« House to let » (« Maison à louer ») : dans les quartiers résidentiels de Bangkok, l’écriteau est devenu familier, un des indices tangibles du départ des Américains du pays. Les hôtels réservés aux G.I. « font » désormais dans le touriste allemand ou japonais. Quelque cent cinquante mille Thaïlandais — mécaniciens et chauffeurs, filles de bar et épouses en location — ont perdu leur source de revenus. Depuis le début de l’année, il ne reste plus d’unité combattante américaine dans le royaume, où étaient basés cinquante mille G.I. en 1969. Depuis le 20 juillet ne demeurent officiellement en Thaïlande que les deux cent soixante-dix experts chargés de gérer l’aide américaine, le personnel diplomatique et celui, fort réduit, du JUSMAG (1). MAC/THAI (1) a officiellement disparu à cette date. L’USOM (2) doit mettre fin dons les deux ans à son aide directe, sauf dans les domaines du contrôle de la démographie et des stupéfiants. Jadis forteresse de l’empire sur le continent asiatique, plaque tournante de l’effort de guerre américain en Indochine, la Thaïlande n’est plus désormais qu’une tête de pont militaire et policière. Evolution attendue la fin des guerres d’Indochine rendait contre-productive la présence dans le royaume d’un lourd et coûteux contingent américain. Washington a défini une nouvelle stratégie fondée sur la dissuasion, une présence islo-navale et, éventuellement, des attaques ponctuelles, afin d’éviter l’enlisement dans un conflit terrestre prolongé. La Thaïlande doit désormais être à la fois un point d’appui, un relais et un centre d’écoute.
Pour parvenir à leurs fins, les Etats-Unis ont eu à circonvenir les réactions nationalistes d’une fraction de la classe dirigeante thaïlandaise, fortement irritée par des maladresses comme l’incident du Mayaguez en mai 1975, au cours duquel le département d’Etat négocia directement avec les militaires thaïlandais, par-dessus la tête du premier ministre et de l’ambassadeur américain à Bangkok.
Le statut des forces américaines en Thaïlande était déjà l’un des principaux thèmes de la compagne électorale du début 1975. Le 20 mars 1975, à peine choisi comme premier ministre, M. R. Kukrit Pramot (3) donnait un an aux forces américaines pour évacuer le pays. Tout en réduisant en partie leur contingent, les Américains semblaient désireux de maintenir dans le royaume une force limitée, et faisaient trainer les choses. Le 24 février 1976, M. R. Kukrit Pramot posait sept conditions au maintien d’une partie du contingent américain au-delà du 20 mars. L’entente paraissait possible. Toutefois, pas de réponse : les Etats-Unis attendirent le 20 mars pour réclamer un nouveau sursis. M. R. Kukrit Pramot leur accorda quatre mois. Quinze jours plus tard, de nouvelles élections avaient lieu. Selon des rumeurs insistantes, 65 millions de dollars auraient été dépensés par les Etats-Unis pour que les militaires thaïlandais appuient le parti démocrate. Quoi qu’il en soit, M. R. Kukrit Pramot perdait son mandat de député une équipe nettement plus pro-américaine — démocrates et droite militaire — s’installait au gouvernement ; le nouveau premier ministre, M. R. Seni Pramot, frère aîné de Kukrit, annonçait aussitôt : « Une requête des Etats-Unis en vue d’arrêter le retrait de leurs troupes pour leur permettre de rester dans le pays sera prise en considération. »
Dès lors, les entretiens américano-thaïlandais ont été entourés d’une très grande discrétion. Depuis la mi-mai (le 19 mai, le ministre thaïlandais des affaires étrangères, M. Bitchoï Rattakoun, tenait une conférence de presse pour « enterrer » le sujet), la presse a fait le silence sur les négociations. Néanmoins, selon des sources thaïlandaises et américaines, il apparaît que les discussions ont porté sur les points suivants :
1) Le droit de retour automatique de forces militaires américaines sur certaines bases américaines en Thaïlande en cas de besoin les Américains auraient obtenu satisfaction
2) L’utilisation de Tokli pour le ravitaillement des appareils volant de l’île de Guam ou de Subic-Bay aux Philippines, à Diego-Garcia, dans l’océan Indien (4) ;
3) La vente de 15 000 tonnes de munitions américaines (d’une voleur estimée par les Américains à 67,5 millions de dollars) laissées en dépôt à Korat et dans d’autres centres de stockage (5). Selon des sources américaines, les Etats-Unis auraient aussi abandonné de 50 à 60 millions de dollars d’équipement et d’avions. A ce chapitre, on peut ajouter la promesse américaine d’une aide militaire substantielle à la Thaïlande (6) ;
4) La vente à la Thaïlande, pour 1,2 million de dollars, du Système de communication intégré (I.C.S.) qui reliait par satellite les bases américaines en Thaïlande à Washington et aux autres bases américaines dans le monde, et qui n’est plus d’aucune utilité immédiate au Pentagone (7) ;
5) Surtout le sort du personnel et des installations de Ramassoun, principale base d’espionnage électronique dans le nord-est de la Thaïlande, connue sous l’appellation technique de Vllth Radio-Research Field Station et placée sous le contrôle de la N.S.A. (National Security Agency). Pendant la guerre d’Indochine, Ramassoun opérait avec mille deux cents hommes et quatre-vingt-dix chaînes permettant de capter les émissions radio civiles et militaires à basse fréquence tant en Indochine que dans la moitié sud de la Chine et une partie de l’Union soviétique. Les Américains auraient laissé vingt chaînes à la disposition des Thaïlandais pour espionner l’Indochine (8).
