Une flopée de jeunes en furie encercle la voiture. Ce 24 juin 2019, sous une pluie de pierres, les vitres de la Toyota Land Cruiser volent en éclats. L’un des projectiles blesse Christian Bada à la tête. Malgré le sang qui coule le long de son cou, il réussit à se dégager du véhicule et à s’esquiver. Dans ce quartier de Béni, une petite ville de l’Est de la république démocratique du Congo, Christian Bada était pourtant venu accompagné de ses collègues pour tenter d’éradiquer le virus Ebola. L’épidémie, apparue en août 2018 [1], a déjà fait plus de 2 238 morts. A Béni, Christian Bada et son équipe sont chargés de décontaminer ces lits, vêtements et autres surfaces potentiellement souillés par le virus.
A l’instar d’autres équipes, celle de Christian Bada est l’une des pièces d’une grande machine qu’on appelle la « Riposte » et dont l’objectif est de stopper la progression du virus Ebola. L’opération, dont le budget dépasse les 800 millions d’euros, est codirigée par le ministère de la Santé congolais et l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
« C’est de la folie »
Des violences contre des équipes de la Riposte, la RDC en recense près de 300 depuis le début de l’épidémie. Une dizaine d’agents de santé y ont même laissé leur vie. A l’origine de certaines de ces attaques, une population qui reproche aux agents de santé de profiter de l’épidémie Ebola pour s’enrichir aux dépens de la population. Des magouilles et autres petits arrangements qualifiés localement d’« Ebola business ».
L’OMS souligne que cette accusation est bien à la source de certaines des attaques contre la Riposte. Mais elle insiste : l’Ebola business n’est qu’une rumeur. Pourtant, des courriels et des documents que Libération a pu se procurer prouvent le contraire. Certains employés de la Riposte ont utilisé leur fonction pour s’enrichir, en bafouant les règles déontologiques de l’OMS. Selon plusieurs employés de l’OMS, qui parlent sous couvert d’anonymat, l’ampleur des détournements d’argent du côté de la Riposte a atteint des niveaux inégalés. « C’est de la folie », dit l’un d’eux. Et un employé de l’OMS d’ajouter : « La Riposte au Congo ? C’est un gros business. Tous en profitent… Sauf les patients. »
Véritable fortune
Au centre dudit Ebola business : quelque 700 voitures qui transportent les équipes de la Riposte et dont le coût des locations est facturé près de 2 millions de dollars (1,8 million d’euros) par mois à l’OMS. Mais voilà, certaines de ces voitures sont la propriété de personnes travaillant pour la Riposte. Certains d’entre eux parviennent à gagner 3 000 dollars par véhicule et par mois. Une véritable fortune dans un pays où le revenu moyen mensuel ne dépasse pas l’équivalent de 50 euros.
Libération s’est procuré des documents internes à l’OMS qui prouvent que certains de ces propriétaires de voitures louées à la Riposte sont fonctionnaires du gouvernement congolais, membres des forces de sécurité ou employés du ministère de la Santé. Tous sont censés lutter contre Ebola.
Ce conflit d’intérêts, cet appât du gain financier, va à l’encontre des règles de l’OMS. D’après un ancien gestionnaire du parc automobile de l’OMS, qui préfère rester anonyme, pas moins de 30% des voitures louées par l’organisation appartiennent à des personnes travaillant pour la mission internationale de lutte contre le virus Ebola pilotée par l’OMS.
« Ce n’est pas acceptable », dit le docteur Michel Yao, qui coordonne la réponse Ebola pour l’OMS. Si des personnes travaillant pour la Riposte louent leurs véhicules à l’OMS alors elles « ne peuvent plus accomplir leur tâche avec toute la probité nécessaire », déclare-t-il. Il dit ne pas être au courant de tels cas. Mais il concède qu’il est « impossible d’être sûr à 100% ». Il assure que, le cas échéant, l’OMS « fera une investigation, puis on prendra les sanctions qui s’imposent immédiatement ». A plusieurs reprises, nous avons tenté de joindre l’OMS, qui n’a pas souhaité répondre à ces accusations.
Le docteur Jean-Christophe Shako est l’une de ces personnes qui est à la fois loueur de véhicule et employé de la Riposte. Des journaux américains, japonais, anglais ou allemands n’ont pas hésité à présenter comme un héros ce coordinateur de la Riposte à Butembo puis en Ituri, deux régions de l’Est du Congo. Il dit travailler sans relâche pour éradiquer le virus. Il se montre avec trois téléphones en mains. Il affirme dormir à peine quatre heures par nuit. Et raconte aux journalistes comment il a risqué sa vie pour négocier avec des groupes armés afin de stopper l’épidémie. « Je veux être sur le terrain avec ceux qui souffrent », avait-il déclaré au New York Times en décembre 2018.
Mais de décembre 2018 à mars 2019, selon les registres de l’OMS que Libération s’est procuré, le docteur Shako louait aussi son 4x4 à l’OMS. Interrogé par téléphone, il se défend d’être impliqué dans ce commerce. Il a d’abord déclaré qu’il n’avait pas mis sa voiture en location. Ensuite, que c’était son frère jumeau qui en était le propriétaire. « Moi je suis Shako Lomami et mon jumeau c’est Lomami Shako », dit-il. Il précise aussi que son jumeau travaillait à la clinique Graben à Butembo. Après vérification, personne ne connaît ce Lomami Shako du côté de Graben.
