Une fillette aux joues rondes et à la ressemblance certaine avec son grand-père, le grand leader Kim Il-sung : le seul, en dehors de ses proches, à connaître ce visage de Kim Yo-jong est Kenji Fujimoto, ancien cuisinier de son père Kim Jong-il. Il nous a souvent parlé d’elle, qui serait d’après lui née en septembre 1987 :
“Elle était très ouverte et souriante, c’était une fillette intrépide. La voir suffisait à vous mettre de bonne humeur.”
“Elle adorait mon chirashi spécial [bol de riz agrémenté de lamelles de poisson cru et parfois de légumes].” Son entourage l’appelait “gongjunim”, “princesse”, suivant le protocole. Unique fille de Kim Jong-il et de son épouse Ko Yong-hui, son père la faisait toujours s’asseoir à sa gauche lors des repas en famille. Il surnommait “mignonne Yo-jong” celle qui était, semble-t-il, la prunelle de ses yeux.
Une anecdote rapportée par Kenji Fujimoto : le soir du 28 juillet 2012, quelques minutes avant le début du concert du groupe Moranbong donné au gymnase Ryugyong Chung Ju-yung, à Pyongyang, en commémoration de la guerre de Corée. La salle est pleine à craquer, sauf un siège resté vide. Une jeune femme aux allures d’étudiante, chemisier blanc et jupe noire, arrive enfin à pas pressés. Elle s’installe en s’excusant gaiement de son retard auprès de ses voisins, des étudiants de l’université Kim Il-sung avec qui elle plaisante en attendant le lever du rideau. Cette jeune femme, c’est Kim Yo-jong. Kenji Fujimoto s’en souvient car elle était assise un rang devant lui. On a l’image d’une jeune femme plutôt insouciante mais appréciée de ses pairs.
Premières apparitions officielles
À l’été 2001, son père en visite en Russie confiait à un membre de la délégation russe que ses enfants Jong-un et Yo-jong s’intéressaient aux affaires politiques. À la fin de sa vie encore, il continuait de croire en l’avenir de sa fille : le 26 avril 2009, lorsque Kim Jong-un fait sa première apparition publique officielle, une visite à l’université agricole de Wonsan en compagnie de son père, son frère aîné Jong-chol et sa sœur Yo-jong sont là, eux aussi. D’après l’Encyclopédie de la culture coréenne, l’université agricole de Wonsan, fondée en 1948, est une émanation du département d’agriculture de l’université Kim Il-sung ; avant la construction, Kim Il-sung aurait emmené son épouse Kim Jong-suk et leur jeune fils visiter le terrain. Une stèle dans l’enceinte de l’établissement porte une phrase du grand leader : “[…] Rappelez-vous que l’université agricole a pour lourde mission de nourrir le peuple de riz blanc et de soupe à la viande, et de le vêtir de soie ; pour ce faire, il lui faut former de nombreux cadres techniques compétents.”
Pourquoi Kim Jong-il a-t-il à son tour emmené trois de ses enfants à l’université agricole de Wonsan ? À vrai dire, l’année précédente, il avait eu un accident vasculaire cérébral. Confier sa succession à ses héritiers était sans doute devenu une nécessité. Et sa principale inquiétude était la pénurie alimentaire. Le 1er mai dernier, c’est d’ailleurs dans une usine d’engrais phosphatés de Sunchon (province du Pyongyan du Sud) que Jong-un a réapparu après vingt jours d’absence, lui que la rumeur disait à l’article de la mort. Ces engrais sont indispensables à l’accroissement de la production alimentaire, car les importations, chinoises notamment, sont freinées par les sanctions économiques internationales toujours en vigueur, auxquelles viennent s’ajouter les mesures de lutte contre le Covid-19. L’usine en question, qui existe depuis longtemps, avait déjà été visitée par son père et son grand-père avant lui. Sans production autonome de fertilisants, impossible de répondre à l’exhortation du chef dynastique. Lors de la cérémonie, c’est Yo-jong qui a tendu à Jong-un les ciseaux pour couper le ruban.
Deux ans plus tôt à peine, lors des Jeux d’hiver de Pyeongchang,, elle était en pays ennemi, au sud, en tant qu’émissaire de son frère aîné. Une première pour un membre de la dynastie des Kim depuis la guerre de Corée. Cette fois-là, dans le salon d’accueil de l’aéroport d’Incheon, Kim Yong-nam, le président du présidium de l’Assemblée populaire suprême, âgé de 90 ans, l’invite à s’asseoir en premier. Encore plus surprenant est le message digne d’un chef d’État qu’elle inscrit sur le livre d’or de la Maison-Bleue :
“J’espère que Pyongyang et Séoul se rapprocheront dans nos cœurs et connaîtront bientôt un avenir de prospérité commune.”