« Les militaires ont le dernier mot »
Le nombre et le statut du personnel américain qui continuerait de faire fonctionner la base a fait problème. Le gouvernement Kukrit avait mis pour condition que les forces militaires américaines restant en Thaïlande seraient justiciables des tribunaux thaïlandais en cas d’infraction. Sans revenir publiquement sur cette condition, le gouvernement Seni Pramot a trouvé la parade le premier ministre a pu annoncer qu’un certain nombre de « techniciens civils nouveaux » seraient appelés à former, « en un temps déterminé » et « sans statut de faveur », des techniciens thaïlandais. En fait, selon des sources proches du ministère thaïlandais des affaires étrangères, ces « civils », qui seraient au nombre de cent soixante-neuf, seraient rattachés au JUSMAG, dont le personnel continuera de bénéficier des mêmes privilèges diplomatiques que par le passé. En outre, on peut se demander combien de temps il faudra à ces « civils » pour former leurs homologues thaïlandais.
Ramassoun n’est pas la seule base où les Américains gardent un pied. Qu’en est-il au juste du centre de détection sismique de Chiang-Maï (dans le nord du pays) utilisé pour repérer les essais atomiques chinois ? Qu’en est-il aussi de la station de Koh-Kar de repérage de satellites, apparemment placée, il y a quelques mois, sous contrôle thaïlandais ? Ou encore des installations de radar de Dai-Intanon (dans la province de Chiang-Maï), base nouvelle et centre d’un réseau en expansion en Thaïlande connu sous le nom technique de LOREN-SEA System et servant à définir la trajectoire des appareils en vol tant en Birmanie qu’en Indochine, au bénéfice des Etats-Unis (par le biais, notamment, de la VIIe flotte) ? Dans le passé, la supervision thaïlandaise des bases et installations américaines a été le plus souvent purement formelle. Peut-il en aller autrement désormais ?
Tout au long des tractations, les Etats-Unis ont joué des divisions entre militaires et civils, selon une recette qui a fait ses preuves en Thaïlande. « En dernière analyse, note un journaliste thaïlandais, quelles que soient les velléités des civils, ce sont toujours les militaires qui ont Ie dernier mot en matière de politique étrangère. Encore qu’on puisse se demander si les civils du ministère des affaires étrangères se voient contraints de couvrir les menées de militaires réactionnaires ou bien si ces dernières ne sont pas plut6t pour eux un prétexte commode. »
Normaliser les relations avec l’Indochine
La priorité de la diplomatie thaïlandaise telle que la définit M. Bitchaï Rattakoun va à la normalisation rapide des relations avec les pays Indochinois. Mais. pour les diplomates thaïlandais, les régimes laotien et cambodgien posent, tout compte fait, moins de problèmes que les gouverneurs militaires thaïlandais des provinces frontalières, qui attisent volontiers le feu quand ils ne couvrent pas une fructueuse contrebande. Beaucoup d’incidents de frontière leur sont imputables, Bangkok le sait et n’en peut mais. Les bandes de « résistants » antigouvernementaux qui opèrent au Laos et au Cambodge ont pour base arrière le sol thaïlandais et jouissent de maintes complicités dans l’armée et dans la police thaïlandaises. Le quartier général des rebelles laotiens se trouve dons la province d’Ubon, sous le contrôle de militaires thaïlandais, et la « résistance » cambodgienne s’entraîne dans les provinces de Surin et de Buriram. Des mercenaires thaïlandais et quelques instructeurs sudcoréens jadis actifs en Indochine continuent de former et d’encadrer les « volontaires » recrutés quasi-ouvertement dans les camps de réfugiés. Bangkok ferme les yeux et tolère les déplacements et les activités prétendument journalistiques ou humanitaires de certains individus liés à tel ou tel service de renseignement et qui jouent un certain rôle non seulement dans l’aide aux « résistants », mais encore dans l’effort de propagande anti-cambodgienne en particulier. Les régimes indochinois peuvent à juste titre mettre en doute la bonne volonté des autorités thaïlandaises ou tout au moins se demander s’ils ont vraiment affaire à des interlocuteurs valables.
