La nouvelle montée des mobilisations des femmes et féministes de ces dernières années est un fait incontournable.
Ces dernières années, nous avons vécu une nouvelle montée des mouvements féministes qui, dans un certain nombre de pays, ont pris un caractère massif et, parallèlement, une participation et un leadership accrus des femmes dans de vastes mouvements de protestation de masse et dans des soulèvements populaires. De ce point de vue, compte tenu des différents paradigmes de lutte de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ou des années 1960 et 1970, et de son développement en même temps que d’autres processus de mobilisations internationales massives, nous considérons qu’une nouvelle vague du mouvement des femmes est en cours, qui aura un effet durable sur les formes et exigences de la lutte des classes.
« Pour changer les conditions de vie, nous devons apprendre à les voir à travers les yeux des femmes. » Léon Trotsky (1)
1. Le contexte
Le texte de notre 17e Congrès mondial a souligné le chaos et la crise géopolitique générale qui existent aujourd’hui. Cette crise affecte particulièrement les femmes et est en train de produire un retour en arrière généralisé par rapport à ce qu’on appelle souvent la « révolution la plus longue » qui a fait accroître les droits des femmes au cours du siècle passé.
Cette contradiction entre, d’un côté, les aspirations des (jeunes) femmes à une vie qui vaut la peine et, de l’autre, l’aggravation de la situation actuelle est à la base de la nouvelle montée des mobilisations des femmes et explique le caractère souvent global des plateformes qui ont émergé ainsi que le développement de la grève féministe des femmes comme méthode d’action symbolisant un rejet du système dans son ensemble.
1.1 Néolibéralisme
La mondialisation capitaliste, la financiarisation et l’internationalisation croissante des chaînes de production ont réduit la capacité des gouvernements à mettre en œuvre des politiques économiques dans l’intérêt collectif des classes dirigeantes. Les pays impérialistes s’efforcent encore d’assurer des conditions favorables à l’accumulation du capital, mais le capital mondial fonctionne plus indépendamment qu’auparavant. Les crises financières de 1997 et 2007-2008 ont révélé les contradictions inhérentes à la mondialisation capitaliste avec des conséquences majeures – politiques, sociales et structurelles – dont l’explosion de la dette.
Le chômage, le sous-emploi et l’emploi précaire, la réduction massive des services de base (logement, éducation, aide sociale, etc.), ainsi que les crises agricoles, ont eu un impact massif sur la capacité de survie de millions de personnes.
Tout cela a particulièrement un impact sur les femmes, tant dans le travail salarié que non salarié. Les femmes sont plus nombreuses à occuper des emplois précaires, des emplois dans le secteur informel ou dans des secteurs où le chômage a grimpé en flèche. La dégradation des services publics augmente la quantité de travail domestique nécessaire pour reproduire le foyer – travail dont une part disproportionnée revient aux femmes.
1.2 La montée de l’extrême droite, le fondamentalisme religieux, l’autoritarisme, l’anti- « idéologie du genre »
La montée de courants fondamentalistes d’extrême droite, autoritaires et religieux, souvent liés, mais pas toujours identiques, a des conséquences spécifiques et néfastes pour les femmes.
Le renouvellement de la droite radicale renforce une poussée réactionnaire qui vise à saper les droits des femmes et des personnes LGBTIQ, l’avortement, le droit de la famille et la chasse aux sorcières contre les personnes LGBTIQ. Ils ciblent particulièrement les femmes qui subissent à la fois le racisme et le sexisme.
Dans de nombreux pays occidentaux, ils utilisent la propagande islamophobe, en particulier contre les femmes musulmanes. Les agressions contre les femmes portant le voile se multiplient.
Alors que certains mouvements attaquent clairement les femmes et les personnes LGBTIQ, souvent en présentant l’homosexualité et les droits LGBTIQ comme des exportations impérialistes, d’autres utilisent l’homonationalisme et le fémonationalisme : sous prétexte de défendre les femmes et les personnes LGBTIQ, ils attaquent des groupes comme les migrants ou les musulmans, les accusant de viol ou affirmant que l’islam est contre l’homosexualité. Par conséquent, l’extrême droite peut connaître des tensions entre ceux qui veulent faire appel au sexisme et à l’hétérosexisme de leur base et ceux qui instrumentalisent les droits des femmes et des LGBTIQ au service de l’islamophobie et des préjugés anti-immigration. Cependant, en fait, ils se renforcent mutuellement.
Ces pratiques imposent des rapports de pouvoir oppressifs sur le corps et la vie des femmes. Les codes juridiques religieux dépendent fortement de la famille et de la ségrégation des rôles entre les sexes qui mettent en danger la vie des femmes.
D’autres courants d’extrême droite émergent comme fondamentalisme religieux dans toutes les « grandes » religions ou comme fondamentalisme « religieux national ». Ils influencent des gouvernements aussi importants que les États-Unis et le Brésil et jouent un rôle central dans certains pays d’Europe de l’Est. Qu’ils soient évangélistes ou catholiques extrémistes, les courants chrétiens font des ravages en Amérique latine et en Afrique avec des politiques profondément réactionnaires à l’égard des femmes – notamment sur la question de l’avortement et du droit des femmes à choisir – et des LGBTIQ avec une idéologie antigenre qui cherche à soutenir les rôles traditionnels masculin et féminin et attaquer les LGB et particulièrement les trans. Le monde musulman n’a pas de monopole, mais une dimension internationale particulière, avec des mouvements « transfrontaliers » comme l’État islamique ou les talibans. Les mouvements théofascistes ont recours à la violence sexuelle systématique contre les femmes et les mineurs dans les territoires qu’ils contrôlent, principalement sous forme de viol et d’esclavage sexuel. Ils s’en servent pour recruter des membres et lutter contre d’autres groupes.
Le conservatisme néolibéral qui vise à renforcer la famille patriarcale a considérablement augmenté la violence contre les femmes. Outre l’impunité dont jouissent les auteurs de ces violences, la réduction de l’aide matérielle à celles qui en sont victimes crée un environnement social qui encourage la violence masculine.
1.3 Catastrophe climatique
La catastrophe climatique annoncée pour l’avenir est déjà présente dans de nombreuses régions du globe.
Les peuples autochtones, les paysan·e·s et les jeunes sont à l’avant-garde des luttes environnementales et les femmes jouent un rôle de premier plan dans ces trois secteurs. Cette situation est le produit de leur oppression spécifique, et non de leur sexe biologique – comme l’ont montré les écoféministes non essentialistes. Le patriarcat impose aux femmes des fonctions sociales directement liées aux « soins » et les place à l’avant-garde des défis environnementaux.
