , par un acte volontariste qui rétablit la « vraie démocratie », celle d’Athènes où les « bons » citoyens sont assis ensemble pour délibérer sur leur avenir, « sans roi ni chef ».
En réalité, si l’État a été édifié à travers des luttes des classes, ce sont les luttes de classes qui parviendront également à le renverser et à le remplacer par la démocratie citoyenne. Cependant, et l’histoire l’a démontré mille fois, cela ne surviendra pas par un acte autodécrété. Il ne suffit pas de dire qu’une fois la révolution réalisée, il n’y aura qu’à proclamer l’autogestion et la fédération des communes. L’État capitaliste, ancré dans la réalité matérielle et culturelle de la société, reflète, comme l’a bien expliqué Nicos Poulantzas, un « point de condensation » des luttes de classes et donc un ensemble de forces et de rapports de forces (un « champ stratégique ») s’exerçant au niveau politique, culturel, économique [6]. Détruire l’État, c’est donc, dans une stratégie de luttes prolongées, le « désancrer » de la société. Pour cela, il faut du temps et surtout une lutte pour reconstruire les rapports sociaux sur d’autres bases, comme l’a bien expliqué Victor Serge, lui-même un libertaire, qui avait saisi l’importance de sortir de la pensée magique imposée par une certaine tradition anarchiste [7].
De la transformation
Selon Gramsci, les forces anticapitalistes, pour affronter cet État, doivent entreprendre une réorganisation en profondeur des rapports sociaux, des modes de production, et des systèmes de valeur. Il est alors nécessaire de contester les concepts clés du capitalisme, et notamment l’accumulation du capital et tout ce qui va avec, qui s’infiltrent dans la conscience populaire et qui sont relayés par un puissant dispositif composé de plusieurs appareils (bureaucratie, médias, églises, institutions scolaires, outils de communication, etc.). L’État n’est pas seulement un « macro » pouvoir, mais un enchevêtrement de « micropouvoirs » (expression de Foucault), constituant une architecture extrêmement efficace de domination.
Gramsci emploie la métaphore d’un système de tranchées, composé de plusieurs strates, étalé sur plusieurs fronts. Par conséquent, suggère-t-il, il est illusoire de penser que l’État peut être « capturé » ou « aboli » comme s’il s’agissait d’une chose, d’un lieu ou d’une bande d’hommes mal intentionnés. La lutte pour l’abolition de l’État est un processus, et non un acte de bonne volonté. Là-dessus, il rejoint Marx qui pense que la lutte anticapitaliste va permettre de poser les fondements d’une lutte à finir contre l’État. Au bout du compte espère Marx, recourant à des formulations un peu prophétiques, le capitalisme sera remplacé « quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital » [8].
Plus tard, lors de la révolution des soviets en Russie en 1917, cette proposition réapparaîtra. Lénine, comme la majorité des militants socialistes et anarchistes, pense que « tous les socialistes sont d’accord que l’État politique et avec lui, l’autorité politique, disparaîtront en conséquence de la prochaine révolution sociale, à savoir que les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se transformeront en simples fonctions administratives protégeant les véritables intérêts sociaux » [9]. Cependant, des divergences persistent. L’État autoritaire ne peut être aboli d’un coup, « avant même qu’on ait détruit les conditions sociales qui l’ont fait naître ». En réalité, ajoute-t-il, il faut y aller par étapes : « les hommes s’habitueront graduellement à respecter les règles élémentaires de la vie en société, connues depuis des siècles, rabattues durant des millénaires dans toutes les prescriptions morales, à les respecter sans violence, sans contrainte, sans soumission, sans cet appareil spécial de coercition qui a nom : l’État ». Entretemps, estime Lénine, il y aura nécessairement en Russie révolutionnaire un État qui ne sera pas tout à fait un État, qui désagrègera les structures de pouvoir et de commandement, et qui libérera l’initiative des masses, tout en maintenant un appareil de coercition capable de protéger la révolution de ses adversaires internes et externes.
Tout au long de la période, la divergence sur la stratégie pour abolir l’État s’est approfondie dans les mouvements et les luttes, en Europe principalement. Ainsi, Errico Malatesta, une des figures de proue de l’anarchisme italien, pensait que la révolution devait immédiatement abolir la propriété privée, le gouvernement et donc les monarchies, républiques, parlements, armées, police, magistratures et toutes les institutions qui détiennent des pouvoirs coercitifs. « Les privilèges, affirme-t-il, ne peuvent être abolis, la liberté et l’égalité ne peuvent être établis d’une manière ferme et définitive sans abolir les gouvernements, non pas un ou l’autre gouvernement, mais l’institution du gouvernement en tant que telle » [10].
