© United States Library of Congress / Wikicommons. Mathilde Larrère
La manifestation avait lieu à l’appel du PCF et de la CGT, suivant une tradition de contre-manifestation le 14 juillet, visant à ne pas laisser la rue pour l’anniversaire de la prise de la Bastille aux seuls cortèges militaires. Les AlgérienEs forment, comme les années précédentes, un cortège autonome, encadré par le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, dont le leader Messali Hadj est alors en prison. Les mots d’ordre sont clairs : « À bas le colonialisme », « Nous voulons l’indépendance ». Un grand portrait de Messali Hadj ouvre le cortège.
« Ils ont tiré à balles réelles ! »
En 1953, le contexte est tendu. Les manifestations du 1er mai 1953 ont déjà été l’occasion de violences policières. Un an plus tôt, le 28 mai 1952, le communiste algérien Hocine Bélaïd avait été tué lors de la manif contre la venue en France du général étatsunien Ridgway, accusé d’utiliser des armes bactériologiques en Corée. En Tunisie, au Maroc, en Algérie, les mouvements décoloniaux étaient sévèrement réprimés, et les forces de l’ordre n’hésitaient pas à ouvrir le feu…
La manifestation est donc surveillée : les pancartes ou drapeaux et banderoles « injurieuses » ont été interdites par la préfecture de police de Paris, ainsi que les chants et cris « séditieux » (ce qui est vague…). Le cortège emprunte un parcours traditionnel (République-Bastille-Nation) Déjà les choses se tendent rue du Faubourg-Saint-Antoine : des parachutistes d’Indochine en permission attaquent les manifestants.
Le drame se déroule à la fin de la manifestation, place de la Nation, alors que les manifestantEs se dispersent. La police exige le retrait du portrait de Messali. Devant le refus des Algériens, une charge violente des forces de l’ordre commence. Soudain, un cri : « Ils ont tiré à balles réelles ! » Les AlgérienEs ripostent. Jusqu’à 17h30, sous une pluie battante qui contribue à augmenter la confusion, la place de la Nation, abandonnée par les organisateurs du défilé, se transforme en champ de bataille. À 17h30, le calme était revenu et à 18 heures, la place de la Nation était dégagée mais elle était jonchée de débris et de corps de manifestantEs tuéEs ou blesséEs par des tirs qui furent particulièrement nombreux et nourris.
Enterrés au Père-Lachaise
Six Algériens (Abdelkader Draris, Larbi Daoui, Abdallah Bacha, Mouloud Illoul, Tahar Madjène, Amar Tadjadit) et un Français (Maurice Lurot, militant CGT) restent au sol. Tués. Quarante-huit autres manifestants sont blessés par balles (210 douilles seront retrouvées, donnant une idée de la répression). Sans compter les matraqués, les tabassés. « Les escaliers du métro étaient ensanglantés », raconte un témoin.
Comme on pouvait s’y attendre, le gouvernement, comme une partie de la presse, affirme que ce sont les manifestantEs qui ont cherché l’affrontement. C’est la thèse, classique, de la légitime défense… Le bilan humain laisse pourtant peu de doute quant à l’usage différencié de la force par les deux groupes en présence.
Le 21 juillet, la CGT, le PCF, le Mrap et diverses personnalités organisent une soirée de protestation et appellent à des arrêts de travail le jour des obsèques. Les corps des sept victimes sont exposés à la Maison des Métallos pour un dernier hommage. Les victimes sont enterrées près du mur des fédérés au Père-Lachaise.
Omerta d’État
À la tête de l’État, l’omerta s’organise. Le gouvernement dépose dès le 15 juillet une plainte contre X pour « rébellion et violence envers une personne dépositaire de la force publique » : dans ce cadre, aucune enquête n’est prévue sur les tirs policiers. Le gouvernement, la préfecture et une bonne partie de la presse mentent en disant que les AlgérienNEs avaient aussi des armes à feu, faisant état de preuves qui n’existent pas. Il semble que les policiers aient échappé à l’autorité de leurs chefs. Ils ont tiré sans que l’ordre leur en ait été donné, mais ils savaient pertinemment que la hiérarchie n’aurait pas d’autre solution que de les couvrir.
Des familles de victimes se constituent pourtant en partie civile ; un juge d’instruction (qui hasard de l’histoire se nommait Jaurès) est saisi. Mais La procédure aboutit à un non-lieu le 22 octobre 1957… Malgré quelques commémorations les années suivantes, le 14 juillet 1953 sera enfoui, en France et en Algérie, et même la mémoire militante sera bientôt effacée, occulté par les massacres suivant du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962 (Charonne).
Cet événement reste donc aujourd’hui encore « porté disparu » (selon la formule d’Emmanuel Blanchard) : il s’agissait pourtant de la première fois depuis 1937 que la police parisienne faisait mortellement feu sur des manifestants en métropole. Daniel Kupferstein a procédé à une enquête minutieuse sur ce massacre policier à Paris, réalisant un documentaire précis, puis un ouvrage riche en témoignages [1].
Les travaux d’Emmanuel Blanchard, Alain Ruscio, Maurice Rajsfus et Danielle Tartakowsky permettent aussi d’en savoir plus sur ce massacre occulté [2].
Mathilde Larrère
Notes
1. Daniel Kupferstein, Les balles du 14 juillet 1953 (documentaire, 2014, et livre à la Découverte, 2017).
2. À lire notamment : Emmanuel Blanchard, « 14 juillet 1953 : répression coloniale, massacre d’État », sur Contretemps-web : https://www.contretemps.eu/14-juillet-1953-repression-coloniale-massacre-detat/
Disponible sur ESSF (article 54370), 14 juillet 1953 : répression coloniale, massacre d’État - La police parisienne et les Algériens