Figure de la lutte contre le sida [1], spécialisé en immunologie, le professeur Jean-François Delfraissy préside le conseil scientifique chargé d’éclairer l’exécutif dans la gestion de la crise du Covid-19. Pour Mediapart, il revient sur le fonctionnement de cette instance ad hoc, insiste sur l’urgence de créer un « comité citoyen » pour mieux prévenir une seconde vague et regrette que « les mesures barrières [soient] en train de tomber ». Sans elles, « on peut basculer ».
Caroline Coq-Chodorge : Comment le conseil scientifique s’est-il constitué et comment en avez-vous pris la tête ?
Jean-François Delfraissy : Il me semblait que j’étais un peu trop âgé pour m’occuper de ce nouveau virus. Mais je me suis rendu à Genève, fin janvier, à une réunion de l’OMS organisée sur le Covid-19, en tant que président du Comité consultatif national d’éthique. J’ai été frappé par une chose : les Chinois ne disaient rien, ils ne répondaient à aucune question sur les formes graves, la mortalité, l’âge des malades les plus gravement atteints.
Fin février, je parle avec des collègues italiens, qui me disent qu’ils voient des choses situations d’une gravité exceptionnelle. Puis des modélisateurs de l’Institut Pasteur me montrent leurs modèles prévisionnels issus de la London School of Economics, à la fin du mois de février. J’ai aussi appelé un de mes amis universitaire, à Strasbourg au moment de l’épisode de Mulhouse.
Tous ces éléments font que je décide d’appeler le conseiller santé et recherche de l’Élysée. On organise à l’Élysée le 5 mars une réunion avec des médecins et des chercheurs de tous horizons. J’en fais la synthèse sur le perron de l’Élysée. Le conseil scientifique se tient pour la première fois le 10 mars, puis se réunit à l’Élysée le 12 mars. À partir du début du mois de mars, tout le monde était inquiet et sur le pont.
Cette inquiétude n’est-elle pas un peu tardive ?
Comment se fait-il qu’on n’ait pas été plus inquiets en février ? Pourquoi n’avons-nous pas appuyé plus tôt sur le signal d’alerte ? C’est une question que je me pose souvent et, honnêtement, je ne sais pas.
Il faut se rappeler que la très grande majorité des pays ont été sidérés par ce virus, à l’exception peut-être de l’Allemagne, qui a joué à ce moment-là la carte des tests. En février, vous l’avez compris, j’ai senti que quelque chose ne collait pas à l’OMS. Mais cela ne m’a pas empêché de partir au ski avec mes petits-enfants.
C’est à mon retour à Paris que le faisceau des informations que je collectais m’a convaincu que nous étions face à un événement d’une grande gravité. Ce qui a fait basculer la France d’un modèle proche de l’Allemagne à un modèle à l’italienne, c’est Mulhouse.
Selon nos informations [2], les capacités d’enquête épidémiologique ont été dépassées dès le début du mois de mars…
Les chiffres de Santé publique France étaient à l’époque beaucoup moins consolidés que maintenant. Le virus se met à circuler de façon massive partout, et la stratégie de dépistage des clusters [foyers infectieux – ndlr] s’avère dépassée. Je ne m’appesantirai pas sur cette période, je n’étais pas encore à bord.
Le conseil scientifique, installé à partir du 10 mars, répond sûrement au besoin de quelque chose de nouveau pour piloter ce moment extraordinaire. Mais je sais aussi l’extrême difficulté de ce moment.
Dans la semaine du 10 mars, on essaie d’évaluer les besoins en places de réanimation, à partir du nombre d’appels au Samu, de passages aux urgences et de patients hospitalisés. On prend en compte les données italiennes, qui nous apprennent que les patients peuvent rester en réalité deux à trois semaines en réanimation, bien plus que pour une grippe grave. Les données de modélisation nous font prendre conscience que le système de soins ne va pas tenir. C’est ce qu’on annonce le 12 mars au matin. Sans confinement, on allait vers une saturation critique du système de soins.
Certains reprochent au conseil scientifique d’être trop orienté vers la recherche, pas assez vers la médecine de terrain.