Cette perspective radicale s’est heurtée à la réalité. La grande transformation, ou la révolution, n’a pas débouché sur l’abolition de l’État, pas seulement parce qu’il y a eu « trahison » des chefs, mais parce que l’abolition des classes, et la réorganisation subséquente de la société et de l’économie, ne peut survenir que de l’expérience même des masses, et non d’une « avant-garde déterminée ». Pour Victor Serge, il faut être assez terre-à-terre pour reconnaître la différence entre une révolution-réalité et une révolution-légende, dans le contexte d’une lutte opiniâtre, prolongée, où l’imagination et la détermination doivent se combiner pour déstructurer et restructurer un puissant état des choses plusieurs fois centenaire. En fonction de cette perspective, Serge conclut qu’il n’y a pas de changement soudain, qu’il faut faire des compromis, avancer petit à petit, parfois même reculer, faire ce qu’on appelle de la « politique » autrement.
Évidemment, et l’expérience historique le confirme également, un processus de transformation n’est ni linéaire, ni prédéterminé. La mise en place d’un État visant la transformation (un État qui n’est pas tout à fait un État, selon l’expression de Lénine), et éventuellement l’abolition même de l’État, ne garantit nullement que le processus puisse être complété, qu’il n’y aura pas de « détournements ». La plupart des révolutions du vingtième siècle, y compris celle de la Russie, n’ont pas débouché sur cette abolition « pas à pas » de l’État, mais au contraire, à un État encore plus omniprésent, et ce faisant, à la reproduction du capitalisme. Encore là, les intuitions du libertaire Victor Serge, aux premières loges du pouvoir soviétique, se sont avérées globalement justes :
Le danger du communisme d’État, c’est que l’État peut s’obstiner à durer. Si l’on s’en tient à la méthode historique, cela semble même probable. Jamais on n’a vu une autorité consentir à disparaître. L’État socialiste, devenu tout-puissant par la réunion du pouvoir politique et du pouvoir économique – servi par une bureaucratie qui ne manquera pas de s’attribuer des privilèges et de les défendre, ne disparaîtra pas de lui-même. Les intérêts groupés autour de lui seront trop grands. Les communistes mêmes auront peut-être besoin de recourir, pour le déraciner et le détruire, à une action profondément révolutionnaire, longue et difficile. Le pouvoir exerce sur ceux qui le détiennent une influence néfaste, qui se traduit souvent par de déplorables déformations professionnelles [11].
Serge ne conclut cependant pas, contrairement aux anarchistes, que la bataille est perdue d’avance. Il voit plutôt la bataille de l’émancipation comme un chemin ouvert, non déterminé.
Le dilemme des moyens
Si l’articulation entre les buts ultimes et le processus de la transformation est un grand défi politique et théorique, un autre débat se profile sur la question des moyens. Les mouvements anticapitalistes doivent fonctionner d’une manière qui correspond à leurs buts. Dans plusieurs organisations de gauche, pas nécessairement anarchistes, l’essentiel des tâches est accompli de manière bénévole et volontaire, y compris dans la répartition des postes prestigieux ou d’autorité. La plupart des organisations socialistes signent des textes collectifs qui ne sont pas identifiés à des « chefs » captant l’attention. Il y a presque toujours plusieurs porte-parole et non un seul. Beaucoup d’attention est apportée pour que la parole ne soit pas monopolisée par quelques-uns. Attribuer le monopole de ces qualités à la tradition anarchiste me semble sectaire. Certes, une fois cela dit, dans toutes les traditions de gauche, le défi reste permanent. L’accaparement du pouvoir par une petite élite, la marginalisation des « subalternes » sous divers prétextes, la reproduction de comportements autoritaires et méprisants sont des traits qu’on retrouve souvent, et qui sont également souvent (mais pas toujours) combattus.
