Comme la plupart de mes contemporain·es, j’ai grandi avec l’idée qu’Amnesty International (AI) était une formidable organisation, garante des droits fondamentaux de la personne humaine, et que le monde, disposant de ce puissant outil au service de la paix et de l’égalité, s’en trouvait un endroit plus sûr à vivre. Comme des milliers d’autres, j’ai fait confiance à AI, dont le nom est devenu au fil du temps un quasi-synonyme d’humanisme.
Pourtant, force est de constater qu’AI ne remplit plus sa mission, qu’elle l’a dénaturée et pervertie. Pire : qu’elle a trahi ses valeurs essentielles.
Le lobby de la prostitution est puissant ; comme tout lobby, il pratique l’entrisme à tous les niveaux, y compris les moins susceptibles d’être investis — du moins en apparence. Le business de la traite des êtres humains, particulièrement des femmes et des enfants, rapporte des profits considérables aux diverses mafias qui le dirigent. Il s’agit d’une industrie mondiale et tentaculaire : seules pourraient l’endiguer des politiques abolitionnistes strictement appliquées, ainsi que l’éducation féministe des garçons et des filles. L’univers prostitutionnel va de pair avec celui de la pornographie, les victimes de la traite se retrouvant souvent dans les circuits pédo/pornographiques et vice versa. Enfin, la majorité des femmes et des filles exploitées sexuellement sont issues de pays et de milieux pauvres, la prostitution prospérant sur la misère d’une part et les traumatismes d’autre part (viols, violences, inceste, etc.).
À ce stade, parler de « choix » d’entrer dans la prostitution est illusoire et pernicieux. C’est pourtant l’argument systématiquement brandi par les lobbies proxénètes qui ont réussi à persuader nombre de politiques, d’institutions et de personnes à travers le monde du bien-fondé de leur boniment. Si se prostituer est un choix, alors il n’y a pas de mal à se faire acheter. Si se prostituer est un travail pour quelqu’un, alors nul ne peut empêcher des clients de recourir à ses services, car ce serait porter directement atteinte à son droit d’exercer.
Il serait légitime de croire qu’AI combat l’esclavage des femmes et des filles. Qu’elle est aux côtés des personnes vulnérables en faisant tout ce qui est en son pouvoir pour les protéger de l’exploitation. Qu’elle lutte avec la dernière énergie contre les proxénètes et met tout en œuvre pour parvenir à l’abolition de la prostitution. Qu’elle défend les survivantes et leur offre des tribunes, afin qu’elles puissent parler de leur calvaire, de l’enfer des bordels et de l’ignominie des clients.
La réalité est tout autre, car AI se revendique de valeurs qui ne sont pas ou plus les siennes. Elle a trompé des milliers d’adhérent·es à travers le monde en choisissant de promouvoir la décriminalisation des clients-prostitueurs et des patrons de bordels. En prenant le parti de légaliser la prostitution (appelée par euphémisme « travail du sexe ») et de faire du proxénétisme une activité conforme au droit, AI ne fait rien d’autre, en dépit de ses dénégations, que soutenir et renforcer la traite des femmes et des enfants. Pire : sa politique affichée est de faire pression sur les gouvernements afin que chaque pays adopte une législation idoine. Toutes ces décisions ont été prises durant l’été 2015 à Dublin lors du conseil international de l’organisation — non seulement dans le mépris des adhérent·es mais aussi contre l’avis de 60 % de ses membres, soit que ceux-ci aient été exclus quand ils n’étaient pas d’accord [1], soit qu’ils n’aient pas été avertis de cette consultation.
La prostitution n’est en rien un « travail ». Un travail ne détruit pas votre corps, votre esprit, votre dignité et votre intimité. Il ne vous nie pas en tant que personne. Il n’annihile pas votre humanité ni ne réfute votre valeur intrinsèque. En revanche, toutes ces caractéristiques définissent à la fois l’esclavage et la torture.