Les femmes produisent 80 % de la nourriture de base dans les pays du Sud, elles sont donc directement confrontées aux ravages du changement climatique et de l’agrobusiness. De même, elles assument la plupart des tâches liées à l’éducation des enfants et à l’entretien de la maison et sont donc directement confrontées aux effets sur la santé et l’éducation de la destruction de l’environnement et de l’empoisonnement de leurs communautés. L’auto-organisation des victimes du chaos climatique et leur défense font partie de la lutte climatique, les femmes dans leurs communautés sont au cœur de ces mobilisations.
1.4 Migration massive
Il y a d’importants déplacements de population : 250 millions de migrant·es internationaux, 750 millions de migrant·es internes (personnes déplacées…) souvent en raison de changements économiques structurels avec des disparités régionales importantes. Il y a aussi des déplacements permanents dus aux guerres, et maintenant au changement climatique. Les deux tiers des migrations internationales se font entre des pays ayant un niveau de développement comparable.
La migration des femmes dans un contexte de crise aggrave et accroît l’oppression et l’impact de l’exploitation des femmes. Le contexte est l’appauvrissement extrême et la perte des droits. Les femmes émigrent à la recherche de meilleures conditions de vie pour elles-mêmes et leur famille, ou en raison de persécutions politiques, de genre ou à la suite de guerres. Dans ce contexte, les femmes sont confrontées à la discrimination sexuelle, au racisme et à l’exploitation. Les femmes souffrent également de « nouvelles » formes de travail qui s’apparentent pratiquement à l’esclavage : l’enfermement, la prostitution et la traite des êtres humains.
Les pays industrialisés pourraient facilement accueillir des migrant·es, mais ils/elles sont souvent devenus la cible de campagnes xénophobes. Cela a des conséquences particulièrement importantes pour les femmes, car les lois répressives sont utilisées pour briser les liens familiaux.
1.5 Crise de la reproduction
Le capitalisme a toujours dû assurer la reproduction de la main-d’œuvre sans laquelle il ne pourrait fonctionner : la reproduction de la main-d’œuvre est partie intégrante du cycle de valorisation du capital.
La forme patriarcale de la famille capitaliste, renforcée par les notions de « salaire du chef de famille », assignant aux femmes au sein de la famille la responsabilité des tâches de reproduction, a permis au capitalisme d’assurer cette reproduction au moindre coût pour lui-même.
Il s’agit d’un processus inégal, non seulement parce que la croissance du capitalisme lui-même a été inégale, si bien qu’aujourd’hui nous voyons des vestiges précapitalistes subsister dans certaines parties du monde, mais aussi parce que, pour des raisons économiques et politiques, différents modèles se sont développés dans différentes situations.
Lorsque le capitalisme a eu besoin de la masse des femmes pour faire partie de la main-d’œuvre salariée, notamment dans le boom d’après-guerre des pays capitalistes avancés, il a été contraint, de différentes manières selon les rapports de forces et la nature précise de l’économie locale, de fournir certains services par le biais de l’État : éducation, santé, logement, garderies, etc. Ce travail, considéré comme féminin parce qu’il correspond au rôle des femmes au sein de la famille, était et est faiblement rémunéré et exécuté en très grande majorité par des femmes, souvent issues de minorités ethniques et/ou migrantes.
Mais comme le capitalisme est entré dans une profonde crise économique, il a été contraint de s’attaquer à ces mêmes services par l’austérité, tout en cherchant à maintenir les femmes dans le travail salarié, mais en essayant de réduire davantage leurs salaires et leurs conditions. Les contradictions ainsi déchaînées ont alourdi le fardeau de nombreuses femmes, les obligeant à faire le travail que l’État avait auparavant assumé. Elles ont poussé de nombreuses femmes à quitter le marché du travail ou à occuper des emplois encore plus précaires. Ils ont également créé une demande croissante pour des femmes encore moins bien payées et plus précaires – y compris sans-papiers – pour faire ce travail afin de permettre à d’autres femmes de garder leur place sur le marché du travail. Cette situation fait peser une charge de plus en plus lourde sur les autres femmes de la famille de ces femmes migrantes, car ce sont celles-ci qui doivent s’occuper des familles restées dans le pays d’origine. Cela pose également une contradiction pour les États capitalistes avec leur désir de limiter la migration.
2. Quels sont les facteurs qui ont provoqué cette montée ?
2.1 Les acquis des vagues précédentes
Les nouvelles générations ont pu profiter – de façon inégale mais combinée au niveau mondial – des acquis obtenus par le mouvement des femmes et LGBTIQ des vagues précédentes : d’abord au niveau des droits formels, des lois, de l’accès des femmes à l’éducation et à la santé, ensuite au niveau des droits et des libertés reproductifs et sexuels, des ouvertures dans le monde professionnel, académique, culturel, politique et des médias. Dans plusieurs pays, des tendances féministes socialistes ont lutté avec succès dans – et avec – le mouvement ouvrier pour améliorer le droit du travail.
2.2 Féminisation du travail
Les femmes travaillent partout plus que les hommes… mais une partie de leur travail est invisibilisée. (Dans les pays du Sud global, les femmes travaillent en moyenne 9h20 par jour pour 8h07 pour les hommes, mais elles ne sont payées que 5h10 pour 6h40 pour les hommes. Femmes et hommes effectuent donc respectivement 4h10 et 1h30 non payées. Au Nord, les chiffres pour les femmes et les hommes sont respectivement de 8h10 et 7h40 de travail quotidien dont 3h30 et moins de 2h non payées.) Les femmes continuent d’assumer plus de trois quarts du travail de soin non rémunéré dans le monde.
Néanmoins, les femmes accèdent de plus en plus au marché du travail mondial même si l’écart avec les hommes persiste.
De 1980 à 2008, 552 millions de femmes ont intégré le marché du travail. Au niveau mondial, 4 travailleurs sur 10 sont des femmes. Dans cette période il y a une hausse importante de la main-d’œuvre féminine en Amérique latine : d’un quart à un tiers en Amérique centrale et à deux cinquièmes en Amérique du Sud.
Dans des zones traditionnellement de moindre emploi des femmes, comme l’Afrique du Nord, le pourcentage a augmenté de 20 à 26 % ; et en Asie occidentale de 23 à 27 %. Le pourcentage n’a pas beaucoup bougé en Afrique subsaharienne et en Europe de l’Est et Asie centrale où il dépassait déjà 40 %, de même qu’en Afrique australe : 40 %. Cette tendance continue mais s’est affaiblie.
Et elles accèdent à des emplois de moindre qualité !
Partout les femmes subissent davantage le temps partiel imposé. Ce sous-emploi peut atteindre jusqu’à la moitié de l’emploi féminin total. Au niveau mondial, près de la moitié des travailleuses occupent ce que l’OIT appelle un « emploi vulnérable » notamment dans les entreprises agricoles, dans l’artisanat, le commerce. En Asie du Sud et en Afrique subsaharienne, elles sont plus de 70 %. (Le sous-emploi peut atteindre jusqu’à 40 ou 50 % de l’emploi féminin total : 52,4 % à Madagascar, de 35 à 40 % au Bangladesh, en Éthiopie et en Indonésie, plus de 25 % au Salvador, au Nicaragua et au Paraguay.)