Sur cette question des moyens, le débat dans le débat, si l’on peut dire, concerne le rôle de la violence. L’affrontement avec les forces du (dés)ordre, dans la perspective des luttes contre l’État capitaliste, procède la plupart du temps d’un long travail d’organisation et de mobilisation populaire où la multitude, par sa masse et sa détermination, bouscule les dominants, comme on l’a vu en Amérique du Sud (Mexique, Bolivie, Argentine) durant la dernière décennie. Autrement, si l’affrontement violent s’avère nécessaire, les mouvements populaires essaient de le minimaliser. Il ne s’agit nullement de condamner la violence comme si celle-ci n’était pas autre chose qu’une conséquence du système violent (le capitalisme) en place. La violence des dominés est généralement une réponse à celle des dominants, comme le disait Michel Chartrand interrogé à l’occasion des actions du FLQ dans les années 1960, et où il avait bien expliqué que c’est le système capitaliste qui est fondé sur la violence et qui engendre la violence [12].
De là à penser cependant que la violence des dominés est nécessairement porteuse, il y a un écart conceptuel et politique qu’on peut questionner. Lorsque les confrontations entre dominants et dominés s’intensifient, des mécanismes organisationnels sont mis en place pour exercer l’autodéfense de ces derniers. Ces mécanismes sont pensés et établis en fonction d’une analyse des rapports de forces ; ce ne sont pas simplement des expressions d’une liberté « exaltée » (expression de Dupuis-Déri). En se situant sur le terrain militaire, les mouvements populaires sont forcés d’accepter des formes centralisées, du moins si les protagonistes ne veulent pas être confinés à une posture « symbolique » et s’ils veulent réellement changer le rapport de forces. Ainsi, les révolutions armées qui ont traversé le vingtième siècle ont rencontré leurs limites et contradictions, comme on l’a vu en Russie, en Chine, au Vietnam, à Cuba et ailleurs, où des « armées rouges » (corps hautement centralisés) ont été capables de vaincre l’adversaire, mais avec des coûts énormes pour la suite des projets d’émancipation. Il est nécessaire d’apporter un jugement éclairé sur les affrontements qui surviennent dans les manifestations populaires, par ailleurs. Encore là, la violence de certains secteurs radicaux répond à la violence de l’appareil d’État : elle est une réponse légitime, moralement parlant. Mais l’est-elle politiquement parlant ? Doit-on conclure que dans tous les cas, le cassage des vitres des banques constitue nécessairement une « critique radicale du capitalisme » ? [13] Il est arrivé plusieurs fois, dans les manifestations récentes au Québec comme ailleurs dans le monde, que les mouvements populaires refusent la validité de ces actions symboliques, qu’ils ne croient pas que la violence de groupes casqués et armés de gourdins soit un « bien en soi », qui ouvre « un espace de liberté exaltée (en permettant) l’expression concrète d’une critique radicale » [14]. Il faudrait être davantage nuancé dans ces appréciations.
L’importance de lire et relire l’histoire
Lorsqu’on essaie de réfléchir sur l’histoire, on doit respecter un impératif politique de rigueur, ce qui implique que les intellectuels, et encore plus ceux de gauche, ne doivent pas faire de compromis avec les faits, même si cela dérange certaines explications convenues. Le débat sur les valeurs respectives de l’anarchisme, du marxisme et du socialisme doit être nourri par une étude méticuleuse des mouvements et des luttes qui les ont portés, n’hésitant pas à considérer leurs contradictions, bifurcations et erreurs.
L’Espagne
Comme on le sait, ce pays a été le théâtre d’une révolution au tournant des années 1930 qui a débouché sur une guerre civile, puis sur une terrible défaite qui a non seulement écrasé la gauche en Espagne, mais a eu un effet négatif immense sur les mouvements populaires et révolutionnaires en Europe et même dans le monde. Fait à noter, cette révolution s’est distinguée d’autres processus révolutionnaires par la pluralité de ses acteurs, notamment par son importante composante anarchiste et ses divers courants se réclamant des socialismes et des marxismes. Il n’est pas question ici de proposer un bilan d’un processus complexe sur lequel se sont penchés de grands historiens [15]. Cependant, il importe d’éviter les affirmations simplistes qui laissent penser qu’il y a eu en Espagne le camp des « bons » (les anarchistes) et le camp des « méchants » (les socialistes). Ainsi, il faut noter que le beau film de Ken Loach, Land and Freedom (La terre et la liberté) ne porte pas sur les anars, mais sur les militants du POUM (Partido Obrero de Unificación Marxista), qui était à l’époque le principal parti de la gauche marxiste en Espagne (bien loin devant le Parti communiste, dont il était une scission de gauche créée en 1935) [16]. Le POUM, dont Loach évoque les combats, s’est battu pour le socialisme démocratique et pour créer une grande alliance de tous les républicains en Espagne, incluant entre autres le grand syndicat anarchiste, la CNT (Confederación Nacional del Trabajo). Ce même POUM, assez souvent allié de la FAI (Federación Anarquista Ibérica) et de la CNT (les grands mouvements anarchistes), est devenu la bête noire du Parti communiste (PC) et de l’Union soviétique. Ses dirigeants (dont Andreu Nin) et militants furent pourchassés, assassinés et emprisonnés par le PC et les agents soviétiques. Malheureusement, la CNT et d’autres forces anarchistes, dont le poids politique et militaire était très important dans la lutte antifasciste, sont restées à l’écart de ce grave conflit qui a marqué, par ailleurs, le début de l’implosion du camp républicain. Tout au long de la guerre civile, les anarchistes bien implantés principalement dans les secteurs ruraux ont hésité sur la stratégie, parfois en se ralliant au camp républicain, parfois en restant à l’écart, ce qui a contribué à la défaite finale ; cette constatation n’enlève rien, par ailleurs, à l’héroïsme et à la détermination des militants anars [17]. Dans ce cas (comme dans d’autres), il faut éviter un certain aveuglement idéologique qui ne tient pas compte des faits, comme le faisait malheureusement une certaine tradition marxiste-léniniste (que Dupuis-Déri critique abondamment, avec raison par ailleurs).