En dépit de ces difficultés, les relations avec l’Indochine paraissent en voie de régularisation. C’est avec Phnom-Penh que le rapprochement a été le plus spectaculaire. Le 16 juin, le ministre thaïlandais des affaires étrangères s’est rendu à Sisophon, dans le nord du Cambodge, pour des entretiens avec son homologue cambodgien, M. leng Sari. Selon M. Bitchaï Rattokoun, « les deux côtés se sont mis d’accord pour prendre des mesures concrètes afin de rendre effective l’entente définie dans le communiqué conjoint khméro- thaïlandais du 31 octobre 1975 ». Le ministre a précisé que « l’échange d’ambassades entre les deux pays se fera dès que les conditions le permettront. En attendant, les bureaux de liaison frontaliers d’Aranyaprathet et de Poïpet continueront de gérer les affaires officielles, y compris les transactions commerciales croissantes, sur une base régulière » (9).
Les relations avec le Laos demeurent incertaines ; la méfiance réciproque ne se dissipera pas aisément. Bangkok et Vientiane ont rappelé leurs ambassadeurs, mais laissé les ambassades ouvertes. Le blocus du Mékong ordonné le 17 novembre 1975, Bangkok s’en aperçoit enfin, a pour les intérêts de la Thaïlande plus d’inconvénients que d’avantages. Fin juin, une personnalité gouvernementale annonçait que le gouvernement aurait officieusement accepté l’ouverture de la frontière en quatre points, Loel, Nong-Khaï, Nakhon Phanom et Ubon, conformément aux recommandations d’une commission, parlementaire (10). Vientiane suit ces développements avec intérêt et ne cesse de faire valoir sa volonté de normaliser la situation. Episodiquement, de ce côté-ci du Mékong, on dénonce une mobilisation militaire laotienne aux frontières — ce dont nul observateur indépendant n’a pu avoir un début de confirmation. Néanmoins, début août, une visite du ministre thaïlandais des affaires étrangères à Vientiane s’est traduite par un communiqué conjoint prévoyant essentiellement l’ouverture prochaine de la frontière du Mékong en deux points seulement..
Gelées depuis plus d’un an, les relations avec le Vietnam se sont améliorées récemment. Le contentieux entre les deux pays porte notamment sur le matériel de guerre — en particulier des avions — évacué en Thaïlande lors de la libération de Saigon. Le Vietnam en revendique la propriété, tandis que Bangkok maintient que celle-ci est disputée entre « deux puissances », le Vietnam et les Etats-Unis. Or, selon les confidences calculées d’un diplomate américain à Bangkok, ces appareils auraient été vendus par les Etats-Unis à des pays tiers, ainsi qu’à la Thaïlande. Ce point, sur lequel les discussions semblent avoir achoppé l’an dernier, demeure en suspens. Toutefois, le communiqué publié à l’issue de la visite de M. Bitchaï Rattakoun à Hanoï le 6 août prévoit notamment l’établissement de relations diplomatiques entre le Vietnam et la Thaïlande, le droit de survol du territoire vietnamien par les appareils commerciaux thaïlandais, la visite prochaine à Bangkok d’une délégation commerciale vietnamienne pour des achats de riz, la fourniture par la Thaïlande d’une aide « humanitaire » à la reconstruction du Vietnam. Le principe du retour des réfugiés vietnamiens de Thaïlande aurait aussi été agréé au cours des entretiens.