Aucun garçon hétérosexuel ne grandit avec l’idée de faire carrière dans la prostitution. Aucun garçon hétérosexuel ne choisit de vendre son corps à des femmes dans l’espoir d’acquérir du pouvoir (cf. le concept d’empowerment). Aucun garçon hétérosexuel ne se perçoit comme un objet mis à disposition de femmes, susceptible d’être acheté et utilisé par elles, y compris jusqu’à la mort. Mais il en va autrement des filles, conditionnées par une société pornocratique à se percevoir comme de potentielles marchandises. Lorsque des traumatismes personnels viennent se greffer au reste, ils scellent un destin, et c’est alors que des femmes entrent dans la prostitution alors qu’elles n’y sont pas, en apparence, « forcées » — toutes les autres, soit l’immense majorité, étant sous la coupe de proxénètes.
Les proxénètes. Vaste mafia qui a réussi à noyauter jusqu’à AI, qui ne mérite donc plus qu’on lui accole l’épithète d’humanitaire. Comment ? En la personne, notamment, de Douglas Fox.
Qui est Douglas Fox ? Le copropriétaire d’une importante agence d’« escorts » britannique. Rien de moins. Un proxénète, donc — à moins bien sûr qu’il ne s’agisse d’un entrepreneur comme un autre, employant des femmes pour un « travail » on ne peut plus réglementaire. M. Fox œuvre depuis 2008 à l’élaboration, au sein même d’AI, d’une stratégie dépénalisant le « commerce du sexe », y compris les clients-prostitueurs dont il fait partie. Sept ans plus tard, sa motion sert à AI de politique interne sur le sujet.
Mais AI n’est-elle que la victime d’une infiltration en règle du lobby proxénète ? N’a-t-elle pas au contraire favorisé cette infiltration et n’en réunissait-elle pas dès le départ les conditions ? En résumé : a-t-elle été seulement manipulée, ou bien ses valeurs de base n’ont-elles jamais cessé d’être sexistes ? N’y avait-il pas un ver dans le fruit ?
Gita Sahgal, ancienne cheffe de l’unité « genre », a dénoncé à la suite de son licenciement l’« atmosphère de terreur » qui régnait au sein d’AI, le fait qu’il n’y ait eu aucun débat sur ce sujet, et l’intimidation des employés pour qu’ils se conforment à ce qu’il faut bien appeler la ligne du parti. Elle a parlé de dirigeants « idéologiquement corrompus » et conclu à l’existence d’une « profonde misogynie dans le mouvement des droits humains » [2] — à laquelle l’émergence du transactivisme et du discours sur l’auto-identification sexuelle a donné un second souffle inespéré à l’ère de #MeToo (le patriarcat s’adaptant avec pragmatisme à l’évolution des esprits).
Alors que de plus en plus d’États à travers le monde se rendent compte que l’égalité des femmes et des hommes ne peut advenir tant qu’on permet aux seconds d’acheter les premières, AI profite de la faiblesse économique de certains pays comme la République dominicaine [3] pour imposer sa politique proxénète au détriment des femmes les plus pauvres du globe. Le plus sordide est qu’elle prétend le faire dans l’intérêt des femmes elles-mêmes, en présentant la prostitution comme un moyen de sortir de la misère, et en particulier des personnes prostituées, alléguant que la pénalisation des clients et des proxénètes attente à leurs droits et les met en danger en les poussant à la clandestinité.
Or ces raisonnements ne tiennent pas. Ce sont bien les clients et les proxénètes qui menacent la sécurité des personnes prostituées, non les politiques abolitionnistes à l’œuvre dans divers pays dont la France. Quant à la question de la clandestinité, ainsi que l’explique le policier suédois Simon Häggström, directeur de la Trafficking Unit chargée de traquer les réseaux proxénètes, « si le client peut trouver ces femmes dans des appartements ou dans des chambres d’hôtel, la police peut le faire aussi. » Et de conclure : « Cet argument est un mythe. » [4]
Mais au-delà des faits et des témoignages accablants des survivantes contre une industrie qui les a broyées corps et âme [5], il reste l’imprescriptible loi de toute société civilisée — a fortiori de toute organisation se prétendant humanitaire : les femmes et les enfants ne sont pas des biens consommables, et la jouissance masculine ne justifie pas qu’on enfreigne cette loi. Comme AI ignore ce fondement de l’humain, il ne reste plus qu’à l’enterrer.
Méryl Pinque
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