La Russie
Là encore, on est confrontés à un dossier lourd, compliqué et tragique. Il est vrai que les anarchistes ont dénoncé les dérives autoritaires meurtrières de l’URSS, mais il est erroné de dire qu’ils ont été les seuls à le faire. Il est encore moins vrai de présenter le régime des Soviets, de même que le Parti bolchevique, comme une entité homogène, essentiellement autoritaire. En réalité, au moment de la révolution, les anarchistes étaient fortement engagés aux côtés des bolcheviques qui ont repris, sous l’influence de Lénine, le drapeau de la lutte pour une émancipation anticapitaliste et antiétatique. Après l’euphorie de la victoire, la principale dissidence n’est pas venue des anars, mais des « socialistes révolutionnaires » (SR), convaincus que la Russie devait continuer la guerre contre l’Allemagne (alors que Lénine pensait que les Soviets avaient besoin de faire la paix pour éviter l’éclatement du pays). Ce grave désaccord a conduit à une tentative d’insurrection de la part des SR, accompagnée d’attentats terroristes contre les dirigeants soviétiques [18]. Entretemps, les armées de la contre-révolution, les « Blancs », déclenchaient la guerre civile.
Devant cette situation, les bolcheviques ont réorganisé l’armée rouge et mis en place des instances policières (la Tcheka). Rapidement, cet appareil répressif s’est avéré redoutable. Des exactions terribles furent commises par les Rouges, en dépit des protestations d’une partie de la direction bolchevique. En 1918, les anars devenaient dissidents et rapidement leurs milices urbaines furent désarmées, pratiquement sans violence [19]. Les choses devinrent plus corsées en Ukraine, où une révolte aux accents paysans et nationalistes surgit sous l’influence de l’anarchiste Nestor Makhno, qui était, raconte Victor Serge, un « remarquable leader populaire ». Des tentatives de négociation eurent lieu, car les Rouges et les Noirs (anarchistes) combattaient ensemble contre les Blancs, mais peu après, les hostilités reprirent. Victor Serge explique que « les Rouges considéraient les partisans anarchistes et anarchisants comme un ferment de désorganisation destiné à faire le jeu de la contre-révolution petite-bourgeoise. Il y eut d’innombrables torts réciproques (mais) les plus grands torts, en tout cas, doivent être reconnus aux plus forts, qui se trouvaient déjà sur la pente glissante de l’État autoritaire » [20].
Encore là, une analyse minutieuse fait ressortir que dans cette guerre impitoyable, les dérives furent partagées [21]. Plus tard, au tournant des années 1920, le virage autoritaire se confirmait. Des résistances paysannes et ouvrières éclatèrent, notamment sous l’influence de communistes dissidents [22] qui se battaient à la fois pour rendre aux Soviets et aux syndicats la place qu’ils avaient acquise après 1917 et pour mettre un terme à la répression. C’est dans ces circonstances qu’est survenue la grande révolte des ouvriers et matelots à la base navale de Kronstadt. Les bolcheviques massacrèrent les insurgés, tout en acceptant, paradoxalement, la majorité de leurs revendications (relâchement des mesures de contrôle, libéralisation du commerce par les paysans, tentatives de redynamiser les Soviets, etc.). Ce fut un moment décisif. Quelques années plus tard, les ferments révolutionnaires et autogestionnaires issus d’Octobre 1917 étaient éliminés. À une grande révolution succédait une grande contre-révolution.
