La couleur avait été annoncée à l’issue du sommet de Pau, le 13 janvier : dans la guerre contre les groupes djihadistes sahéliens, la France et ses alliés du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad) devaient obtenir des résultats sur le plan militaire, et vite – au risque, dans le cas contraire, de s’enliser encore un peu plus. Tous les engagements pris dans le Béarn portaient sur une durée de six mois tout au plus : mise en œuvre de l’accord de paix d’Alger au Mali ; effort militaire décuplé et concentré sur la « zone des trois frontières » située aux confins du Mali, du Burkina Faso et du Niger, où sévit l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) ; renforcement des relations entre l’armée française et les États sahéliens ; stabilisation du centre du Mali et du Burkina Faso… Hormis ce dernier point, les résultats sont spectaculaires.
Après Pau, la France a renforcé son contingent. Six cents soldats supplémentaires ont été envoyés sur place, portant les effectifs de Barkhane à 5 100 militaires (ils étaient 3 000 lors du lancement de l’opération, en juillet 2014). La plupart des nouveaux venus ont été déployés dans la « zone des trois frontières ». Ce mini « surge » – ou « sursaut » – a été accompagné d’un changement de stratégie : il s’agit désormais de taper fort, tant sur le théâtre des combats que sur celui de la communication.
Désormais, chaque semaine, l’armée française publie un communiqué dans lequel elle détaille sommairement ses opérations et livre un nombre approximatif de djihadistes « neutralisés ». Celui-ci a très sensiblement augmenté. Si l’on se fie aux communiqués de l’armée, plus de 150 combattants auraient été tués entre le 10 janvier et la fin février – un nombre qui va très au-delà de ceux affichés précédemment. Des actions plus offensives, menées notamment par la Légion étrangère, mais aussi l’intensification des frappes aériennes expliquent ce bilan. Outre les Mirage, l’armée française dispose de drones armés depuis le mois de décembre 2019. Alors qu’ils ne servaient, auparavant, qu’à recueillir du renseignement, ils sont aujourd’hui utilisés pour mener des frappes. Selon le journaliste Jean-Marc Tanguy, spécialiste défense, en un mois et demi d’activité, les trois drones Reaper chargés de bombes GBU-12 de 250 kg ont opéré « pas moins de dix frappes ».
De leur côté, les armées malienne et nigérienne ont elles aussi intensifié leurs opérations terrestres. Les Forces armées maliennes (FAMA) ont mené plusieurs offensives dans les environs de Diabaly et de Mondoro, dans le centre du pays. Les Forces armées nigériennes (FAN) ont pour leur part lancé l’opération « Almahaw » dans la région de Tillabéri, frontalière avec le Mali et le Burkina Faso. Fin février, elles ont annoncé avoir « neutralisé » 120 « terroristes » au cours d’une opération conjointe menée avec Barkhane. « On est dans la bonne voie, souligne un officier français. On a fait très mal à l’ennemi ces derniers temps. »
Seulement voilà : ce « sursaut » a également abouti à la multiplication de ce que l’on appelle, dans la novlangue communicationnelle, des « victimes collatérales ». Les exactions contre des civils se sont notamment accrues ces derniers temps au Mali. En 2018, l’armée malienne s’était rendue coupable de plusieurs tueries dans le centre du pays, essentiellement dirigées contre des Peuls. Mais après la publication de deux rapports documentant ces massacres (ici et là), les FAMA avaient modifié leur stratégie de reconquête d’un terrain en partie contrôlé par la katiba Macina, liée au JNIM (ou GSIM, Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans). Or ces dernières semaines, les militaires semblent avoir à nouveau adopté la stratégie de la terreur, notamment depuis l’attaque de la gendarmerie de Sokolo, le 26 janvier, revendiquée par le JNIM, au cours de laquelle vingt gendarmes ont été tués.
Dans un courrier adressé au premier ministre le 11 février, l’association peule Dental Wuwarbe établit une liste de tueries menées dans la zone de Diabaly : le 30 janvier dans le village de Doumguel, un boutiquier aurait été tué par les FAMA et cinq personnes arrêtées auraient disparu ; le 3 février à Kogoni-Peul, un berger aurait été tué et deux hommes auraient été arrêtés ; le 7 février, les FAMA auraient tué sept hommes dans le village de Massabougou, et en auraient arrêté 22 autres, dont 6 sont portés disparus ; le 9 février, ils auraient tué trois personnes à Sabaribougou, dont l’imam et le chef de village… « Le constat général est que les FAMA ne patrouillent que dans les villages peuls des communes de Dogofri, Diabaly et Sokolo, les personnes sont arrêtées et tuées du fait de leur appartenance communautaire peule », constate l’association.