La mondialisation néolibérale a profondément changé la structure de l’économie et des emplois.
Globalement, l’emploi s’est déplacé en vingt ans de l’agriculture vers l’industrie, puis vers les services qui emploient environ la moitié de la main-d’œuvre.
Un quart de la main-d’œuvre féminine mondiale travaille encore dans l’agriculture, qui reste la première source d’emploi des femmes en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne. Mais les politiques économiques favorisent les secteurs orientés vers l’exportation, masculins pour la plupart, au détriment des cultures vivrières. Les femmes constituant la majorité des petit·e·s exploitant·e·s agricoles du monde, leur situation est encore fragilisée.
La présence des femmes dans l’industrie s’est affaiblie depuis 1995. En général, elles sont concentrées dans les secteurs comme le textile et l’habillement. Dans les zones économiques spéciales (zones franches) les industries destinées à l’exportation embauchent une majorité de femmes souvent très jeunes et conjuguent bas salaires et absence de protection sociale, conditions de travail dramatiques et violences sexistes.
De 1995 à 2015, la part des services dans l’emploi des femmes est devenue majoritaire dans le monde. Partout les femmes sont cantonnées dans certains secteurs d’activité : commerce dans les pays à revenu intermédiaire, santé et éducation dans les pays à revenu élevé. Globalement, la forte concentration des femmes est associée à une haute fréquence du travail à temps partiel et à la faiblesse relative des rémunérations, surtout dans la vente, le nettoyage et la restauration. Leur surreprésentation dans la santé, l’éducation et le travail social est en lien direct avec les stéréotypes de genre qui dévalorisent les qualifications requises dans ces branches. Mais plus généralement s’y imposent la flexibilité et des conditions spéciales de pénibilité incluant la capacité à assurer une multiplicité de tâches et l’implication émotionnelle, des « qualités typiquement féminines », qui dessinent de nouvelles formes de servilité.
L’écart de salaire entre les femmes et les hommes, en moyenne mondiale, est évalué à 23 %. Près de 40 % des femmes ne cotisent pas à la protection sociale. Conséquence, 200 millions de femmes ayant atteint l’âge de la retraite ne disposent d’aucune pension. Au total 70 % des pauvres dans le monde sont des femmes.
La « féminisation » du travail concerne l’ensemble des travailleur·es
Elle doit s’entendre non seulement comme l’augmentation de la participation numérique des femmes au marché du travail mais aussi dans le sens où, sous les coups des politiques néolibérales, les conditions caractéristiques de la situation des femmes au travail – précarité, instabilité, vulnérabilité, sous-emploi, absence de droits et de protection sociale, bas taux de syndicalisation… – ont tendance à s’étendre à l’ensemble du prolétariat. La précarisation de l’emploi ne cesse de progresser, elle concerne près de la moitié de l’emploi total. Tout comme la part de l’économie informelle qui concerne plus de six travailleur·e·s sur dix et quatre entreprises sur cinq dans le monde.
Les frontières entre travail rétribué et repos tendent à s’effacer – comme dans le travail de reproduction (il faut être au service des patrons 24h sur 24) – ainsi que celles entre vie personnelle et vie professionnelle. On requiert la mise à l’œuvre de capacités et caractéristiques attribuées aux femmes comme la belle présence, la séduction, le soin aux relations, l’empathie, le multitâches… au service de l’entreprise.
2.3 L’augmentation de la violence sexiste
La violence à l’égard des femmes, socialement construite et naturalisée par l’État, bénéficie de l’impunité. Les décès violents s’intègrent dans un réseau complexe de discrimination et d’exploitation des femmes, fondées sur leur sexe, mais aussi par classe sociale, appartenance ethnique, situations à risques multiples, marginalité, insécurité, militarisation, migration, etc.
Plus d’un tiers des femmes du monde subiront au cours de leur vie des violences sexuelles ou physiques. (Chiffres OMS 2013 : 35,6 % au niveau mondial, Afrique 45,6 %, pays d’Europe à PIB faible ou moyen, 27,2 % ; dans les pays d’Europe à PIB élevé, 32,7 %.) La majorité des femmes tuées le sont par un partenaire ou un ex. On assiste à une escalade des crimes sexistes encore aggravée par la crise de 2008. L’indépendance économique, psychologique et sexuelle croissante des – jeunes – femmes, les rend objet de « représailles » de la part des membres masculins de leur famille. Les crimes de haine pour « corriger » le comportement des femmes, lesbiennes, trans et hétéros et de toutes celles et ceux qui « trahissent » les codes conservateurs sont légitimés par les propagandistes de droite politique et religieuse.
L’ordre néolibéral mondial déstabilise l’ensemble des sociétés et des rapports sociaux. En particulier la destruction des services publics et des protections sociales impacte les structures familiales, alourdissant les tâches et responsabilités de soin qui pèsent sur les femmes. En même temps elle réduit les possibilités d’échapper à la violence alors que les politiques d’austérité tendent à réduire le financement des centres et des refuges qui accueillent les femmes victimes de violences.
Le féminicide, aujourd’hui reconnu comme l’une des formes extrêmes de violence de genre, est le meurtre et la mort de femmes résultant des diverses formes de violence : physique, sexuelle, psychologique, familiale, professionnelle, institutionnelle. Cette nouvelle forme de violence extrême apparue à l’origine à Ciudad Juarez au Mexique en 1993, s’est étendue dans tout le pays et est maintenant reconnue comme un phénomène mondial et régional en Amérique latine. Le slogan Ni Una Más ! inventé par les femmes mexicaines, devenu 22 ans plus tard le slogan Ni Una Menos des femmes argentines – et repris aujourd’hui dans la région et dans le monde – est la preuve tangible de la persistance et de l’augmentation de cette forme de violence misogyne et machiste, de l’impunité et des violations des droits humains. Dans de nombreux pays, les femmes s’organisent pour rechercher leurs filles disparues et demander justice à l’État dans les affaires de féminicides. En reprenant les noms des victimes, ces campagnes deviennent souvent emblématiques.
Le mouvement #MeToo, qui a explosé aux États-Unis, a eu un impact mondial. Les femmes ont pris la parole pour dénoncer le harcèlement sexuel dans différentes sphères culturelles, professionnelles, sociales et le harcèlement au travail. Elles ont brisé le silence, ce qui a montré les obstacles qu’elles rencontrent en le faisant dans des cadres formels, et cela a également défendu la légitimité de la dénonciation publique.
