Cisjordanie.– La première fois, la rumeur nous vient d’un diplomate européen. Puis un officiel proche de Mahmoud Abbas nous la répète. Un ami à Ramallah jure l’avoir constaté : dans la vallée du Jourdain, l’armée israélienne aurait enlevé certains des panneaux rouges si reconnaissables qui marquent l’entrée dans les zones de Cisjordanie sous contrôle exclusif de l’Autorité palestinienne, ou plutôt avertissent les colons.
Est-ce pour préparer l’annexion ? On entend aussi parler de drapeaux israéliens fleurissant le long des routes empruntées par les colons. Rumeurs ou faits, personne ne sait vraiment, mais dans les Territoires occupés tout le monde en parle.
Rien n’épargne les Palestiniens ces temps-ci. La menace d’une annexion partielle de la Cisjordanie par Israël plane, même si son spectre s’est éloigné : Benjamin Netanyahou – comme son homologue américain dont il attend l’ultime feu vert – est aujourd’hui accaparé par la forte recrudescence des cas de coronavirus et la grogne sociale qui enfle en Israël.
Une partie de la population l’accuse d’avoir mal géré la crise sanitaire, réclamant le départ de ce premier ministre actuellement en procès pour corruption. La pandémie touche aussi largement les Territoires occupés où un second confinement a été imposé depuis le début du mois de juillet. Affectant plus encore le moral et le portefeuille des ménages. Dans ce contexte si particulier, petit tour de la Cisjordanie et de ses réalités. Bader/AFP
Bethléem
On entre à Bethléem par l’un des principaux checkpoints entre Israël et la Cisjordanie. Le « 300 ». Des milliers de travailleurs palestiniens l’empruntent régulièrement, point de passage et de contrôle entre domicile et travail en Israël. Quand le trafic est fluide, l’attente est courte.
Le plus souvent, il faut cependant prendre son mal en patience avant de rejoindre le flot des voitures qui passent devant l’hôtel Banksy, d’ordinaire prisé des touristes avides d’une photo au pied du mur et de ses célèbres graffitis politiques.
Depuis mars dernier, la cité a triste mine : première ville de Cisjordanie à se retrouver confinée, Bethléem en subit aujourd’hui les conséquences économiques. Dans la vieille ville surtout, l’ambiance est morose.
La chaleur est étouffante, personne ou presque ne porte de masque. Pas même le tatoueur Walid Abou Ayash, célébrité locale que ses croix de Jérusalem encrées en quinze minutes sur le bras ou la cheville des touristes ont fait connaître au gré des éternels sujets de Noël sur la messe à Bethléem. « À Pâques dernier, j’en ai fait 160 en une seule journée », explique-t-il fièrement, chemise blanche et lunettes Aviator sur le nez malgré la lumière électrique de son studio sans fenêtre. Lui qui possède aussi le salon de coiffure attenant, hérité de son défunt père, dessine une situation économique catastrophique. « Les gens mangent avant de se faire tatouer, c’est logique. Mais le Covid fait plus de mal que la seconde Intifada. »
Avec plus de 9 000 cas de Covid-19 enregistrés en Cisjordanie et une soixantaine de décès, l’Autorité palestinienne (AP) craint de voir son système de santé exploser. « Pourquoi tout fermer ?, s’énerve tout de même Abou Ayash. On pourrait être obligés de porter des masques et continuer à vivre normalement. Le gouvernement ne sait rien faire d’autre que de nous confiner, sans chercher d’autres solutions. » Depuis le mois de mars, le chômage serait passé de 25 à 40 % en Cisjordanie, sans qu’un plan d’aide ne soit prévu par les autorités.
Ramallah
« Mahmoud Abbas est le seul à pouvoir faire la paix ! », tranche Jibril Rajoub qui n’aime pas qu’on lui parle de succession. Le secrétaire général du Fatah, costume rayé et souliers chics, reçoit à l’ombre de son jardin à Ramallah. Il est régulièrement cité comme un potentiel candidat pour « l’après-Abbas », un sujet jamais évoqué publiquement mais dont tous les proches du vieux raïs discutent fébrilement en coulisses.
Le sexagénaire incarne cette génération qui avait été emprisonnée ou exilée et était revenue après les accords d’Oslo dans les Territoires occupés. Elle incarnait une solution négociée à deux États, un objectif jamais atteint et qui s’est éloigné avec les plans du premier ministre israélien Benjamin Netanyahou. L’ancien chef de la « police préventive » et président de la fédération palestinienne de foot prédit un prochain retour vers « l’unité nationale » après la récente conférence de presse qu’il a tenue avec un important cadre du Hamas.
Une apparition conjointe rarissime, contre l’annexion, dont il est très satisfait. « Le Hamas fait entièrement partie du tissu national », insiste Rajoub, malgré la guerre fratricide qui oppose les factions depuis la prise de Gaza en 2007 par le parti islamiste. Quelle forme politique donner à cette « unité » qu’il décrit, car le Hamas ne fait pas partie de l’OLP aujourd’hui ? Rajoub botte en touche, évoquant simplement un « leadership commun » et surtout une « résistance non violente et populaire » susceptible d’évoluer « si tout le monde le décide ».
Israël a vu ce rapprochement Fatah-Hamas comme un avertissement, si ce n’est une menace. « Je n’envoie pas de messages à ce fasciste de Netanyahou ! », rétorque le rugueux Rajoub.
Installée elle aussi à Ramallah, capitale de facto des Territoires palestiniens, avec ses ministères et son palais présidentiel, la trentenaire Mariam Barghouti s’est forgé une influence en utilisant les réseaux sociaux où elle n’est pas tendre avec l’Autorité, Rajoub et toute la « génération d’Oslo », qui aurait « centralisé les pouvoirs et les ressources » au détriment d’une population désormais « désenchantée et trahie ».