Je ne partage pas cette opinion. L’infectiologue Yazdan Yazdanpanah est bien quelqu’un du terrain ! Il a même été infecté, probablement au contact des malades que son service accueille. L’infectiologue Denis Malvy, à Bordeaux, la réanimatrice Lila Bouadma, à l’hôpital Bichat, qui nous a permis de suivre, grâce à son réseau, l’évolution des capacités de réanimation, ne sont-ils pas des médecins de terrain ? J’ajoute que j’ai moi-même dirigé un service dédié au VIH/sida, j’ai coordonné la lutte contre Ebola et je vois toujours des patients.
Quant à Bruno Lina, il dirige un très gros laboratoire de virologie hospitalière à Lyon et est donc en interaction constante avec les hôpitaux. On a aussi un médecin généraliste, des spécialistes en modélisation, en épidémiologie, en sciences humaines et sociales. Tous ces experts sont arrivés avec leurs propres réseaux et beaucoup de connexions, tant au niveau national qu’international.
Comment s’est construite la décision, entre les experts du conseil scientifique et le politique ?
C’est un modèle un peu complexe, intéressant, qu’il faudrait peut-être théoriser. Globalement, ces relations se déroulent dans la confiance, contrairement à ce que certains ont pu dire. Nous avons accès au plus haut niveau de l’État, en shuntant les circuits habituels. Nous sommes nommés par le politique, mais nous devons aussi rester indépendants et autonomes. Ce n’est pas très difficile : nous, les médecins et les chercheurs, avons une tradition de très grande indépendance. Nous ne sommes pas très impressionnés par la hiérarchie de l’État. Nous sommes saisis sur des sujets, mais nous pouvons aussi nous auto-saisir. Et nous décidons de rendre nos avis publics, de jouer la transparence.
J’ai lu qu’on représentait un troisième pouvoir médical. Ce n’est pas vrai : nous sommes là pour éclairer la décision, c’est le politique qui décide. Sur la plupart des sujets nous avons été écoutés, pas sur tous, en particulier la réouverture des écoles. Emmanuel Macron a alors écouté la vision sanitaire mais plutôt pris en compte la vision sociétale. C’était sa décision, et il n’avait finalement pas tort.
Nous avons souhaité aussi que la société civile soit plus impliquée, mais nous n’avons pas été écoutés, en tout cas jusqu’ici (lire notre article ici). Je considère que c’est une erreur politique. Mais je ne désespère pas. Le Conseil économique, social et environnemental, la Conférence nationale de santé, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, le monde associatif sont prêts à jouer le jeu. Le moment est encore opportun pour préparer la rentrée, se préparer à une éventuelle deuxième vague à l’automne.
Il y aura des choix sociétaux à faire et à partager avec la société civile : que décide-t-on pour les plus jeunes, les plus âgés, les personnes malades ? Dans la lutte contre le sida, on a travaillé avec le monde associatif et cela a été très positif. Cela a permis de construire la démocratie sanitaire.
Comment a évolué le travail du conseil scientifique, en fonction de la situation épidémique ?
Dans la relation entre le politique et le conseil scientifique, il y a eu trois temps. Les premiers jours ont consisté à faire comprendre et accompagner le politique dans la décision du confinement généralisé, qui n’était pas vraiment à l’agenda d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe. Cela n’a pas été simple, y compris pour moi. Ce sont des nuits d’insomnie. Le 19 ou le 20 mars, sur le balcon de mon appartement à Paris, je me suis demandé : mais qu’est-ce que j’ai fait ?
Il y a eu un deuxième moment difficile : on prévoyait une baisse des admissions en réanimation à partir du 10 avril. Mais le 10, elles continuaient à augmenter. On a cru s’être trompés. Finalement, les admissions ont baissé à partir du 11.
Le deuxième temps du conseil scientifique était dans la préparation du déconfinement : on était davantage stratégiques, dans le conseil d’organisation, toujours basé sur la science. On définit dans cette étape des prérequis, des scénarios, on propose des plans de préparation pour une éventuelle deuxième vague. Aujourd’hui, on est dans un troisième temps : on regarde les signaux d’alerte et on veille à ce que l’appareil de l’État ne s’endorme pas.