Elle serre amicalement la main du président, Moon Jae-in, mais sans s’incliner devant lui. Sa diplomatie du sourire a néanmoins porté ses fruits, lui valant des fans en Corée du Sud. Mais son regard parfois glacial nous reste en mémoire ; peut-être s’agissait-il en fait de manœuvres politiques. À l’époque de la guérilla antijaponaise [pendant la colonisation de la Corée par l’archipel], la femme du grand leader s’était infiltrée dans les zones ennemies en tant qu’émissaire spéciale du pouvoir pour y mener des missions périlleuses.
Lors des rencontres au sommet entre les États-Unis et la Corée du Nord, Kim Yo-jong est une fois de plus au côté de son frère. Ces négociations historiques avec Donald Trump, qui visaient à assurer la stabilité du régime en échange de la dénucléarisation et de l’arrêt de la mise au point de missiles, échouent en février 2019, à Hanoi (Vietnam). Elle qui était directrice du département de la propagande a été écartée des candidats au Politburo, mais début 2020, elle émet un commentaire : lorsque, le 3 mars, la présidence sud-coréenne juge regrettables les tirs de missile nord-coréens, Yo-jong rétorque que “les agissements et la conduite de la Maison-Bleue [la présidence sud-coréenne] s’apparentent à ceux d’un enfant de 3 ans”.
En avril, elle figure de nouveau parmi les candidats au Politburo. Fin mai, quand un groupe de transfuges nord-coréens installés en Corée du Sud organise un lâcher de tracts critiques envers le régime de Kim Jong-un, elle déclare que, “en vertu du pouvoir qui lui a été conféré par le leader suprême, le parti et l’État, elle a ordonné aux départements concernés par les relations avec l’ennemi de passer à l’étape suivante” – annonce à mots couverts du dynamitage du bureau de liaison intercoréen [ouvert en 2018 pour raviver le dialogue entre les deux voisins] – et laisse même planer l’éventualité d’une escalade militaire en affirmant que
les déchets doivent être jetés à la poubelle” (le 13 juin).
Les beaux espoirs consignés dans le livre d’or du Sud se sont envolés. Deux jours après cet épisode, le journal du parti, le Rodong Sinmun, rapportait le dialogue entre deux jeunes membres des sections d’assaut dans une mine de charbon :
“Tu as lu le journal, n’est-ce pas ? Bientôt, le bureau de liaison intercoréen aura disparu sans laisser de traces, un spectacle pathétique qui va être une joie pour les yeux.
– Les chiens galeux ne méritent pas mieux qu’un bon coup de bâton. Je rêve de leur transpercer la poitrine avec cette foreuse.
– Nous, les forces d’assaut, on fera tout sauter, le bureau de liaison et tout le reste.
– On ne s’arrêtera pas là. Il faut faire table rase de tout, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de l’ennemi, pas même des cendres.”
Le bureau de liaison intercoréen a été réduit en miettes. Messagère de paix devenue guide destructrice, Kim Yo-jong ne se contente pas d’apporter à son frère aîné un soutien sans faille et ne cache plus sa qualité de bras droit inflexible. Pourquoi ? Les lâchers de tracts sont loin d’être une nouveauté. En 2014, nous avons vu de nos propres yeux, depuis le “train de la paix de la DMZ”, qui commençait alors à circuler à travers la zone démilitarisée, des ballons chargés de tracts voler vers le Nord. La “vérité gênante” pour une héritière potentielle, à savoir le fait que sa mère est née au Japon, étant déjà connue, rien n’explique qu’elle adopte une attitude aussi vindicative. C’est à croire qu’il existe un scénario écrit d’avance. Ces poses théâtrales ont de quoi soulever des interrogations.
Le style dynastique
Certaines hypothèses sont avancées : il s’agirait d’offrir un exutoire à la population dans un contexte de crise due aux sanctions économiques et renforcée par le Covid-19, ou bien de préparer la succession d’un Kim Jong-un malade. Rien de bien convaincant. La réponse, à notre avis, est plutôt à chercher du côté de la quatrième génération de la “lignée du mont Paektu”. L’enfant aurait autour de 10 ans ; d’après Kenji Fujimoto, c’est pour son neuvième anniversaire que Kim Jong-un a reçu de son père une chanson à sa propre gloire intitulée Palgorum (“Bruits de pas”), en prévision de son accession au pouvoir. C’est ça, le style dynastique.
On dit aussi que, dernièrement, un cheval blanc aurait été importé de Russie pour l’héritier. La mise en scène de crises ne ferait-elle pas partie de son apprentissage du pouvoir ? On peut penser que Kim Yo-jong participe ainsi, main dans la main avec son frère, à l’éducation de son neveu. Son grand-père espérait que la dynastie Kim réunifierait le pays. Le 25 juin a marqué le début de la guerre de Corée, il y a soixante-dix ans.
Takuma Suzuki
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