Elle ne croit plus dans le processus de paix, convaincue de l’échec de la solution à deux États. La jeune chercheuse imagine un retour à un mouvement populaire pour construire un futur « dans lequel les Palestiniens seront libres ». Un seul État donc, de la Méditerranée au Jourdain, où les Israéliens « peuvent rester » si l’égalité entre les deux peuples est totale et le droit au retour et les réparations pour les réfugiés palestiniens assurés. L’annexion ? Elle existe déjà « de facto », selon elle. Quant aux derniers appétits territoriaux israéliens, ils ne seraient qu’un « cas parmi d’autres », plutôt que le résultat final d’une « entreprise coloniale » entamée depuis la création d’Israël.
Vue du village et de la colonie de Beitar Illit en fond, depuis les hauteurs de Wadi Fukin. © SP
Wadi Fukin
Le long de la Ligne verte – ligne de démarcation entre Israël et les Territoires occupés depuis 1967 –, on tombe sur Wadi Fukin. Au fond d’une cuvette, ses 1 400 âmes sont prises en étau entre Betar Illit, l’une des plus grosses colonies de Cisjordanie, et la ville israélienne de Tzur Hadassah, chacune sur une colline. « Ils vont finir par construire un pont au-dessus de nos têtes ! », plaisante-t-on au village.
Nous sommes ici en zone C, sous contrôle total d’Israël depuis les accords d’Oslo. La police palestinienne, qui ne peut y intervenir sans l’autorisation de l’armée israélienne, y est donc peu présente, au grand dam d’Ahmad Sukar, ancien maire du village qui évoque les trafics en tout genre, favorisés par l’absence du mur pourtant presque omniprésent entre Israël et la Cisjordanie. Une « frontière » ici sans obstacle, donc, qui profite aussi aux travailleurs palestiniens de tout le sud de la Cisjordanie : au début de chaque semaine, ils sont des centaines à passer par les sentiers du village pour rejoindre Israël et éviter les checkpoints.
Ces dernières semaines, les soldats israéliens à la frontière se sont montrés beaucoup moins regardants que d’ordinaire, laissant de nombreux travailleurs passer sans contrôle : un des effets du gel de la coopération sécuritaire entre Israël et l’Autorité palestinienne (AP), annoncé par Mahmoud Abbas en mai, Ramallah ayant depuis cessé de faire l’intermédiaire entre les ouvriers et les autorités israéliennes, rendant plus difficile l’obtention de permis de travail pour cette main-d’œuvre indispensable à Israël.
Ahmad Sukar (à gauche) © SP Ahmad Sukar (à gauche) © SP
L’épidémie de Covid-19 a aussi bousculé les habitudes du petit bourg. Au début de la crise en mars dernier, pour éviter les contaminations, un checkpoint palestinien a été installé sur l’unique route qui mène au village. Ahmad Sukar rigole : « Être du côté de ceux qui contrôlent et non l’inverse, ça fait tout drôle ! »
Si elle a lieu, l’annexion d’une partie de la Cisjordanie par Israël devrait englober Wadi Fukin. « On est déjà comme sur une île, voire une prison, encerclés de partout, balaie Sukar. Beaucoup ici accepteraient facilement d’obtenir la nationalité israélienne. » Bien que Benjamin Netanyahou ait déjà annoncé qu’elle ne serait accordée à aucun Palestinien.
Jénine
La route 60 qui mène à Jénine donnerait presque l’impression que l’occupation n’existe pas. On remonte vers le nord et les colonies se font plus rares, les jeeps de l’armée aussi. À l’entrée de la ville, des Palestiniens en treillis tiennent un « checkpoint de l’amour », parce que bénéfique à la population, coronavirus oblige. Le week-end, un confinement total est imposé.
Les rues du camp de réfugiés, en partie rasé pendant la seconde Intifada, à l’époque où Jénine était la « capitale des martyrs », sont vides. Sur les ruines, là où se sont déroulés les combats les plus violents, a été érigé un énorme cheval en acier. Non loin, les portraits des leaders des différentes factions armées traînent encore, aux côtés de celui de Saddam Hussein, le dictateur irakien chassé du pouvoir par les Américains en 2003 puis pendu trois ans plus tard.
Endeuillé comme tant d’autres par l’Intifada après le décès de son père qui n’a jamais combattu, tué par une balle perdue alors que les combats faisaient rage dans la rue, Mustafa Sheta, directeur du célèbre Théâtre de la Liberté, raconte les années qui ont suivi, l’évacuation forcée des trois colonies voisines par le premier ministre de l’époque Ariel Sharon en 2005, puis le développement économique.
« Des fermiers se sont mis alors à conduire des BMW », raconte-t-il. Disposant d’une zone industrielle et d’une université arabe américaine et bénéficiant de sa proximité directe avec les bourgades arabes du nord d’Israël, Jénine est en effet devenue une ville relativement prospère, parmi les plus calmes de Cisjordanie. « Les Israéliens ont compris que pour arrêter la violence, il fallait améliorer l’économie », juge le dramaturge.
Certes, mais en cas d’annexion, la population se soulèverait-elle ? « Les entrepreneurs qui font affaire avec Israël vont se poser deux fois la question avant d’agir », regrette Sheta, pour qui « le capitalisme a tué la résistance ».
À l’écouter, les pièces montées chaque année dans son théâtre, principalement par des jeunes de Jénine et du camp, sont la seule « résistance » qui vaille aujourd’hui. La culture palestinienne comme « première étape de la reconstruction de la lutte », que l’annexion advienne ou non.
Salomé Parent-Rachdi