Une nouvelle génération de jeunes féministes a réagi à la violence sexuelle dans les universités en se confrontant aux autorités universitaires et en exigeant des réponses et des moyens pour faire face à ces agressions sexuelles.
Dans de nombreux pays, les femmes disparaissent pour être utilisées comme esclaves sexuelles par les réseaux de traite et de crime organisé.
Dans de nombreux conflits, le viol est utilisé comme arme de guerre. Il poursuit des motifs divers, de l’humiliation communautaire à l’épuration ethnique, en passant par la terrorisation des populations civiles.
La tendance à réduire la main-d’œuvre, du fait de la mondialisation capitaliste, accroît la migration des femmes et des enfants (y compris des enfants voyageant seuls). Le taux de chômage des femmes migrantes est plus élevé que celui des hommes. Leurs conditions de travail et d’emploi sont liées aux rôles traditionnels des femmes. Cela les rend plus vulnérables aux violences sexuelles, aux disparitions, à la prostitution, à la traite, à l’extorsion, à la séparation d’avec leur famille (beaucoup voyagent avec des enfants), à la détention arbitraire, à la maladie, aux accidents et aux féminicides. Comme elles sont souvent responsables des enfants qui voyagent avec elles, elles deviennent une double cible et les difficultés augmentent parce que leur statut de travailleuses sans papiers rend plus difficile l’obtention d’un emploi ou de services pour elles et leurs enfants.
Au cours des deux dernières décennies, sous la pression du mouvement féministe pour exiger que l’État assume ses responsabilités et crée de nouveaux cadres juridiques pour faire face aux violences, beaucoup de pays ont introduit lois et politiques publiques pour lutter contre les inégalités et la violence contre les femmes et les féminicides. Pourtant, dans la réalité elles n’ont pas réussi à éliminer la violence. Au contraire elle augmente en même temps qu’elle devient visible grâce à l’énergie et la détermination des femmes pour la dénoncer.
Les obstacles auxquels se heurtent les femmes victimes de violence dans l’accès à la justice sont liés à la discrimination sexuelle, aux préjugés d’infériorité des femmes et aux stéréotypes qui soutiennent une culture et une idéologie systémiques. Les militantes, les défenseuses des droits humains, des féministes qui luttent pour la défense des femmes victimes de violence sont confrontées à l’hostilité et aux menaces, criminalisées et, dans certains cas, contraintes à l’exil.
2.4 Le rôle accru des femmes dans la société et dans les mouvements sociaux
Les femmes ont toujours participé activement dans les mouvements de contestation de l’ordre établi, les révoltes pour le pain (ou son équivalent), les batailles contre l’exploitation et les tyrannies. Mais c’est dans ces dernières décennies que les femmes comme sujet politique ont surgi clairement au premier plan des mobilisations de toute sorte. Des batailles environnementales et de défense de leur territoire, dirigées par des femmes paysannes et indigènes, mais aussi au sein des mouvements urbains, contre l’action prédatrice et dévastatrice des multinationales sur les questions de la terre et de l’eau ; dans les luttes pour les droits humains et contre la répression étatique et paramilitaire, les mobilisations contre le racisme et la criminalisation/exclusion des migrant·es…
Citons-en seulement quelques-unes : Maxima Acuña et sa bataille contre les activités minières au Pérou ; Berta Caceres, défenseure des droits humains au Honduras ; Alaa Salaah, dirigeante de la révolte démocratique au Soudan ; Black Lives Matter aux États-Unis ; Greta Thunberg dans le jeune mouvement global Fridays For Future contre le bouleversement climatique ; Dayamani Barla, au Jharkhand en Inde, à la tête d’une mobilisation de masse contre la plus grande compagnie de l’acier ArcelorMittal ; le Conseil pastoral des femmes Maasai au Loliondo, qui dirige les luttes pour la terre ; Mujeres Unidas y Activas (MUA), une organisation de base d’immigrées latinos à San Francisco Bay, qui a joué un rôle clé dans l’approbation en 2013 de la loi sur les droits des travailleur·es domestiques.
Les femmes mènent les résistances des communautés, comme la marche des femmes qui revendique la protection des terres, de la santé et de l’éducation, appartenant à plus de 100 peuples autochtones au Brésil. Ou le rôle prépondérant des femmes autochtones en Équateur révoltées par les mesures économiques visant à mettre fin aux subventions aux carburants, qui ont un impact sur leur vie quotidienne.
Il y a donc une croissance notable de la participation et du leadership des femmes dans le mouvement social et politique, entrant pleinement dans le processus politique national comme ce fut le cas au Brésil contre Bolsonaro, aux États-Unis contre Trump, en Équateur contre le FMI et dans d’autres pays contre les multiples attaques des politiques néolibérales.
Si on regarde de plus près, on voit qu’il s’agit de luttes liées à la question de la défense de la vie, de la reproduction sociale dans le sens écologique, économique, social, culturel et parfois spirituel.
Ces luttes s’accompagnent d’une prise de conscience par les participant·es de l’inégalité de genre régnant dans leur propre milieu comme dans la société en général. La violence masculine structurelle envers les femmes en devient d’autant plus insupportable.
La nouvelle montée féministe et le rôle accru des femmes dans les mouvements sociaux ont permis l’apparition de nouvelles figures politiques féminines. L’élection d’Ada Colau ou de notre camarade Teresa Rodrigues dans l’État espagnol, des nouvelles représentantes – non blanches – de la gauche des Démocrates aux États-Unis, comme Alexandria Ocasio Cortez et Rashida Tlahib, ou Marielle Franco au Brésil en sont quelques exemples.
2.5 Les antécédents de la nouvelle vague
Au cours de la vague précédente du mouvement des femmes, des efforts ont été faits pour la coordination internationale. À la fin des années 1970, la Campagne internationale pour le droit à l’avortement a été fondée, elle a évolué et est devenue le Réseau mondial des femmes pour les droits reproductifs, toujours actif. Les premières Rencontres féministes en Amérique latine et dans les Caraïbes ont eu lieu en Colombie en 1981, elles sont biannuelles et toujours actives. Cette conférence a décidé de marquer le 25 novembre comme journée de lutte contre les violences faites aux femmes, cette date a été adoptée en 1995 par l’ONU comme la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
La Marche mondiale des femmes contre la pauvreté et la violence est née en 1998 à la suite de la Conférence des Nations unies sur les femmes de Beijing en 1995, mais elle s’oriente en direction des femmes populaires et de l’action de rue. Elle a connu un certain succès pendant la période des Forums sociaux et existe encore dans certains pays. Ces différentes tentatives de coordination internationale ont coïncidé avec des moments de montée des mouvements sociaux au niveau international et ont souffert du même déclin que ces mouvements. Cependant, l’ONGisation du mouvement des femmes a permis la poursuite d’une certaine coordination internationale. Il y a eu des rencontres internationales des femmes rurales sur la question de la souveraineté alimentaire (Nyeleni – Mali 2007) et le positionnement féministe croissant de Via Campesina, le principal réseau international paysan qui s’est développé.
