Adorateurs de Satan, à la tête d’un réseau pédophile, des puissants ont monté une cabale pour diriger le monde et il n’y a que Trump qui peut les en empêcher… Cette théorie farfelue est passée en trois ans des forums anonymes sur Internet aux rassemblements pro-Trump, puis sur le devant de la scène politique avec les élections de 2020.
Plus de 60 candidats au Congrès, actuellement en campagne ou non, se réclament de la théorie QAnon, selon un décompte effectué par Media Matters, un site de recherche de gauche qui suit les médias conservateurs.
Si certains des candidats ont fait le buzz en racontant par exemple que Beyoncé se faisait passer pour une Noire et que les paroles de ses chansons étaient truffées de références sataniques, rares sont ceux qui ont une chance d’être élus. Les quelques candidats liés à QAnon ayant fait de bons scores dans des circonscriptions importantes ont pris leur distance avec cette théorie.
Certes la communauté QAnon est encore restreinte – d’après un sondage publié en mars, la plupart des Américains n’en ont même jamais entendu parler –, mais elle reflète à quel point ce sentiment antisystème qui a contribué à l’élection de Trump prend de plus en plus d’ampleur. Et c’est le statut de franc-tireur du président qui lui vaut le respect des adeptes de QAnon.
C’est ce qu’affirme Travis View, un chercheur sur la théorie du complot qui coanime le podcast QAnon Anonymous, qui décompose les différents éléments des QAnon :
Trump est un véritable intrus à Washington, or la communauté des QAnon est persuadée que tout le système politique est corrompu, c’est un élément fondamental de leur pensée. Seul quelqu’un qui était nouveau à Washington pouvait éventuellement changer les choses.
Qu’est-ce que QAnon ?
Les QAnon pensent que le monde est dirigé par un groupe d’hommes et de femmes dangereux et puissants, issus du monde de la politique, comme les Clinton, les Obama, les Bush ou [le milliardaire] George Soros, ou du divertissement, comme Oprah Winfrey et Tom Hanks.
Les partisans des QAnon sont convaincus que le président Trump est au courant et qu’il se bat contre un “État dans l’État” de bureaucrates au sein du gouvernement pour les faire traduire en justice. Les QAnon ont même un terme pour le jour où les Clinton et les autres membres de cette cabale seront arrêtés : “la Tempête”, un nom inspiré d’un commentaire que Trump a fait lors d’une séance photo en octobre 2017 avec de hauts responsables militaires et leurs épouses. “Vous savez ce que cela représente ?” a demandé Trump aux médias. “Peut-être que c’est le calme avant la tempête.”
Cette théorie du complot a été élaborée par un compte anonyme du nom de Q – il s’agit probablement d’un groupe de personnes – qui laisse des messages cryptiques à ses disciples sur le site web 8kun (Q publiait auparavant sur 4chan et 8chan). À eux de les déchiffrer.
Les disciples de Q croient qu’une fois qu’ils auront convaincu le reste de la population il y aura un “Grand Réveil”.
D’après un sondage du Pew Research Center publié en mars, 76 % des Américains n’ont jamais entendu parler de QAnon, 20 % en ont un peu entendu parler, et 3 % en ont beaucoup entendu parler.
Qui est Q ?
Selon les adeptes de cette théorie, Q est composé d’un groupe d’officiers militaires de haut rang qui soutiennent Trump, explique Travis View. Selon lui, les variations du mot de passe de Q, le tripcode (un ensemble de chiffres et de lettres qui relient les messages postés par la même personne sur des forums d’échanges anonymes en ligne comme 4chan), et du style d’écriture au fil des ans suggèrent que les personnes qui se cachent derrière l’identité de Q n’ont pas toujours été les mêmes.
Où QAnon a-t-il vu le jour ?
Pour Joseph Uscinski, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Miami, où il étudie les raisons qui poussent les gens à croire aux théories du complot, les principes de base de la théorie des QAnon ne sont pas nouveaux :
“Un État dans l’État, avec un réseau pédophile, qui œuvre contre le président, ça a peut-être l’air ridicule mais c’est exactement l’intrigue du film ‘JFK’ d’Oliver Stone sorti il y a trente ans.”
Moins d’un an avant que Q ne commence à poster des messages sur Internet, la théorie du Pizzagate avait déjà fait des émules.
Le 4 décembre 2016, Edgar Maddison Welch quitte son domicile en Caroline du Nord pour se rendre à la pizzeria Comet Ping Pong à Washington, D.C., où il est convaincu que des enfants sont retenus en captivité dans le cadre d’un réseau pédophile organisé par les démocrates et Hillary Clinton.
Welch tire au fusil semi-automatique AR-15 dans une porte verrouillée. Lorsqu’il se rend compte qu’il n’y a aucune preuve de l’existence de ce réseau, il dépose les armes, sort de la pizzeria et est arrêté. Personne n’a été blessé, et Welch est condamné à quatre ans de prison en juin 2017.
Le 28 octobre 2017, le premier message de Q est posté sur 4chan, un système de forum anonyme anglophone connu pour héberger des contenus répréhensibles :
“L’extradition de HRC [Hillary Rodham Clinton] est en cours depuis hier, plusieurs pays sont informés en cas de passage de frontière. Son passeport ne sera plus valide à partir du 30 octobre à 12 h 01. Attendez-vous à des émeutes et à ce que d’autres personnes cherchent à fuir les États-Unis.”