« Prix hors règles »
L’OMS, qui dit ignorer ces petits arrangements entre amis haut placés, était en réalité parfaitement informée de ces conflits d’intérêts à répétition. Des mails venant de l’organisation internationale et datant de février 2019 font mention du petit commerce du docteur avec son 4x4 Toyota Prado : « Propriétaire Lomami Shako Jean, donc le coordinateur du ministère de la santé », écrit un logisticien de l’OMS dans une correspondance envoyée à une demi-douzaine de collègues. « On le loue en dehors de toute règle et pour un prix également hors règles », poursuit-il. De quoi rapporter quelque 9 700 dollars au docteur Shako.
Tandis que le médecin loue son véhicule privé, l’OMS met des voitures de fonction à sa disposition. L’une de ces voitures utilisées par le docteur Shako, une Toyota Land Cruiser, est en réalité la propriété d’une autre figure incontournable de la lutte contre Ebola : Blaise Amaghito. Ce dernier est le responsable de la sécurité de la Riposte à Butembo.
Il y est aussi chef de l’Agence nationale de renseignements dont le rôle dans la Riposte est de retrouver les malades d’Ebola lorsqu’ils s’échappent et risquent de contaminer la population. Difficile donc pour la Riposte de lui refuser une faveur. Selon les documents de l’OMS, Amaghito a encaissé 92 260 dollars pour la location de sept voitures entre décembre 2018 et juin 2019. Une somme astronomique dans le contexte économique local.
Joint au téléphone, Blaise Amaghito réfute en bloc toutes ces accusations. « Posez la question à la coordination [OMS], moi je n’ai pas de véhicules là-bas [loués à l’organisation, ndlr] », dit-il avant de raccrocher brusquement.
« Allongé dans la rue »
Pour se remplir les poches, certains n’hésitent pas à utiliser des prête-noms. C’est notamment le cas du maire de Butembo, Sylvain Kanyamanda Mbusa qui « recommandait beaucoup de véhicules » d’après Jacques (1) un logisticien de l’OMS, confirmant les dires de plusieurs de ses collègues. Le nom de Sylvain Kanyamanda Mbusa n’est visible sur aucun des documents de l’OMS. Lui aussi nie avoir loué ses voitures à la Riposte.
Jacques raconte que lorsqu’une voiture ne passait pas le contrôle technique de l’OMS, le docteur Boubacar Diallo, chef de l’OMS à Butembo, disait : « C’est la voiture de telle personne, il faut la prendre. » Qu’importe si certaines de ces voitures ainsi « recommandées » risquaient de mettre en péril la vie de ses occupants, poursuit Jacques.
Difficile de refuser l’agrément à des voitures appartenant à « de gros poissons » ? « Si tu refusais le véhicule, il pouvait tout te faire, dit-il. On pourrait te retrouver le lendemain allongé dans la rue. On était obligés de céder. » Boubacar Diallo a refusé de répondre à nos questions concernant la location de véhicules, mais nous a écrit dans un courriel le 9 novembre 2019 : « Je ne suis au courant d’aucune corruption. »
Employés, expatriés ou locaux, tous ont peur de révéler les malversations qui gangrènent la Riposte. « Si des gens savent que je parle à un journaliste, je perdrais mon travail », dit Jean-Michel (1), un employé congolais chargé de faire le suivi des personnes guéries de la maladie. Il gesticule nerveusement sur sa chaise en plastique en racontant son embauche.
« Ça marchait déjà comme ça avant Ebola »
« L’infirmier titulaire de Madrandele [un quartier de Beni, ndlr] m’a appelé pour me dire qu’il avait un travail pour moi. Arrivé à son bureau, il m’a fait comprendre que pour être recruté, je devrais lui reverser chaque mois au moins 30% de ma rémunération. C’était direct ! » D’après une vingtaine de travailleurs interrogés dans les principaux foyers de l’épidémie, la méthode est rodée. « Si tu veux un emploi, tu dois faire une opération retour à celui qui t’embauche », se désole un autre employé de la Riposte. « Tout est opération retour ici ! Ça marchait déjà comme ça avant Ebola », poursuit-il.
Même amputés de cette rétrocommission, ces postes restent une aubaine. Avant l’apparition du virus Ebola, le médecin d’un centre de santé à Butembo touchait environ 100 dollars par mois. Aujourd’hui, un hygiéniste qui asperge d’eau chlorée les chaussures à l’entrée du même centre de santé en gagne 300. De quoi générer des jalousies au sein de la population et nourrir les accusations d’Ebola business.
Patrick (1), la quarantaine, est accoudé à une table en plastique bleu. Depuis qu’il travaille à la Riposte, il ne se sent plus en sécurité dans son quartier. « Les gens disent que nous sommes en train de consommer l’argent d’Ebola et cela nous met en danger, se désespère ce père de famille. Si la Riposte nous avait dit de travailler gratuitement pour notre communauté, nous l’aurions fait ! C’était une grosse erreur dans l’éradication de cette épidémie. Pour impliquer quelqu’un, il ne faut pas lui promettre quelque chose. Il risquera de faire de cette épidémie un marché de fonds. » Le regard lointain, il soupire : « L’insécurité ne finira jamais ici. Demain, un conflit post-Ebola éclatera à cause de tout ça. »
Emmanuel Freudenthal et Joao Coelho
(1) Les noms ont été modifiés pour la sécurité des sources.