En même temps, toutes les révoltes ou révolutions sociales qui ont éclaté au cours des dernières décennies ont vu une forte participation de femmes qui ont développé leur propre cadre d’analyse et d’action au sein de ces mouvements : de la loi des femmes dans le mouvement zapatiste à la présence des femmes dans les mouvements de la place Tahrir, Occupy, 15M, dans le « printemps arabe » et l’exemple éclatant des femmes combattantes kurdes. Dans tous ces mouvements il ne s’agit plus de prioriser les luttes, anticoloniales, anticapitalistes, démocratiques, antiracistes et antipatriarcales les unes par rapport aux autres, mais au contraire commence à se dégager clairement un féminisme intersectionnel qui aborde l’ensemble des oppressions de façon combinée.
2.6 Le féminisme libéral ou réformiste dépassé
Pendant ce temps, dans plusieurs pays hautement industrialisés qui avaient connu un certain degré d’État-providence pendant le boom de l’après-guerre, le féminisme libéral et réformiste est devenu un sous-produit de la deuxième vague féministe.
Le féminisme réformiste se caractérise par l’intégration de revendications féministes et souvent de militantes dans des partis sociaux-démocrates et d’autres partis réformistes, notamment lorsqu’ils sont au gouvernement local ou national, en adoptant des politiques et finançant des projets inspirés par le mouvement des femmes mais avec peu ou pas d’auto-organisation.
Le féminisme libéral se centre sur la féminisation des entreprises, des administrations et de la culture dominante, sans en remettre en cause le caractère de classe et de « race » et au contraire en agissant comme alibi à l’exploitation d’autres couches sociales : migrantes, racialisées, pauvres… C’est ce que Nancy Fraser appelle le « lean in feminism » (le féminisme intégré et utile au système) et qui a servi de frein pendant une certaine période pour que de nouvelles générations et d’autres couches de femmes non privilégiées s’identifient au féminisme. Il a fait naître de nombreuses illusions quant à l’idée d’une intégration progressive des femmes – de quelles femmes ? – dans les instances dirigeantes en brisant le fameux « plafond de verre ».
Dans les pays dits du tiers monde se développait le phénomène de l’ONGisation, c’est-à-dire le conditionnement et la neutralisation progressive des mouvements de femmes à l’intérieur des ONG et dans le cadre des rendez-vous de l’ONU, financés et professionnalisés par celles-ci au détriment de leur radicalité et de l’autogestion.
Vu l’aggravation des conditions de vie et la précarisation, suite à la crise de 2008, contrairement à ces illusions gradualistes, les mouvements nés dans les années 2010 se sont développés en nette opposition à cette approche.
3. Quelles sont les spécificités de ce mouvement ?
Le cycle actuel de mobilisations a ses propres caractéristiques, dérivées du contexte dans lequel il se déroule. D’une part, nous trouvons des questions spécifiques à la période historique (de la crise de la gauche, des sujets politiques, de l’individualisme néolibéral qui se glisse dans toutes les sphères, de la méfiance envers le politique, de la perte et des retrouvailles avec le stratégique, etc.) et, d’autre part, nous nous retrouvons avec nos propres formes de lutte, avec une nouvelle grammaire du mouvement féministe. Nous partons de l’idée qu’en ce moment le mouvement féministe est un mouvement créatif qui est capable de mettre sur la table de nouveaux débats et de nouveaux outils pour changer le monde.
3.1 Extension géographique
Les mobilisations ont parcouru toute la planète, acquérant une plus grande pertinence en Amérique latine et à la périphérie de l’Europe. L’Argentine, le Brésil, l’Espagne et récemment le Mexique sont à la tête de ces mobilisations qui se sont étendues à d’autres pays. La lutte pour le droit à son propre corps, pour le droit de décider et la dépénalisation de l’avortement ainsi que la lutte contre la violence machiste (et en particulier contre le féminicide et la violence sexuelle) ont été les principaux axes de mobilisation.
La grève féministe est devenue un axe central d’articulation du mouvement féministe au niveau international, s’étendant à toute la planète. Mais le plus important est de comprendre comment cette grève féministe rejoint un moment où les femmes sont en première ligne, comme avant-garde, des résistances aux politiques néolibérales, et de comprendre que ces résistances ont leur forme propre dans chaque territoire. Aux États-Unis, elle s’articule autour du rejet de Trump. En Afrique du Nord et dans les régions arabes, le rôle que jouent les femmes dans les mobilisations sociales et politiques est indéniable.
La lutte contre la violence machiste a également réussi à articuler le mouvement au niveau international, en se reconnaissant mutuellement, de l’Amérique latine à l’Inde et l’Europe. Des initiatives telles que #MeToo se distinguent par leur dimension médiatique, mais cette reconnaissance mutuelle et l’accent mis sur la violence sexuelle vont au-delà de ces initiatives, dans un travail continu pour rendre visible, dénoncer et s’organiser face à une telle violence.
3.2 Nouvelles générations
L’irruption des jeunes femmes dans les mobilisations s’accroit, et ces nouvelles générations apportent avec elles une nouvelle façon de comprendre le féminisme et le travail politique, à partir de leur propre expérience personnelle de la violence quotidienne machiste. Dans bien des cas, la participation de la jeunesse s’est accompagnée d’une remise en question du féminisme institutionnel hégémonique, les mobilisations naissant d’une crise des réponses apportées par ce féminisme à nos problèmes et besoins.
Cela n’est pas nouveau dans le mouvement féministe, où ce qui est personnel a toujours été politique, mais cela a à voir avec la manière dont les jeunes générations s’identifient à la politique et se construisent comme sujets, dont elles réaffirment leur identité personnelle et collective, ce qu’elles exigent des espaces d’auto-organisation du mouvement, construisent des espaces de mutualisme féministe, etc. Tout cela renvoie à la nécessité d’un sujet féministe qui réponde aux défis actuels, qui intègre ces exigences, qui se questionne, qui se réinvente, etc.
3.3 Nouvelles préoccupations
Cette attention à la personne découle de nouvelles préoccupations telles que le besoin de soins dans des espaces d’auto-organisation, concernant des détails liés à la prise de décision et à la manière de débattre, de construire des espaces inclusifs et participatifs… et aussi dans ce qui concerne chacune d’entre nous : la pertinence des aspects affectifs et sexuels, des identités de genre, de l’expression de notre manière de vivre notre identité, de la nécessité de valoriser notre vie quotidienne, de repenser la manière dont nous sommes en relation les un·es avec les autres. Il s’agit en fin de compte de mettre notre vie au centre, de l’importance des affects, des soins, des débats sur la maternité, sur tout ce qui touche à notre corps et à notre sexualité, sur la façon dont nous utilisons notre temps, etc. Ces réflexions peuvent avoir des dérives postmodernes (avec la perte stratégique qui en résulte), mais à d’autres occasions elles contribuent à placer au centre des questions qui ont été présentes jusqu’alors, mais sans trop de place, dans le féminisme et généralement absentes des autres mouvements sociaux et politiques.
