La fin du mois d’octobre, les Etats-Unis ont réduit à 16500 hommes les effectifs combattants de leur corps expéditionnaire en Thaïlande, lesquels étaient de 19 500 hommes précédemment et de 27 000 avant juin dernier (50 000 au plus fort de la guerre d’Indochine, en 1969). Toutes les unités combattantes américaines devront se retirer d’ici au 19 mars prochain. Toutefois, ce retrait, qui devrait affecter plus de 100 000 Thaïlandais dans leur emploi ou leur revenu (1), ne présage nullement la fin de la présence et, a fortiori, de l’influence américaine dans le royaume.
Seules les unités combattantes doivent quitter le pays. Après un entretien, le 28 août dernier, avec l’ambassadeur américain à Bangkok, M. Charles Whitehouse, le prince Kukrit Pramoj, premier ministre thaïlandais, déclarait que « « les autres unités et effectifs américains » – tels que JUSMAG et MAGTHAI – peuvent rester dans le pays en tant que « conseillers ». Ces deux organismes ne comptaient alors pas moins de 2 900 personnes, disséminées dans tout le pays (2).
Précédemment, en juin dernier, 7 000 hommes avaient été évacués. Dans le même temps, 42 chasseurs-bombardiers F-4 Phantom quittaient la Thaïlande pour des bases périphériques, à Guam, aux Philippines et en Corée du Sud, tandis que les 29 derniers F-111 (chasseurs-bombardiers à géométrie variable) regagnaient une base au Nevada. L’aviation thaïlandaise, traditionnellement sous-équipée, se trouvait disposer, dès lors, de quelque 250 appareils de combat.
Le retrait d’octobre a entraîné la suppression des facilités dont disposait l’aviation américaine à la base aérienne de Nakhom-Phanom, dans le nord-est du pays. Toutefois, les Etats-Unis continuent de disposer de quatre bases aériennes (Dong-Muang, près de Bangkok, Korat, Udorn) ou aéronavale (Utapao-Sattahip). Il est probable qu’ils continueront de se servir au moins des deux dernières de ces bases bien après 1976. Le déplacement géographique de l’appareil de guerre classique va de pair, en effet, avec la consolidation, dans le pays, d’un réseau complexe de surveillance et d’espionnage faisant de la Thaïlande un avant-poste continental du système de défense américain en Asie. Udorn et Utapao en sont les épicentres.
A Udorn et à Korat sont actuellement basés plusieurs Phantom F-R-5 et F-R 5-1, avions de reconnaissance à moyenne altitude équipés d’appareils de prise de vues. En outre, jusqu’à ce que l’un d’entre eux s’écrase dans le golfe de Thaïlande au large de Pattani, en août dernier, les Etats-Unis disposaient de quatre avions espions U-2, basés à Udorn et à Utapao, où se trouvent également quatre P-3 Orion. Officiellement destinés à seconder le « bureau de narcotiques » (N.D.D.B.) dans la recherche des chalutiers de contrebande et à assurer le transport de fournitures d’Utapao à la base de Diego-Garcia, dans l’océan Indien, les « Orion », affectés à la marine américaine, servent, en fait, à la détection des sous-marins et des navires en haute mer. Ils sont équipés de détecteurs électroniques et de missiles anti-sous-marins.
Cet appareil de surveillance aérienne est complété par une série d’installations terrestres dont les principales s’étirent en arc de cercle dans les régions frontalières thaïlandaises, au sud de la Chine, au nord du Cambodge.
L’installation radar de la station aérienne de Koh-Kar, près de Lampang, dans le nord du pays, sert de support au programme d’espionnage par satellite de l’armée de l’air américaine et reçoit, en particulier, les données communiquées par les satellites en orbite au-dessus de la Chine et de l’Indochine. Près de la base d’Udorn, point de départ des vols des U-2, la station d’écoute secrète de la N.S.A. (National Security Agency, la « C.I.A. du Pentagone ») à Ramasun, dans le Nord-Est, capte, depuis des années, toutes les communications radio militaires et civiles de la région. Enfin, les Américains sont en train de construire une nouvelle station de radar et de télécommunications à Doi-Intanon, sur le plus haut sommet du pays, dans le Nord (province de Chiang-Mai). Ce complexe ultra-secret serait plus particulièrement spécialisé dans les transmissions à très basse fréquence et pourrait servir de relais-radio pour les bombardiers atomiques.