Plusieurs sources locales confirment ces allégations. La Mission des Nations unies au Mali (Minusma) a mené des investigations sur le terrain pour les vérifier. S’il est encore trop tôt pour se prononcer, une source onusienne confirme que la plupart semblent fondées.
Kisal, une autre association peule, a pour sa part relevé d’autres exactions, toujours dans la même région. L’une des plus meurtrières s’est déroulée dans le village de Belidanedji, le 16 février. Ce jour-là, un baptême avait lieu au village. Selon des témoins, les militaires maliens seraient arrivés vers 11 h 30 à bord de quinze véhicules. Un habitant du village qui, craignant des représailles, a requis l’anonymat, a été témoin de leur furie : « Ils ont entouré le village, et ont commencé à tirer sur tout ce qui bougeait. Immédiatement, on a fui pour se cacher en brousse. Ensuite, ils se sont rendus sur le lieu du baptême, ils ont pris quatre hommes et les ont tués sur place. Puis ils ont pillé le magasin où les cultivateurs entreposent leurs céréales. Ils sont repartis vers 17 heures. » Quand il est revenu sur place, le témoin affirme avoir enterré quatre corps, plus un autre le lendemain. Mais selon lui, les FAMA auraient pris d’autres corps. Il parle d’un total de 19 morts, « tous des hommes du village, tous des Peuls sauf un Bambara ». D’autres sources avancent un bilan moindre (6 morts et 11 personnes arrêtées). Plus récemment, le 3 mars, lors d’une descente au marché de Dogofry, les soldats maliens auraient tué au moins huit hommes et arrêté une centaine de personnes.
Des massacres auraient également été commis plus à l’est, dans la zone de Mondoro, près de la frontière avec le Burkina Faso. Des sources locales et humanitaires évoquent deux opérations particulièrement meurtrières à Issey le 21 février (six personnes auraient été tuées), et à Boundouorwe le lendemain (douze hommes auraient été exécutés).
Plus rares sont les accusations de ce genre au Niger ces dernières années. Mais depuis quelques semaines, l’armée est son tour pointée du doigt. Plusieurs personnes arrêtées par les militaires sont portés disparues depuis plusieurs jours. Les 23 et 24 février à Banibangou et Inekar, les FAN sont accusés d’avoir tué dix hommes, tous des Daoussaks. Des membres de cette communauté ont demandé l’ouverture d’une enquête. Le 25, à Bissao, ce sont cinq Peuls qui auraient été exécutés par l’armée. « Aujourd’hui, les Peuls de la zone ont peur dès qu’ils voient des soldats, alors ils fuient, ce qui les rend encore plus suspects », souligne un défenseur des droits de l’homme basé à Niamey. Les forces de défense ont en outre entrepris de vider plusieurs villages dans les zones de combat, sans que des aires d’accueil ne soient aménagées pour les accueillir. Contraints de fuir, les habitants ont laissé derrière eux leurs biens et leur cheptel.
Les accusations touchent également l’armée française. Les 6 et 7 février, Barkhane a, selon un communiqué officiel [1], « conduit une opération d’opportunité à l’ouest du Gourma ayant abouti à la neutralisation d’une vingtaine de terroristes ainsi qu’à la destruction de plusieurs véhicules ». Cette opération « a mobilisé ses moyens aériens sur très court préavis », dont un drone, une patrouille de Mirage et deux hélicoptères.