De nouvelles préoccupations surgissent également dans la mesure où de nouveaux sujets ont fait leur apparition sur la scène sociale et politique, comme le mouvement transgenre, et réclament leur place. Ce n’est pas qu’ils n’existaient pas avant, c’est qu’ils ont aujourd’hui une plus grande visibilité politique obtenue par leur propre trajectoire en tant que mouvement.
Il y a aussi le souci d’incorporer et de donner de la visibilité aux femmes qui n’ont pas eu un rôle visible, en intégrant la question raciale/ethnique aux côtés de l’identité et/ou de l’orientation sexuelle, ainsi que d’autres questions comme le handicap, la maladie mentale, les personnes âgées, la ruralité versus la ville, etc.
3.4 Nouvelles méthodes de lutte – la grève féministe
La grève féministe apparaît comme la nouvelle méthode de lutte de ce cycle de mobilisations, non seulement pour son pouvoir articulateur mais fondamentalement parce qu’elle implique de questionner et d’élargir la grève comme outil de lutte. La grève féministe vient rompre avec la division entre le productif et le reproductif, en soulignant les liens entre les deux, et surtout en mettant l’accent sur le reproductif comme stratégie pour mettre la vie au centre.
La grève classique n’a jamais été indépendante de la grève reproductive : pour maintenir une grève il faut des provisions, dans une grève générale insurrectionnelle il faut articuler des mécanismes d’approvisionnement, de reproduction de la vie, d’organisation de la vie autrement. De longues luttes révèlent en partie nombre de ces problèmes, comme la grève des mineurs britanniques de 1984-1985, qui a également vu l’auto-organisation des femmes de ces communautés pour soutenir la grève. En fait, ce potentiel de la grève pour construire un pouvoir alternatif, pour constituer une société parallèle avec des formes d’organisation des travailleur·e·s dans chacune des sphères de la vie, a besoin de cette dimension de reproduction. Cependant, elle n’a jamais été visible en tant que telle.
La grève féministe vient repenser la grève comme un outil incorporant non seulement ce qui jusqu’à présent était invisible mais aussi en mettant sur la table ce qui a été élaboré par le mouvement féministe.
L’initiative de la grève internationale des femmes en 2017 a donné lieu à une nouvelle proposition d’articulation internationale, avec des impacts multiples et divers et dans les contextes spécifiques du mouvement féministe dans chaque pays. La montée de la mobilisation des femmes au cours des dernières années a des expressions organisationnelles très diverses, dans certains pays fortement enracinés dans les revendications et les luttes des communautés et nationalités autochtones.
3.5 Nouvelles compréhensions théoriques (théorie de la reproduction sociale, écoféminisme)
Les contributions de l’écoféminisme anticapitaliste et de l’économie féministe théorisent comment le capital se heurte à la vie et comment le féminisme, en réorganisant les temps et le travail, est capable de rompre avec cette logique et de questionner le système (ou l’ensemble des systèmes d’oppression), en proposant une autre façon de se relier à la nature, de définir et de satisfaire nos besoins essentiels. Ceci rejette l’équation faite par l’écoféminisme « essentialiste » selon laquelle les femmes ont une relation spéciale avec la nature parce qu’elles donnent naissance. La manière dont le capitalisme a historiquement répondu à son besoin d’assurer la reproduction de la main-d’œuvre, l’affectation des femmes à ce travail reproductif, rend les femmes plus conscientes des besoins de la vie et des limites et bases matérielles. La théorie de la reproduction sociale se développe sur ce point, sur le besoin du capitalisme en travail reproductif, sans tomber dans le piège des théoriciens du « salaire pour le travail domestique ».
Le travail, les temps, le corps et le territoire/nature deviennent donc les éléments centraux des théories en cours d’élaboration qui partent de ce qui a été appris en étant en première ligne face aux attaques néolibérales (précarisation de la vie, privatisations, dégradation de l’environnement…) et d’un effort théorique pour étendre la critique du capitalisme, à l’accumulation du capital, à la dimension reproductive, etc.
4. Quelle est son importance stratégique ?
Ces dernières années, le rôle du mouvement international des femmes a considérablement changé. À l’heure actuelle, il ne peut plus être compris uniquement comme une question sectorielle (demandes et propositions qui touchent une partie spécifique de la population), mais il y a une tentative d’exprimer une certaine totalité. En tant que féministes et marxistes, nous devons analyser ce changement, lui donner l’importance qu’il mérite et réajuster notre compréhension stratégique du mouvement féministe.
4.1 Leadership de la résistance des classes dominées dans leur ensemble
Comme nous l’avons vu ailleurs dans ce document, le nouveau mouvement féministe émerge dans un contexte de forte crise de la reproduction sociale. On sait comment la panique économique et financière de 2007/2008 a servi d’excuse pour déployer toute une série de mesures visant la restauration du taux de profit par la socialisation des risques du processus d’accumulation (socialisation des pertes par le rachat par l’État de la dette privée, entre autres mécanismes) et la reprivatisation des risques du processus de durabilité de la vie : réduction des aides sociales, privatisation de pans importants des systèmes de santé et des soins de dépendance, augmentation du coût de la scolarité, hausse générale du coût de la vie, etc.
Les conséquences immédiates de ce double processus sont au nombre de deux : la généralisation et l’aggravation des conditions de précarité de la vie, qui touchent de plus en plus de personnes et dans des situations plus cruciales, réduisant la marge entre précarité et exclusion ; et l’apparition d’une crise de reproduction sociale dans les pays du Nord global, similaire à celle qui existait déjà dans les pays du Sud, liée au phénomène de « périphérisation du centre ». Ce sont les femmes qui ont enduré la crise et tissé les filets de sécurité de dernier recours, souvent au prix de leur propre épuisement et de la limitation à vie de leurs possibilités de devenir des êtres pleins et autonomes. C’est sur ces marges, dans les espaces liés à la reproduction sociale et à la pérennité de plus en plus précaire de la vie, que se déroulent actuellement les principales batailles et qu’un nouveau cycle de luttes s’organise.