Cet ensemble d’installations (et d’une douzaine d’autres moins importantes) est relié par un réseau de communications militaires américaines appelé Integrated Communication System, construit il y a une dizaine d’années par la Philco-Ford Corporation (coût : 200 millions de dollars). C’était alors une extension du réseau opérant au Vietnam, qui assurait une liaison directe des quartiers généraux de Bangkok à Vientiane et, via satellite, à Washington et aux autres bases américaines dans le monde. Le contrat de la Federal Electric Company, filiale d’I.T.T., qui faisait fonctionner ce réseau depuis 1970, est arrivé à expiration le 31 août 1975. Le gouvernement américain s’étant opposé à ce que même une partie des services soient confiés à une compagnie thaïlandaise, depuis cette date le fonctionnement est assuré par des civils (une centaine d’Américains et six cent trente-six Thaïlandais) recrutés directement par l’armée américaine, qui dispose, en l’occurrence, d’un budget spécial de 9 millions de dollars.
L’ensemble de ces réseaux relève de la N.S.A :, qui semble ainsi renforcer considérablement son influence. La C.I.A., toutefois (dont le « chef de station », M. Hugh Tovar, est officiellement attaché d’ambassade), n’est pas en reste (3).
En août dernier, le député socialiste Suthas Ngern-muen déclarait publiquement que des mercenaires (appelés localement « rangers ») étaient recrutés à la base aérienne désaffectée de Nam-Phong, dans le Nord-Est, où se trouve le gros des réfugiés hmong (méos) fidèles au général Vang Pao, pour « se battre au Laos et au Cambodge ». Chaque volontaire recevrait une somme de 100 000 bahts (5 000 dollars) et un salaire mensuel de 4 000 bahts (200 dollars) (4). Selon d’autres informations, plusieurs officiers supérieurs de la droite laotienne réfugiés en Thaïlande auraient été intégrés au « Commandement 333 » à Udorn, dans le nord-est de la Thaïlande, qui fut, pendant la guerre d’Indochine, le quartier général des mercenaires thaïlandais au Laos et le point de départ de toutes les opérations clandestines en Indochine. Le « Commandement 333 », dirigé par le général thaïlandais Paitoon Inkaranuwat, opère à partir des bâtiments attenant à la base aérienne d’Udorn, où la C.I.A. disposerait d’un important centre régional, sous le couvert de l’armée de l’air américaine. On peut penser que, plutôt qu’une armée de mercenaires constituée sur le mode du K.M.T., les effectifs ainsi recrutés sont destinés à des opérations de commando (espionnage et sabotage) dans les pays indochinois.
La discrétion étant plus que jamais de mise, les Etats-Unis ont également adopté un « profil bas dans le domaine de la sécurité et de la lutte contre-insurrectionnelle. L’USOM (United States Operations Mission), qui gère les programmes d’assistance économique, essentiellement orientés vers la contre-insurrection, réduit son personnel Employant 540 personnes (dont 120 Américains) deux ans auparavant, l’USOM n’avait plus que 157 employés en septembre dernier et prévoyait de réduire, en un an, ses effectifs à 60 personnes. Son directeur, M. Roger Ernst, affirme avoir « mis un terme, au cours de l’année fiscale 1975, à tous les précédents programmes orientés vers la sécurité ; de nouveaux projets ne sont lancés que si leurs mérites économiques et sociaux peuvent, être démontrés ». Toutefois, l’aide économique américaine requise par l’USOM pour la Thaïlande pour l’année fiscale 1976 (12,135 millions de dollars) est plus de deux fois supérieure à celle de l’année précédente (4,96 millions de dollars).
Les développements récents ne doivent pas faire oublier les liens traditionnellement étroits tissés par les divers organismes civils et militaires américains avec leur clientèle thaïlandaise. Cette influence s’est portée, notamment, sur les corps de police, en particulier la police frontalière (Border Patrol Police) mais aussi et surtout sur l’ISOC, International Security Opérations Command, le service de contre-insurrection thaïlandais. Or les liens de cet organisme avec les dirigeants tant du Nawapol que des Krating Daeng, deux organisations civiles paramilitaires d’extrême droite qui, par des méthodes coercitives, tentent de rallier toutes les forces conservatrices du pays (voir le Monde diplomatique d’août 1975), ne sont un mystère pour personne (5), tandis que les activités de « contre-subversion » du Nawapol, surtout dans les campagnes, s’effectuent de plus en plus par le biais des projets USOM « dont les mérites économiques et sociaux peuvent être démontrés ».