Dans une telle situation de crise, comment avez-vous géré les nombreuses incertitudes autour de ce nouveau virus ?
Les politiques n’aiment pas le doute. Or la médecine et la science se construisent avec le doute : on fait deux pas en avant, un pas en arrière. Sans le doute, on n’est pas un bon médecin ou un bon scientifique. Notre notion du temps n’est pas non plus la même : les politiques, comme les médias, veulent des réponses tout de suite. Mais il nous a fallu 15 ans pour trouver des médicaments contre la plus grande pandémie de l’histoire, celle du sida. On a mis 14 mois à avoir un vaccin contre Ebola.
Cette épidémie fait des ravages sociaux, parce qu’elle fragilise l’économie, mais aussi parce qu’elle touche plus durement les plus précaires…
Aux États-Unis, la mortalité est plus élevée parmi les populations noires et latinos. On manque de données en France. Mais on sait déjà que d’un bout à l’autre du RER B, entre le nord et le sud, il y a plusieurs années de différence d’espérance de vie. Cette épidémie ne fait qu’accentuer les inégalités sociales existantes.
D’emblée, au sein du conseil scientifique, nous nous sommes intéressés aux personnes en situation de précarité et de fragilité. Nous avons intégré dans le conseil scientifique la vice-présidente d’ATD-Quart monde qui est en lien avec le Samu social. Nous savons que les besoins de distribution alimentaire ont augmenté de plus de 45 %. Nous devons nous occuper des personnes plus fragiles comme des autres, et même plus que les autres, pour les protéger. Et pour nous-mêmes aussi, parce que ces populations sont plus susceptibles d’être infectées et de propager le virus.
Le conseil scientifique va continuer de siéger… contre votre avis !
Je souhaitais que le conseil scientifique s’arrête hier soir [le vendredi 10 juillet – ndlr], en même temps que l’état d’urgence sanitaire puisque ce conseil est dans la loi. Mais les parlementaires en ont décidé autrement. Mais peut-être pourra-t-on passer la main en septembre à un nouveau conseil scientifique. Nous avons beaucoup donné et, comme beaucoup, nous avons besoin de souffler. Mais nous n’avons pas le droit d’arrêter pour le moment. Les services de l’État doivent rester vigilants tout l’été. Et nous devons veiller à ce que tous les outils soient prêts pour ne pas nous retrouver début novembre dans la situation de début mars.
Les outils sont là. Mais les tests ne sont pas assez utilisés. L’accès aux tests n’est pas fluide. J’ai appelé de manière anonyme le laboratoire d’analyses en bas de chez moi, il m’a donné un rendez-vous dans quatre jours ! Cela ne va pas. Sur les gros clusters, on devra aller beaucoup plus vite. En Mayenne vient d’être lancée une campagne de test de 300 000 personnes. Il faut le considérer comme un test, on verra si on est capables de réaliser une campagne de dépistage massif. Pékin a récemment testé 8 millions de personnes en moins d’une semaine à la suite du cluster autour du marché de gros de Xifandi.
Il y a un relâchement sur les gestes barrières, jusqu’au sommet de l’État : on a assisté à des passations de pouvoir sans masques, avec des accolades…
Ce qui s’est passé pendant les passations de pouvoir n’est pas normal. Les politiques doivent être exemplaires. Les mesures barrières sont en train de tomber. On est aujourd’hui dans une situation d’équilibre fragile. Sans les mesures barrières, on peut basculer.
Pendant cette crise, ce conseil scientifique a fait de la santé publique. Pendant quatre mois, la médecine n’a pas été au rendez-vous : en si peu de temps, elle n’a pas pu trouver de traitements efficaces directement dirigés contre le virus, mais elle a trouvé des traitements qui arrivent à réduire la mortalité des formes graves. À la sortie de cette crise, se pose la question de la construction d’un nouveau modèle de santé publique en France, à partir de l’automne 2020. C’est une nécessité sanitaire, et donc politique, majeure.