Dans son numéro d’août, Le Monde diplomatique publie un article de Benoit Bréville, Pétitionnaires de tous les pays… qui s’en prend à la vague pétitionnaire dont notre pays serait le théâtre. Présentons brièvement l’argument de l’auteur : « Privées de voyages, de restaurants et de shopping, les vedettes s’ennuyaient pendant le confinement », elles ont donc pétitionné. Et de citer quelques personnalités célèbres qui ont signé un appel « Non au retour à la normale », texte qualifié par l’auteur de « sans concession » mais qui finira malgré tout selon lui dans les « décombres de l’histoire ». Il met dans le même sac la tribune « Plus jamais ça » signée par dix-huit responsables d’associations et de syndicats qui se prononçaient pour une rupture avec le néolibéralisme et le productivisme. Mettre sur le même plan « les vedettes » et des responsables syndicaux et associatifs peut déjà laisser dubitatif sur le sérieux de l’argumentation surtout quand l’auteur y ajoute à peu près tout et n’importe quoi en matière de pétition pour étayer sa démonstration. Rien ne trouve grâce à ses yeux et surtout tout est mélangé sans que les divergences politiques entre le contenu de ces différents appels ne soient même appréhendées. Ne pas faire de différence, pour exemple, entre la tribune « Plus jamais ça », signée par la CGT, FSU, Solidaires, Oxfam, Greenpeace, Attac, la Fondation Copernic, les Amis de la terre, etc., et celle de Laurent Joffrin visant à remettre en selle le hollandisme est pour le moins curieux.
Il reproche à ces textes, le fait qu’« on y retrouve les mêmes grands principes flous et consensuels […] la même volonté d’éviter les sujets épineux (la monnaie unique, le protectionnisme, les alliances avec le Parti socialiste) ». Doit-on comprendre que des appels se prononçant par exemple pour le protectionnisme ou contre l’euro seraient regardés avec un certaine sympathie ? Sous couvert d’une critique d’une vague pétitionnaire, ce que Benoit Bréville condamne c’est surtout le fait que les appels en question ne se déterminent pas par rapport à ce qu’il pense être les points de clivages pertinents. C’est ce qui explique que tout soit mis dans le même sac : dans la nuit où le refus de l’euro et le protectionnisme deviennent les seuls critères d’appréciation de l’action politique, tous les chats sont gris.
Mais Benoit Bréville ne s’en tient pas là et veut nous délivrer une leçon militante plus générale. Ainsi, nous dit-il, signer une pétition par internet « requiert effectivement un investissement limité. On peut l’effectuer depuis son fauteuil, elle n’entraîne pas de retenue sur salaire, tout risque de recevoir un coup de matraque, d’inhaler du gaz lacrymogène, de terminer en garde à vue est exclu ». On pourrait lui faire remarquer que c’est le cas aussi pour les pétitions traditionnelles. On pourrait aussi lui rétorquer que dans un très grand nombre de pays cette activité, qu’il considère avec mépris, fait prendre des risques considérables à celles et ceux qui s’y livrent. Mais là n’est pas l’essentiel car il y a derrière cette analyse une méconnaissance totale de la façon dont se forme l’opinion publique et donc les rapports de forces politiques. Chaque appel, pétition ou tribune n’a, en soit, qu’assez peu d’importance, sauf des cas exceptionnels qu’il cite, comme par exemple, l’appel à l’insoumission pendant la guerre d’Algérie ou le manifeste des 343 pour l’avortement. Mais ces derniers cas sont rarissimes et surtout comment savoir à l’avance l’impact de tel ou tel appel ?
En fait la multiplication d’appels ou de pétitions est révélatrice d’un esprit du temps et peut aussi le façonner. Lors du combat contre la loi travail, une pétition lancée sur internet par Caroline de Haas avait très rapidement dépassé le million de signatures. Cela avait été à l’époque un des éléments de la construction des rapports de forces et un encouragement à la mobilisation sociale. A l’inverse, si demain des personnalités célèbres lançait un appel pour expulser les immigrés et pour soutenir le RN, cela dirait quelque chose (de détestable) du climat politique dans le pays et cela amplifierait encore la xénophobie existante.
Certes signer des appels et des tribunes ne suffit pas à transformer les rapports de forces et la question des mobilisations sociales et citoyennes pour y arriver reste entière. On peut cependant être dubitatif devant la solution proposée par Benoit Bréville qui pense que « le succès d’une cause provient souvent de l’action de militants unis par des liens forts (des frères et sœurs, des amis de longue date) et rassemblés dans des organisations solidement structurées » et de citer en exemple le mouvement des droits civiques aux États-Unis. Une telle vision laisse de côté toute perspective de mobilisation de masse pour se centrer sur l’activisme de petits groupes militants. Si l’action de ces derniers peut s’avérer indispensable, il n’y a pas de succès possible sans mobilisation populaire, ce que montre le mouvement des droits civiques aux États-Unis, contrairement à ce que nous affirme l’auteur.
Pierre Khalfa