Hillary Clinton n’a pas été arrêtée ; il n’y a pas eu d’émeutes. Mais depuis, Q a posté plus de 4 500 messages remplis de vagues insinuations et de questions. “Pourquoi le président s’entoure-t-il de généraux ? Qu’est-ce que le renseignement militaire ? Pourquoi ne pas passer par les agences [FBI, CIA] ?” interroge Q dans son deuxième post. Autant de messages dont l’interprétation est souvent laissée à d’autres avant d’être reprise par ses fidèles.
“Les gens ne consomment pas directement les posts de Q, explique Travis View. Ils s’appuient souvent sur des influenceurs QAnon surnommés ‘décodeurs’. Ces décodeurs affirment pouvoir comprendre les messages de Q et se chargent d’éclaircir ses propos aux non-initiés qui, sans eux, pourraient avoir du mal à en comprendre le sens.”
Pourquoi Donald Trump se trouve-t-il au cœur de cette théorie du complot ?
L’actuel président ne fait pas partie du sérail politique et, au fil des ans, il s’est déjà montré réceptif à certaines allégations infondées, notamment l’idée que le président Barack Obama ne serait pas né aux États-Unis.
D’après Travis View, si une personne est convaincue que Donald Trump a par le passé relayé des théories du complot “parce qu’il sait des choses dont les médias grand public ne parlent pas, elle s’attendait certainement à ce qu’il continue une fois président”.
On voit des partisans de QAnon arborant des pancartes et des T-shirts Q dans les meetings de Trump depuis 2018, et le président s’est fait l’écho de plusieurs de leurs comptes Twitter ces dernières années [le réseau social a annoncé le 21 juillet qu’il allait fermer ou contrôler des milliers de comptes liés à QAnon].
Le gouvernement s’est toutefois largement abstenu de reconnaître directement cette théorie. En juillet 2018, après un meeting de Trump à Tampa, en Floride, auquel avaient assisté plusieurs partisans de QAnon, l’ancienne porte-parole de la Maison-Blanche, Sarah Huckabee Sanders, a déclaré que le président “condamnait et dénonçait tous les groupes incitant à la violence contre des personnes” et qu’il ne soutenait “absolument pas les mouvements prônant ce genre de comportements”.
Verra-t-on un groupe QAnon au Congrès ?
Non. Parmi les dizaines de candidats qui ont semblé relayer ou embrasser cette théorie du complot, Marjorie Taylor Greene, en Géorgie, et Lauren Boebert, dans le Colorado, sont celles qui semblent avoir le plus de chances de remporter un siège en novembre, mais toutes les deux ont pris leurs distances avec le mouvement et refusent de s’exprimer sur leur attitude passée.
Greene est arrivée première dans la primaire républicaine pour le siège du représentant républicain Tom Graves, parti à la retraite, mais elle n’a pas obtenu la majorité absolue. Si elle conserve l’avantage pour le second tour, prévu le 11 août, elle est presque assurée de remporter ce district plutôt conservateur aux élections de novembre.
Greene qualifiait Q de “patriote” dans une vidéo sur ce mystérieux personnage postée en 2017 par une autre personne :
“Je pense que beaucoup d’Américains sont aveugles, et quand ils entendent parler de ces histoires de pédophiles, de culte sataniste, ils n’arrivent pas y croire.”
Dans une déclaration au Washington Post, la candidate n’a pas directement évoqué ses anciens commentaires sur QAnon mais a qualifié le journal de “réservoir à fake news”. Plusieurs hauts représentants républicains au Congrès ont dénoncé le comportement de Greene après la révélation par Politico qu’elle avait tenu des propos racistes dans plusieurs vidéos Facebook.
Lauren Boebert a vu sa popularité grimper après avoir interpellé l’ancien candidat aux primaires démocrates, Beto O’Rourke. Selon elle, les déclarations du candidat lors d’un débat pour les primaires signifiaient qu’il cherchait à confisquer les fusils semi-automatiques de types AR-15 et AK-47 au public. Boebert est connue [dans le Colorado] pour son restaurant Shooters [“Les Tireurs”] où les armes font partie de la tenue des serveuses. Boebert a rouvert son restaurant durant la pandémie de coronavirus en allant à l’encontre des consignes sanitaires de l’État.
En mai 2020, Boebert est apparue sur une chaîne YouTube pro-QAnon dans laquelle elle déclarait qu’elle avait entendu parler de ce groupe par sa mère – qu’elle décrit elle-même comme “légèrement à la marge” – et qu’elle espérait que cette théorie du complot soit vraie. Après sa victoire aux primaires contre le représentant républicain Scott Tipton, elle a toutefois fait l’objet d’attaques de la part du Comité démocrate des campagnes législatives et a pris ses distances avec le mouvement.
Tipton avait reçu le soutien de Donald Trump et était donné favori à sa réélection. Boebert se prépare à présent à un rude combat. À la date du 10 juin, elle avait rassemblé 133 000 dollars pour sa campagne. Son adversaire, la démocrate Diane Mitsch Bush, dispose de près d’un million de dollars.
Arit John
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