Dans ce tournant tragique, les anarchistes, qui bénéficiaient d’un appui substantiel au début de la révolution, ont été incapables de proposer une alternative, ce qui n’enlève rien à leur héroïsme. Ils incarnaient, dans le sillon de Pierre Kropotkine, l’esprit de liberté, de dignité, de grandeur morale, de générosité et d’altruisme. Cependant, selon Victor Serge, les anarchistes russes se sont marginalisés, malgré et à cause d’un esprit révolutionnaire « désincarné », d’une désorganisation sacralisée en dogme et d’une incapacité congénitale à faire des propositions « pratiques ». Encore là, Serge prend la peine de rappeler que la répression contre les anarchistes n’était ni nécessaire, ni légitime, et que la « faute principale » devait être imputée au pouvoir soviétique et notamment, « à l’esprit d’intolérance dont le bolchevisme se montra de plus en plus animé à partir de 1919 : monopole du pouvoir, monopole idéologique, la dictature des dirigeants du parti tendant déjà nettement à se substituer à celle des Soviets et du parti même » [23].
Concluons : réduire la révolution russe à une lutte des « bons » (les anarchistes) et des « mauvais » (bolcheviques) ne permet pas de comprendre cette trame. Elle est non seulement réductrice, mais elle substitue à l’interprétation auto justificatrice du « marxisme-léninisme » une autre idéologie fantaisiste et anhistorique.
Qui anime les résistances populaires ?
L’interaction et la convergence, de même que les débats et les divergences, ont toujours existé entre les diverses traditions anticapitalistes, et donc entre anarchistes, socialistes et marxistes. Au cours de ce développement, plusieurs courants « hybrides » se sont organisés, puisant dans divers répertoires, sans se réclamer de courants politiques et idéologiques précis. C’est par exemple le fait de plusieurs mouvements américains radicaux dans les années 1970, dont les Black Panthers. Plutôt que d’être des anarchistes qui s’ignoraient [24], les Panthers exprimaient la complexité d’un mouvement nationaliste radical dont la matrice idéologique provenait de Frantz Fanon, d’Amilcar Cabral, des révolutions cubaines et vietnamiennes, etc. Bien sûr, les Black Panthers ont fait de l’éducation populaire, organisé des cantines, pratiqué l’autodéfense et bien d’autres choses encore, mais il est abusif d’affirmer que ces pratiques étaient nécessairement et exclusivement anarchistes.
Plus récemment, des mouvements populaires ont créé des communes, libéré des populations et entamé la construction d’un nouveau pouvoir populaire, comme on l’a vu au Mexique dans la région du Chiapas. En admettant qu’une certaine influence explicitement anarchiste y ait été présente, il est abusif de prétendre que ces mouvements expriment essentiellement une tradition anarchiste. Pour les protagonistes comme pour les observateurs, le mouvement zapatiste est le résultat d’influences multiples dont la culture maya, des structures communautaires et des références symboliques autochtones, mêlées à une tradition marxiste authentiquement mexicaine [25]. De la même façon, il est erroné de penser que des mouvements contemporains comme Occupy sont « anarchistes dans la forme et les faits » [26], alors que, de toute évidence, ce mouvement a été au confluent de plusieurs approches et méthodes (socialistes, féministes, anarchistes, etc.). L’anarchisme est une des composantes d’une nouvelle perspective de l’émancipation qui émerge des luttes actuelles, et non la seule.
L’importance d’enrichir la pensée critique
Pour Dupuis-Déri, il y a plusieurs anarchismes, ce qui est une reconnaissance importante. De la même manière, on pourrait dire qu’il y a plusieurs marxismes, si on prend la peine d’étudier les débats riches et variés qui ont alimenté Marx, sans compter ses innombrables héritiers qui ont osé plusieurs fois dans leur vie admettre leurs erreurs et changer d’optique. Il faut dire également qu’au Québec, c’est ce marxisme ouvert, non dogmatique et non sectaire qui a dominé depuis les années 1960, et non les versions atrophiées qui sont apparues pendant une période relativement courte sous le label du « marxisme-léninisme ».
