En avril dernier, Donald Trump avait annoncé suspendre la contribution des Etats-Unis au budget de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) [1]. Ce lundi 6 juillet, le gouvernement américain a notifié à l’organisation sa volonté de ne plus en être membre [2]. Quelques semaines plus tôt, le 11 juin, le même Donald Trump avait signé un décret présidentiel permettant aux Etats-Unis de prendre des sanctions contre tous ceux qui aideraient à la mise en cause de personnels américains ou alliés devant la Cour pénale internationale.
La plupart des commentateurs européens ont placé ces épisodes sous le sceau d’une offensive de longue haleine contre le multilatéralisme et les organisations internationales. En avril, la version Tweet du message présidentiel en donnait une explication un peu différente, laissant clairement entendre que si l’OMS n’avait pas cherché à occulter la gestion chinoise de la pandémie de Covid-19, ses silences et dénis, l’administration Trump n’aurait pas à faire face à une crise politique majeure venant doubler la catastrophe sanitaire.
Ce qui est en jeu dans les attaques contre l’OMS ne se résume donc pas uniquement à la stratégie de déconstruction des institutions de l’ordre international d’après-guerre. Pour en saisir les enjeux, un détour par l’histoire s’impose. Les choix du président américain s’inscrivent en effet dans une longue tradition d’hostilité américaine à l’organisation sanitaire des Nations unies.
Ralliement à contrecœur
Depuis sa création, et même lorsqu’ils estimaient que dominer le dispositif onusien était indispensable à la bonne gestion de la guerre froide, les Etats-Unis ont toujours considéré l’OMS, plus encore que toute autre organisation des Nations unies, comme une institution bureaucratique et inutile. En 1946, arguant d’une expérience satisfaisante avec l’Organisation panaméricaine de la santé, les États-Unis plaidaient non pour la création d’une agence de l’ONU, mais pour des coordinations régionales et l’extension des programmes d’aide bilatérale.
Leur ralliement au projet d’OMS s’est fait à contrecœur et la politique sanitaire internationale de Washington, tout au long des années 1950 à 1970, a privilégié la construction d’alliances ad hoc avec l’Unicef, l’OMS, la Banque mondiale ou le Programme des Nations unies pour le développement. La décolonisation, l’adhésion des nouveaux Etats-nations issus des indépendances et les transformations de l’OMS qui en ont résulté n’ont fait que renforcer ces réserves.
La démocratie des Etats, qui est la norme de l’Assemblée mondiale de la santé – l’organe décisionnel de l’OMS – veut en effet que les choix d’orientation et les investissements budgétaires de l’organisation soient décidés selon le principe « un pays, une voix », alors que les contributions au financement de l’institution se font en proportion du PIB. De loin le premier contributeur, les Etats-Unis ont toujours jugé que leur influence n’était pas à la hauteur de leur apport.
Priorisation des besoins de base
Pire, dans les années 1970, l’OMS, sous la direction du Danois Halfdan Mahler, s’est fait la porte-parole du tiers-monde avec l’adoption, en 1978, d’une stratégie dite « des soins de santé primaire », participant largement de la revendication d’un nouvel ordre économique mondial et d’une révision des termes et cibles de l’aide au développement.
Nombre des grands programmes conçus au Nord s’étant révélés inadéquats et peu efficaces, du fait de leurs limites opérationnelles (la résistance des moustiques au DDT dans le cas des programmes malaria) ou de leur caractère socialement inacceptable (comme dans le cas des politiques de stérilisation pour le contrôle des naissances en Inde dans les années 1970), l’OMS faisait alors, officiellement, le pari d’une médecine plus égalitaire, faisant moins appel à l’invention technique qu’à l’innovation sociale.
Cette approche pouvait être considérée comme une stratégie « horizontale » dans la mesure où il s’agissait : de revendiquer un droit à la santé en général ; de lier intervention sanitaire et développement ; de réduire le rôle des transferts de technologies de pointe au profit des ressources locales ; d’accorder la priorité aux populations rurales, aux centres de soins de proximité et à l’implication des « communautés ». Contrairement à ce que suggérait le slogan officiel de l’OMS, « La santé pour tous en l’an 2000 », l’ordre du jour n’était pas « toute la santé, pour tous » mais une stricte priorisation des besoins dits « de base », en l’occurrence la lutte contre les maladies infectieuses et la santé maternelle et infantile.
L’arrivée à la présidence de Ronald Reagan a marqué le début d’une offensive en règle contre cette stratégie, le point d’orgue étant (déjà) la suspension, au milieu des années 1980, de la contribution budgétaire des Etats-Unis, en représailles au soutien que l’OMS accordait alors à la priorisation, par et pour les pays des Suds, des médicaments génériques, avec l’adoption de listes de médicaments « essentiels » et la mise en avant des producteurs locaux.
Refonte de la gouvernance
Pour les Etats-Unis, et en cela ils partageaient le point de vue de la fédération des syndicats de la grande industrie pharmaceutique, la notion même de médicaments « essentiels » était un problème puisqu’elle questionnait, dans une perspective de santé publique, l’utilité des médicaments les plus récents et les plus coûteux car encore sous brevet.
« Ces financements extrabudgétaires représentent encore l’essentiel des moyens de l’organisation »
L’épisode a laissé des traces profondes. Les Etats-Unis, soutenus par une partie des Européens, ont obtenu, en échange de leur retour à la table des financements, une refonte de la gouvernance de l’OMS qui privilégiait des dispositifs de financement non budgétaire échappant au contrôle de l’Assemblée mondiale de la santé.