Selon une personnalité progressiste qui entretient des relations suivies avec les milieux militaires thaïlandais, la pénétration de ces milieux par les Américains s’est accélérée depuis la chute des dictateurs Thanom et Prapass en octobre 1973. Ces derniers, en effet, auraient fait leur possible pour conserver le contrôle direct des forces armées, se pliant par ailleurs aux désirs américains en échange d’une aide substantielle (quelque 2 milliards de dollars entre 1951 et 1974). La génération montante des officiers, souvent formés aux Etats-Unis, en Australie ou en Europe occidentale, s’est aguerrie sur les champs de bataille indochinois et les modes de pensée et d’action occidentaux lui sont familiers. En outre, ce n’est peut-être pas un effet du hasard si la dernière promotion au sein des forces armées (30 septembre 1975) a porté le général Kriangsak Chamanand au poste d’adjoint au commandant suprême. Cet ancien élève de Fort-Leavenworth, resté très proche des Américains, devra s’occuper des affaires internationales, notamment la normalisation des relations avec les pays indochinois sur le retrait américain de Thaïlande...
Ainsi, dans les sphères tant militaires que civiles, les Etats-Unis – qui sont, en outre, le second investisseur étranger en Thaïlande et son second partenaire commercial (après le Japon) -affermissent leur emprise sur la Thaïlande, sous le couvert d’un retrait militaire. La fin de la guerre d’Indochine ôtait sa raison d’être au maintien d’un corps expéditionnaire important dans le pays ; en revanche, l’émergence de régimes hostiles dans les pays voisins impliquait le renforcement de l’appareil de surveillance aux portes de l’Indochine, tout comme les incertitudes politiques et les déboires économiques du royaume invitent à un contrôle encore plus étroit.
Le repli militaire tactique des Américains donne à la Thaïlande le rôle d’avant-poste continental dans la triple barrière de défense établie autour de l’Asie et dans le Pacifique. Utapao-Sattahip, en particulier, apparaît ainsi comme une relais vital entre Guam et les bases du Pacifique à l’Est, Digeo-Garcia et les bases de l’océan Indien à l’Ouest. Les ajustements auxquels se livre la puissance américaine dans le pays sont destinés non à assurer son effacement graduel, mais bien au contraire à perpétuer son maintien. Si le Pentagone s’est refusé à laisser ses alliés thaïlandais gérer son coûteux système d’espionnage, a plus forte raison ne tolèrera-t-il pas qu’il tombe entre les mains de l’adversaire « communiste » intérieur. Dans ce pays où démocratie est de plus en plus synonyme de chaos, la tentation d’intervenir en faveur d’un retour à la loi et à l’ordre grandit. En dépit des leçons de l’histoire, Washington n’entend pas voir, sans réagir, tomber cet autre « domino » et prend ses précautions. La question est de savoir si, ce faisant, il n’en précipite pas la chute.
Marcel Barang
Journaliste et traducteur.
Notes
(1) Selon une étude du National Economic and Social Development Board thaïlandais, quelque 50 000 employés thaïlandais des Américains se trouveront sans travail ; un nombre au moins égal de personnes dépendant indirectement de la présence américaine seront sans ressources.
(2) Quant aux effectifs de l’ambassade américaine à Bangkok, la liste diplomatique et consulaire de janvier 1974 les établit à 77 personnes. Ils seraient, en fait, dix fois supérieurs.
(3) C’est pourtant par l’effacement souhaité de la C.I.A. que le ministre thaïlandas des finances, M. Boonchu Rojanastien, expliquait récemment l’inclusion d’un fonds secret de 965 millions de bahts (près de 50 millions de dollars) dans le budget prévu pour l’année fiscale 1976.
(4) Selon le Bangkok Post du 16 Juillet 1975, le gouvernement américain aurait accordé 3 milliards de bahts (15 millions de dollars) pour la constitution d’un fonds secret d’aide aux réfugiés hmong (méos) en Thaïlande. Toujours selon ce journal, le général Chatichai Choonavan, ministre des affaires étrangères, a précisé qu’« on se battait dans l’armée pour administrer ce fonds ».
(5) Le colonel Sutsal, chef présumé des « Krating Daeng », émarge à l’ISOC, et Watana Kiewvimol, le secrétaire général du Nawapol, est lui-même un conférencier attitré du service de contre-insurrection thaïlandais.