Parallèlement à la normalisation des relations avec les régimes indochinois, Bangkok aspire à tenir la balance égale entre les trois Grands, ce que le gouvernement Kukrit Pramot a favorisé avec l’établissement de relations diplomatiques avec la Chine (1er juillet 1975) et une attitude plus souple vis-à-vis de l’Union soviétique. Le gouvernement Seni Pramot va plus loin. Début juillet, M. Bitchaï Rattakoun postulait quasiment une place parmi les non-alignés lorsqu’il déclarait vouloir « se diriger vers une compréhension et des relations plus étroites avec le groupe des nations non alignées. (…) Nous avons suivi les activités de ce groupe avec intérêt et nous sommes attirés par ses objectifs et ses buts ». Néanmoins, Bangkok s’est abstenue d’envoyer des observateurs au « sommet » de Colombo.
Ces réajustements considérables de la diplomatie thaïlandaise en moins de deux ans sont loin de foire l’unanimité au sein du gouvernement, où la droite militaire et la droite démocrate crient au suicide. Le général Chatchoï-Chouhavan, chef de la diplomatie de M. R. Kukrit Pramot, actuellement ministre de l’industrie, se serait fait au sein du cabinet le porte-parole des militaires pour réclamer un ralentissement du rapprochement avec les pays indochinois et le maintien de la Thaïlande dans l’orbite américaine.
Les contradictions de la droite au pouvoir
Le retour à la démocratie ou lendemain du soulèvement populaire d’octobre 1973 n’a guère modifié le caractère personnalisé, clientéliste et élitaire de la politique thaïlandaise. Bien au contraire, les dernières élections, en mars, ont renforcé ce trait en éliminant quasiment du Parlement les formations de gauche, d’idéologie relativement homogène et moins sujettes que les autres au clientélisme. Dans la précédente législature, la majorité représentait, sous toutes ses nuances, la droite conservatrice et royaliste, disséminée en de multiples chapelles autour d’une personnalité ou d’un financier. Ces groupes « défendaient la concentration continue du pouvoir et de la richesse entre les mains de l’élite de Bangkok, le maintien du laisser faire vis-à-vis des problèmes sociaux et économiques, la poursuite de la suppression du communisme et d’autres dissidences radicales, et une politique étrangère toujours pro-occidentale : en bref, le maintien du statu quo » (11). Ce qu’écrivait Norman Peagam des partis majoritaires en 1975 reste vrai en 1976, à ceci près sans doute qu’au gouvernement le capitalisme conservateur des propriétaires fonciers absentéistes s est renforcé aux dépens du capitalisme réformiste des industriels et des financiers (symbolisé notamment par le banquier Bounchou Rojanastien, ancien ministre des finances et bras droit de M. R. Kukrit Pramot).
La maladroite mais importante tentative du gouvernement Kukrit Pramot en vue de réduire le gouffre entre Bangkok et la province, notamment en garantissant aux paysans le prix d’achat de leur riz, aboutit à sa chute, ou en tout cas en fut le prétexte direct. Une mobilisation judicieuse des syndicats, quelques manœuvres de couloir et des défections de dernière minute au sein du gouvernement firent sauter une équipe qui avait eu l’audace de s’attaquer à des intérêts Proches du pouvoir. La nouvelle équipe est une coalition des démocrates et de trois autres partis qui sont les successeurs directs du parti unique au pouvoir pendant la dictature militaire antérieure à octobre 1973, l’United Thai People’s Party. La droite possédante, réactionnaire et militaire a virtuellement reconquis le terrain un moment perdu.
La diminution du nombre des partis à la Chambre, le fait que les quatre partis gouvernementaux rallient une majorité des deux tiers et la présence au gouvernement des principaux chefs de file de la droite ont pu faire penser que le nouveau gouvernement allait jouir d’une plus grande stabilité que le précédent. Le calme apparent qui règne depuis trois mois pourrait entretenir cette impression. En fait, de nombreux indices montrent que les contradictions qui travaillent la coalition peuvent exploser à tout instant. Au lendemain de sa défaite électorale, M.R- Kukrit Pramot annonçait aimablement que le gouvernement de son frère « ne tiendrait pas six mois ». Cette prédiction ne se réalisera peut-être pas, mais il paraît peu probable que l’équipe actuelle dure plus longtemps que la précédente, qui tint onze mois.