Ce fonctionnement par projet a été promu au nom de l’efficacité et de l’évaluation des interventions, de la promotion d’initiatives « verticales » ciblant un objectif unique (comme la vaccination ou la santé maternelle), pilotées et évaluées par les partenariats qui les financent. Ces financements extrabudgétaires représentent aujourd’hui encore l’essentiel des moyens de l’organisation.
Surfant sur ces événements, les nouveaux acteurs de ce qui allait désormais s’appeler la santé dite « globale », de la Fondation Bill et Melinda Gates à la Banque mondiale en passant par le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, ont, à partir du début des années 1990, très largement repris à leur compte les critiques du fonctionnement de l’OMS et des bureaucraties sanitaires nationales ainsi que la priorité donnée aux programmes « verticaux », en les associant à un gouvernement par l’audit et l’évaluation de la performance médico-économique, idéalement définie par les analyses coût/efficacité.
Marges de manœuvre limitées
Il serait simpliste de faire de ces tensions avec les Etats-Unis la source de tous les maux et échecs de l’OMS. Si la stratégie des soins de santé primaire est devenue de plus en plus difficile à soutenir dans les années 1980 et 1990, c’est moins du fait de la seule offensive américaine que de sa conjonction avec l’épidémie de VIH-sida et, surtout, avec l’affaiblissement des « pays à revenu faible et intermédiaire », pris dans la spirale des crises de la dette et des programmes d’ajustement structurel.
L’OMS s’est adaptée à cette nouvelle santé globale. Mais, parce que son mandat n’a jamais été celui d’une agence opérationnelle, ses marges de manœuvre étaient limitées. En effet, depuis sa création, son rôle a davantage été celui d’une agence productrice d’expertise, de régulation et de recommandations au profit des Etats membres que celui d’un centre organisateur de programmes, pourvoyeur de ressources matérielles et financières.
« Depuis sa création, son rôle a davantage été celui d’une agence productrice d’expertise que celui d’un centre organisateur de programmes »
Cela a été sa force quand un certain consensus a permis de faire converger les interventions, comme dans le cas des campagnes vaccinales. C’est sa grande faiblesse lorsqu’il s’agit, au contraire, d’infléchir les agendas, comme le démontre depuis vingt ans l’incapacité à traduire en programmes les données et les discours sur la nouvelle transition épidémiologique, autrement dit sur l’impact dramatique des maladies chroniques (de l’obésité et du diabète aux pathologies mentales) en Afrique, Asie et Amérique Latine. C’est donc sans surprise que l’on retrouve, au cœur de la gestion de la pandémie de Covid-19 par l’OMS, la même conjonction d’inadéquation et de nécessité. Depuis le début de la crise, l’OMS est la seule institution de la santé globale qui ait joué un rôle important.
De fait, la lutte contre le Covid-19 prend à rebours nombre des évidences de la gouvernance sanitaire globale : l’expertise concernant les réponses n’est plus seulement localisée en Europe et en Amérique du Nord ; les stratégies d’endiguement de la pandémie supposent la mise en œuvre à grande échelle d’interventions médico-sociales, conditionnée par la qualité d’infrastructures (personnels et hôpitaux) qui sont hors champ des programmes verticaux ; enfin, les interventions reposent de façon quasi-exclusive sur les initiatives des Etats et de leurs administrations de santé publique.
Responsabilité des Etats
À partir de la fin janvier, les recommandations techniques et politiques produites à marche forcée par l’OMS ont pris acte de ces trois éléments. Plus, en mettant l’accent sur la stratégie « tester, tracer, isoler » comme principal horizon pour, peut-être, pouvoir éviter les mesures de confinement généralisé, l’organisation a fait preuve d’une autonomie certaine. Que les Etats, de l’Europe aux Etats-Unis, n’en aient pendant longtemps pas tenu compte (de sorte que le confinement, partout et pour tous, est devenu inévitable) renvoie certes à la faiblesse de l’OMS mais relève bien, d’abord, de leur responsabilité.
Ce double constat – l’OMS répond mal à ses fonctions, alors qu’une organisation politique mondiale de la santé est indispensable – devrait déboucher sur un agenda de réforme concernant aussi bien les financements (avec, par exemple, moins de partenariats à géométries et durées variables et plus de contributions générales) que les objectifs (les urgences sanitaires communes ne se réduisent pas aux épidémies) et la gouvernance (pour inclure d’autres acteurs et formes de représentation que la démocratie des Etats-nations).
« L’OMS répond mal à ses fonctions, alors qu’une organisation politique mondiale de la santé est indispensable »
Jusqu’ici, la France et l’Union Européenne (UE) ont bien peu pesé dans les débats sur la santé globale et son avenir : la première parce que surtout préoccupée, en matière d’aide internationale, par la gestion de son pré carré africain ; la seconde parce que la santé n’est pas une prérogative communautaire. On est pourtant fondé à penser que les membres de l’UE ont tout intérêt à tirer quelques leçons de la crise en cours pour réinvestir l’OMS et la santé publique internationale. À défaut, il faudra cesser de se plaindre du fait que les Etats-Unis s’en détournent et que la Chine y joue sa partition en solo.
Jean-Paul Gaudillière (Historien) et Christoph Gradmann (Historien)