On parle donc non seulement d’une montée du mouvement féministe, mais aussi d’un phénomène de « féminisation de la contestation ». D’une manière générale, il y a cinq domaines dans lesquels les femmes mènent les luttes et les résistances : les luttes pour les services publics (et, en Europe, contre le démantèlement des États-providence) ; les luttes pour un logement décent ; les luttes pour la souveraineté alimentaire et le droit au territoire (qui se sont croisées ces derniers mois avec les nouveaux mouvements pour la justice climatique et contre l’extractivisme) ; les luttes pour l’amélioration des conditions de travail et l’obtention de droits dans ce qui était jusqu’à présent les « marges du marché du travail » mais qui, dans la phase actuelle de crise capitaliste, s’étendent et se normalisent constituant de plus en plus la norme (secteurs précaires, au noir éventuellement, géographiquement déplacés, etc.), ainsi que dans les emplois reproductifs ; et les résistances aux nouveaux néolibéralismes.
Les conséquences de la conjonction entre cette « féminisation de la contestation » et la consolidation du mouvement féministe comme vecteur mobilisateur fondamental dans de nombreux pays, capable d’éclater dans des moments de fort reflux et de dissolution de liens sociaux, porteur d’intuitions profondément anticapitalistes, sont multiples. L’une des principales est que la dynamique de mobilisation permanente et de réseautage a fait du féminisme une école de formation militante pour de nombreuses femmes, qui se politisent rapidement et peuvent intervenir dans d’autres domaines, générant des références féminines et des femmes fortes qui exercent divers modèles de leadership. D’autre part, il convient de souligner l’articulation de revendications et de luttes concrètes qui ne sont pas strictement féministes mais beaucoup plus globales : contre les frontières comme espaces de massacres humanitaires systématiques, contre la destruction de terres par l’agriculture industrielle, notamment l’élevage, et les multinationales extractivistes, pour la défense des libertés civiles contre les gouvernements d’extrême droite ou autoritaires, pour la réponse et la résistance aux politiques d’ajustement structurel, etc. Le programme de la grève internationale des femmes dans les différents pays en donne une bonne idée.
4.2 Cela nous amène-t-il à reconsidérer notre compréhension stratégique du rôle du mouvement des femmes ?
Nous sommes d’accord avec l’intuition, de plus en plus répandue au sein du mouvement des femmes, que les perspectives féministes sont un point de vue privilégié pour analyser les conditions de l’exploitation contemporaine. Nous pourrions ajouter qu’elles constituent aussi un point de vue privilégié pour expérimenter de nouvelles formes d’organisation et de lutte. Ce qui est certain, c’est que tout ce qui a été analysé jusqu’à présent a des conséquences stratégiques importantes. Ainsi, nous soutenons que les grèves féministes et les grèves des femmes peuvent être considérées comme une expérience centrale pour penser l’organisation, non seulement des femmes, mais de la majorité de la classe ouvrière. D’autre part, la manière dont s’articulent les mobilisations féministes pour le droit à l’avortement ou contre le féminicide et la violence machiste ouvre tout un champ de confrontation directe avec l’État de classe et ses institutions : justice, armée, etc.
Le mouvement féministe permet un processus de démocratisation de l’outil de grève susceptible d’avoir des conséquences à long terme, rompant avec le monopole des bureaucraties syndicales sur la légitimité de l’appel à la grève. Les deux dernières journées du 8 mars ont permis à une couche non négligeable de travailleuses d’organiser une grève, dans de nombreux cas pour la première fois de leur vie. La confiance en soi, l’autonomisation, l’expérience accumulée et les réseaux établis par des milliers de femmes peuvent signifier un saut qualitatif pour toute la classe qui ne peut être évalué qu’avec le temps. L’autre élément de démocratisation est l’organisation de la grève dans les secteurs trop souvent oubliés par le syndicalisme traditionnel, tels que les soins ou la consommation, qui avaient pourtant de l’importance dans le mouvement ouvrier du début du siècle : les grèves contre le coût élevé de la vie ou des loyers en sont un bon exemple. En ce sens, la démocratisation de la grève nous permet de faire l’expérience de cet outil en marge du marché du travail que nous avons évoqué précédemment ; cela renforce l’idée que ces activités sont aussi et surtout du travail.
L’utilisation de l’outil de grève, la centralité des luttes pour la reproduction sociale, l’aspiration à comprendre les processus de production et de reproduction comme un tout intégré, et son fonctionnement comme vecteur de politisation et de radicalisation des masses, font de ce nouveau mouvement féministe un processus de subjectivation de classe en soi. À l’échelle mondiale, le mouvement féministe redéfinit les antagonismes et devient une lutte de classe féministe. Le potentiel des femmes à remplir ce rôle dans le moment historique actuel ne dépend pas d’une identité essentielle, mais de notre rôle dans le processus de reproduction sociale, qui fait coïncider nos intérêts avec ceux de l’humanité.
Cela ne veut pas dire que jusqu’à présent le féminisme n’a pas été lié à la lutte des classes, ni que le marxisme et le féminisme sont devenus une seule chose, annulant l’autonomie de ce dernier. Mais, dans le contexte actuel de crise capitaliste, les formes historiquement concrètes de reproduction du capital détruisent la durabilité sociale de la vie dans de plus en plus de régions du monde et sont incompatibles avec les revendications féministes fondamentales, faisant que toute conscience féministe finit par se confronter aux piliers de l’accumulation capitaliste.
Un des défis stratégiques du présent est de réfléchir à la façon dont le féminisme permet la redécouverte de slogans tels que le partage des emplois – cette fois-ci au pluriel –, la réduction drastique de la journée de travail liée à la socialisation du travail reproductif, de repenser quels emplois sont socialement nécessaires, mais aussi quelles activités économiques devraient cesser parce qu’elles sont destructrices pour les personnes ou la planète. Face à l’irrationalité capitaliste et au gaspillage de ressources et d’énergie humaine qu’elle génère, il faut parier sur une réorganisation des travaux dans un sens écosocialiste et féministe. C’est une tâche fondamentale dans la phase où nous sommes. Les processus d’accumulation et la crise de la gouvernance néolibérale ont ouvert un nouveau cycle virulent et souvent violent qui cherche à redéfinir les mécanismes d’exploitation, de domination et d’oppression. Contester cette redéfinition sera un élément clé de son résultat.
5. Quelle est notre orientation et quelles sont nos tâches au sein du mouvement ?
Nous sommes partisan·e·s de la construction d’un vaste mouvement inclusif de masse et nous luttons pour préserver l’unité la plus large possible, mais cela ne signifie pas pour autant que nous ne luttons pas pour une orientation politique du mouvement.
5.1
Des revendications qui répondent aux besoins des plus opprimées/exploitées tout en construisant l’unité entre (a) la plus large résistance des femmes contre la droite, (b) le féminisme pour les 99 % (grèves des femmes, etc.) et (c) les révolutionnaires.