Dans leurs développements contemporains, le marxisme et les courants socialistes québécois ont participé, avec des courants anars et libertaires, à la construction des mouvements populaires. Cela est devenu apparent depuis une bonne vingtaine d’années maintenant, surtout à partir du Sommet des peuples des Amériques (2001) jusqu’aux Carrés rouges de 2012. Dans le mouvement syndical, dans le mouvement communautaire, dans les associations étudiantes, un radicalisme pluraliste, alimenté par diverses traditions théoriques, enrichit la portée et l’ampleur des luttes et de la pensée critique. Cet échange est particulièrement fructueux dans la lutte, dans la pratique, comme cela est toujours le cas. Notons par exemple la lutte pour la nécessaire transformation des mouvements eux-mêmes dans le sens de leur démocratisation et d’une créativité encourageant une réelle appropriation, brisant ou au moins affaiblissant les hiérarchies implicites et les structures trop verticalistes. Le métissage qui résulte de la convergence des courants donne des résultats, et c’est grâce à cette diversité des apports (et à leur fertilisation croisée) que des mouvements se développent, innovent, font des gains.
Du point de vue du marxisme créatif et antidogmatique, la contribution de la pensée anarchiste sera toujours précieuse, car comme le disait Victor Serge, sa valeur tient dans « l’esprit de liberté, avec ce qu’il implique de dignité, de générosité, de grandeur morale, de stimulant à l’action » [27]. Lorsqu’il s’adressait aux jeunes, Kropotkine, le vieil anarchiste russe, savait trouver les mots justes qui résonnent encore aujourd’hui :
Si réellement votre cœur bat à l’unisson avec celui de l’humanité […] alors en présence de cette mer de souffrances dont le flot monte autour de vous, en présence de ces peuples mourant de faim, de ces cadavres entassés dans les mines et de ces corps mutilés gisant en monticule au pied des barricades, de ces convois d’exilés qui vont s’enterrer dans les neiges de la Sibérie […] en présence de la lutte suprême qui s’engage, des cris de douleur des vaincus et des orgies des vainqueurs, de l’héroïsme aux prises avec la lâcheté, de l’enthousiasme en lutte avec la bassesse, vous ne pourrez pas rester neutres. Vous viendrez vous ranger du côté des opprimés, parce que vous savez que le beau, le sublime, la vie enfin, sont du côté de ceux qui luttent pour la lumière, pour l’humanité, pour la justice [28].
Autre grandeur de l’anarchisme, une morale droite, ardente et optimiste, marquée par l’altruisme et l’amour de la vie, une sorte de foi intérieure, semblable et différente des pensées spirituelles, avec ce que cela comporte de grandeur et d’errements :
La philosophie anarchiste, en faisant appel à l’individu, lui impose des attitudes dans la vie privée et dans la vie intérieure, lui suggère une morale, ce que ne fait pas autant le marxisme, doctrine de lutte de classes. Armés du libre examen, mieux libérés que quiconque des préjugés bourgeois sur la famille, l’honneur, l’honnêteté, l’amour, le « qu’en-dira-t-on ? » et le « comme il faut », les militants qui conçoivent l’anarchisme comme « une vie et une activité individuelle », selon l’heureuse formule de certains camarades français, opposeront à la réaction dans les mœurs leur bon sens et la vaillance de leur exemple [29].
Aujourd’hui, au Québec comme en Argentine, au Mexique, aux États-Unis ou en France, les militants et les militantes anarchistes participent à la construction du mouvement populaire, sans se prendre pour d’autres, sans penser qu’eux seuls « détiennent » la vérité et la « ligne juste révolutionnaire ». Peu d’entre eux entretiennent des visions tronquées et sectaires. Par exemple, au Québec, plusieurs jeunes qui se disent inspirés des idéaux libertaires participent à l’aventure de Québec solidaire. Ils le font, comme d’autres militants socialistes ou marxistes, sans naïveté, sachant que l’émancipation ne viendra pas principalement d’un exercice électoral. Toutefois, ils comprennent que cet exercice a sa valeur, parce qu’on peut ainsi prendre la parole, et qu’il ne suffit pas de se cloisonner dans une posture méprisante. Au bout du compte, la « ligne juste », si une telle formulation peut encore être « détournée » positivement, doit se traduire dans une approche où les familles militantes accompagnent les résistances, sans s’y substituer, sans penser qu’ils ont en poche un « programme tout fait », sans mépriser non plus les « petites » luttes (qui ne sont jamais si petites que cela), et qui portent en leur sein, parfois explicitement, parfois implicitement, les semences d’un monde libéré de l’oppression et de l’exploitation.
Pierre Beaudet
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