L’histoire rapportée par des sources locales dit autre chose. Le 7 février en début d’après-midi, au lendemain des premières frappes contre des djihadistes, des habitants de la zone se trouvaient à Fatawada, un campement nomade situé dans les environs de Gossi, et étaient sur le point d’aller récupérer les corps des djihadistes, lorsqu’ils auraient été ciblés par un drone. Certaines sources parlent de plusieurs dizaines de morts, parmi lesquels des femmes, des vieux et des enfants. Tous appartiendraient à différentes communautés touaregs. Dans cette région en grande partie contrôlée par divers groupes armés – djihadistes ou non – et désertée par les autorités étatiques ainsi que par la plupart des notables et par les organisations non gouvernementales, menacés par les djihadistes, il est quasiment impossible de vérifier ces allégations. Dans un contexte de conflits communautaires exacerbés et d’alliances mouvantes, les intoxications sont nombreuses. Mais cette accusation contre l’armée française est jugée suffisamment circonstanciée par des sources indépendantes, y compris par des organismes institutionnels, pour être prise au sérieux.
Une autre frappe française menée le 24 février dans la région de Tombouctou, à Tintidhane, pourrait également avoir tué des civils. Selon des habitants de la zone, la frappe visait des véhicules militaires pris la veille lors de l’attaque, par des combattants armés, du camp de l’armée malienne de Bambara Maoude, au cours de laquelle trois soldats ont été tués. Ces véhicules ainsi que leurs occupants auraient été détruits par les frappes, mais des civils qui se trouvaient à proximité auraient également été tués. Le lieu ciblé est situé près d’une mare où, lors de la frappe, des éleveurs abreuvaient leurs troupeaux, affirment des témoins.
Sollicité par Mediapart, l’état-major indique que « les frappes des 7 et 24 février ont permis de mettre hors de combat des membres des groupes armés terroristes » et que, « selon nos bilans et éléments d’appréciation, aucune victime civile n’est à déplorer ». Mais il est incapable de décliner l’identité de chacune des victimes et ne semble pas plus en mesure de détailler leurs éventuelles responsabilités. « En dissimulant leurs campements ou leurs centres d’entraînement derrière l’apparence de lieux de vie civils, en déguisant leurs membres en bergers lorsqu’ils poursuivent des actions de combat, ou en récupérant l’armement et les munitions des personnes décédées après des combats, pour les faire passer pour des personnes civiles, [les groupes djihadistes] cherchent à imputer à la force Barkhane des pertes et des dommages infligés aux populations civiles », précise l’état-major. Plusieurs sources locales rétorquent qu’effectivement, les djihadistes se mélangent aux civils, mais que cela ne fait pas forcément de ces derniers leurs complices, ni même leurs partisans.
Rémi Carayol
Les différentes accusations développées dans cet article ont été systématiquement vérifiées auprès de sources différentes : locales, humanitaires, onusienne, etc. L’impossibilité de se rendre dans les zones concernées, en raison de la menace des groupes armés, et l’extrême vulnérabilité de ceux qui prennent le risque de témoigner et de subir ainsi des représailles, compliquent ces vérifications.
Sollicité le 24 février, l’état-major de l’armée a répondu à certaines de nos questions le 6 mars. Comme indiqué dans l’article, il nie la présence de civils sur les lieux de frappes les 7 et 24 février. Il prend soin de rappeler certaines règles d’engagement : « La force Barkhane prend systématiquement toutes les précautions possibles pour protéger la population et les biens civils. En cas de doute, les opérations sont suspendues et reportées. L’emploi contrôlé de la force par les armées françaises repose ainsi sur un système de vérification constant avant et après une attaque. Toute perte civile ou dommage civil ou toute allégation de telle perte ou de tel dommage qui résulterait d’une attaque ou d’une frappe de la force Barkhane entraîne une vérification destinée à établir la matérialité des faits. Dans tous les cas une enquête interne est systématiquement diligentée afin d’identifier un éventuel dysfonctionnement, des risques susceptibles d’affecter le fonctionnement des forces placées sous l’autorité du chef d’état-major des armées, et des responsabilités éventuelles associées. Cette enquête interne, qui comprend différents niveaux d’analyse, est réalisée sans préjudice d’une enquête judiciaire qui peut être ouverte par le ministère public si les faits sont avérés. »
Par contre, il ne répond pas à certaines de nos questions concernant le déroulement desdites opérations ; l’identité et les responsabilités éventuelles, ou même la réalité de leur engagement au sein d’un groupe armé djihadiste, des personnes « neutralisées » ; ou encore l’utilisation des drones armés et notamment les précautions prises avant une frappe.
Sollicitées le 6 mars afin de répondre aux allégations évoquées dans l’article, les autorités militaires du Mali et du Niger n’ont pas donné suite.