Bien que les revendications fondamentales des droits des femmes soient dans l’intérêt de toutes les femmes, faire en sorte qu’elles deviennent une réalité pour toutes les femmes signifie que nous devons prêter attention aux demandes de financement et de ressources nécessaires pour qu’elles deviennent une réalité même pour les femmes les plus défavorisées et marginalisées. Ainsi, alors que nous luttons, par exemple, pour obtenir des gains juridiques concernant le droit à l’avortement ou pour que justice soit rendue aux femmes victimes de violence, nous devons également lutter pour obtenir des ressources pour les services de santé, juridiques et de conseil qui aident les femmes à y accéder. Nous devons également lutter pour le droit d’accéder à ces services, sans discrimination à l’égard des femmes pour des raisons de statut juridique, de ressources, d’origine ethnique ou migrante, de sexualité ou d’identité sexuelle.
Nous luttons donc pour que les revendications des groupes les plus marginalisés soient défendues par le mouvement dans son ensemble, ainsi que contre les comportements discriminatoires au sein même du mouvement.
Dans le même temps, nous luttons pour démontrer dans la pratique que le système actuel est incapable de satisfaire réellement les demandes des femmes, de sorte que l’organisation des femmes est un processus continu de politisation et de radicalisation.
5.2 L’action de masse auto-organisée
Ce processus de politisation et de radicalisation est également renforcé par l’expérience de l’auto-organisation à la base, que ce soit dans les quartiers, les zones rurales, les lieux de travail ou les lieux d’étude. Nous mettons donc l’accent sur l’action collective, organisée par les acteur·es concerné·es. Lorsque des campagnes sont lancées par de petits groupes ou collectifs de femmes féministes, nous luttons pour les orienter vers la masse des femmes dans les quartiers, les lieux de travail, etc. en popularisant les revendications par des moyens appropriés (dépliants, théâtre de rue, flash mobs, discussions ouvertes, pétitions, réseaux sociaux) et en proposant des actions (occupations, manifestations, etc.) qui sont ouvertes à toutes les femmes et favorisent la participation de celles-ci. Lorsque le contact avec les institutions est nécessaire, nous luttons pour que les représentantes soient choisies démocratiquement et pour qu’elles soient tenues de rendre compte aux femmes concernées dans le cadre d’un forum démocratique.
La proposition de grève féminine/féministe permet une telle orientation de l’action de masse pour s’adresser à toutes les femmes, sur les lieux de travail, dans le secteur informel, à la maison, en abordant tous les aspects de la vie des femmes dans le travail tant productif que reproductif. Nous appelons les hommes à soutenir la grève des femmes, en assumant – au moins pour le 8 mars – le travail invisible de soins afin que leurs partenaires, amies et collègues ne soient pas limitées dans leur participation à toutes les actions prévues durant cette journée. Sur les lieux de travail, cela signifie participer à la grève pour le faire. En tant que marxistes révolutionnaires, nous expliquons aussi, et nous espérons montrer dans la pratique, le poids de l’action collective sur les lieux de travail dans la lutte pour construire un rapport de forces favorable.
5.3 Importance de la coordination internationale
Dans un monde où nos opposants – le système capitaliste, les forces autoritaires, d’extrême droite et fondamentalistes montantes, les destructeurs multinationaux du climat – sont organisés au niveau international, le mouvement des femmes doit lui aussi construire et renforcer ses liens internationaux.
L’absence d’organisation structurelle, bien qu’elle soit la force d’un mouvement radical, rend la coordination internationale – qui exige de l’argent et des ressources – difficile, donc la construction d’une véritable coordination internationale entre les mouvements radicaux et auto-organisés qui se développent aujourd’hui reste une tâche à accomplir. En tant que courant international, nous devrions être à l’avant-garde de la construction de liens et de la promotion de toutes les possibilités de coordination internationale.
5.4. Intersection (articulation) avec d’autres mouvements sociaux
Nous ne devons pas tomber dans le piège de faire un catalogue de mouvements comme si le mouvement des femmes était séparé et déconnecté du mouvement ouvrier, du mouvement climatique, du mouvement pacifiste, des processus révolutionnaires en cours en Algérie et au Soudan, des mouvements contre le racisme, etc. Les femmes sont à l’avant-garde de ces mouvements et soulèvent en leur sein la question de la place des femmes – par exemple en s’attaquant à la violence sexuelle dont elles sont victimes.
Il est nécessaire, dans le mouvement des femmes comme dans tous les autres mouvements, de tisser des liens entre toutes celles et ceux qui partagent la même aspiration : changer la société pour qu’elle soit organisée dans l’intérêt du plus grand nombre et non du plus petit. Cela signifie qu’il faut montrer comment le changement climatique, les politiques racistes et anti-migrant·e·s, les guerres impérialistes, les politiques d’austérité, le déni des droits démocratiques et des droits des travailleur·e·s affectent les femmes en particulier et de manière particulièrement grave, et chercher à impliquer le mouvement des femmes, ou certains de ses membres, dans leurs actions.
C’est aussi lutter dans d’autres mouvements, et en particulier dans le mouvement ouvrier organisé, pour montrer que les revendications spécifiques des femmes sont aussi des revendications de ces mouvements.
6. Nos tâches internes
Le travail féministe n’est pas simplement un secteur de travail en soi, mais quelque chose qui doit influencer tous les autres domaines de notre travail et toute notre organisation.
Bien que nous puissions légitimement prétendre avoir été à l’avant-garde des marxistes révolutionnaires prenant au sérieux les questions des femmes – à partir de notre résolution de 1979, de nos résolutions de 1991, y compris sur les femmes dans le parti, et des contributions ultérieures – cela a été le résultat très souvent d’un effort très volontariste d’un petit nombre de camarades.
Notre travail féministe doit continuer à être organisée sur une base internationale en combinant la coordination régionale (continentale) avec la coordination internationale et un lien fort avec les organes de direction internationales – par la Commission femmes du CI, la tenue régulière d’un séminaire femmes, et autres formes appropriées. Cela doit refléter un travail organisé au niveau national.
Notre histoire nous a montré qu’en l’absence d’organes spécifiques pour organiser travail féministe, il tend à décliner avec le déclin du mouvement. Notre attachement à l’importance de la libération des femmes dans un programme pour un avenir socialiste doit aller de pair avec notre engagement à poursuivre l’activité politique et la formation dans nos propres rangs sur cette question.
Décembre 2019
Commission femmes de la IVe Internationale
Notes
1. Article de Léon Trotsky, publié le 14 août 1923 dans la Pravda, cité par Pierre Broué, Trotsky, chapitre XXVII (https://www.marxists.org/francais/broue/works/1988/00/PB_tky_27.htm#_edn1). Publié en anglais sous le titre « Against Bureaucracy, Progressive and Unprogressive », dans Problems of Everyday Life, Monad Press, New York, 1979, p. 65.