Se rappelant assurément son bref passage au pouvoir en 1975 quand il avait vainement tenté de former une coalition minoritaire, le premier Ministre s’est, cette fois, entouré de précautions, c’est-à-dire des principaux chefs de la droite militaire, puisque l’armée, directement ou par civils interposés, fait plus que jamais la pluie et le beau temps dans le pays. Il reste que ce gouvernement est perçu avant tout comme démocrate et que ce sont les démocrates qui récolteront le,s blâmes éventuels. Aujourd’hui, certes, les ténors de la droite militaire se taisent, comme est d’usage en début de mandat : les dissensions au sein du parti démocrate n’en prennent que plus d’ampleur tandis que, dans l’armée et dans la police, se livrent des luttes d’influence feutrées mais parfois meurtrières.
La première crise a éclaté avant même que le gouvernement Seni Pramot ne soit formé. Le ministre de la défense de la précédente équipe, le général Pramarn Adireksarn, chef du parti de la nation thaïe (Chart-Thaï), abusa de ses fonctions juste avant de rendre les rênes pour pousser quelques-uns de ses hommes en tête de liste des promotions de l’armée. Son favori, le genéral Chalard Diransiri, fut par la suite écarté et placé à un poste honorifique, puis intégré au ministère de la défense, mais de jeunes officiers ne perdent pas l’espoir de le faire réintégrer dans le service d’activé. La mort du général Krit Sivora, ancien chef d’état-major choisi pour le poste de Ministre de la défense et en qui certains voyaient le futur « homme providentiel » de la Thaïlande, a contribué à dissiper la crise, en semant un désarroi momentané parmi les clans. Depuis lors, le général Pramarn (vice-premier ministre et ministre de l’agriculture dans la présente équipe) voyage et se tient remarquablement coi. La prochaine promotion dans les forces armées, qui a lieu traditionnellement le 1er septembre, va-t-elle susciter de nouvelles surprises et de nouveaux remous ?
Pour l’instant, la lutte d’influence s’est déplacée au sein de la police, et ce qui aurait dû rester une querelle polie entre honnêtes gens a soudain explosé publiquement avec l’assassinat, par des tueurs à gages, d’un colonel de la police chargé d’enquêter sur les agissements de certains policiers. Ce colonel Narin, bras droit d’un des cinq officiers qui briguent la succession (non officiellement ouverte !) de l’actuel chef de la police, enquêtait notamment sur une affaire de Retournement de denrées en PX qui aboutit à l’inculpation d’un autre colonel, Thipcharoeun Chouvej, commandant en second de la Spécial Branch, et qui menace d’impliquer le directeur géneral adjoint de la police, le lieutenant-général Krit Patchimsawat… L’affaire Narin a déjà entrainé la disparition d’un petit parti politique, fortement impliqué (son local servait de salle de réunion aux tueurs), dont les trois députés se sont recasés dans d’autres formations. Parallèlement, resurgit un scandale de spéculations immobilières découvert par les étudiants du N.S.C.T. (12) et impliquant des policiers des eaux et forets ; le maréchal de l’air Dawee Choulasap, autre chef de la droite militaire, demande à la presse de se montrer discrète pour ne pas gêner, l’instruction.
Ces affaires en cascade sont l’occasion de dénoncer à nouveau la corruption endémique dans la police (« entretenue par l’exemple néfaste de nombreux chefs de la police et par des salaires inadéquats pour les rangs inférieurs », comme l’écrit un observateur thaïlandais (13), mais aussi dans l’ensemble des classes possédantes, dans les milieux d’affaires en particulier — dont les représentants sont foule au Parlement et au gouvernement. Ce n’est qu’avec la plus grande peine que les autorités ont pu mettre sur pied une commission anticorruption. Les personnalités pressenties se récusaient les unes après les autres, l’une d’elles invoquant des « raisons qu’il serait impoli de mentionner ». Cette commission, enfin complète à la mi-juillet et approuvée par le cabinet, n’a cependant pu voir le jour : les députés ont rejeté en première lecture le projet de loi annonçant sa création, suscitant ainsi la première défaite importante du gouvernement Seni Pramot. Un nouveau passage du projet devant la Chambre pourrait bien être l’occasion attendue de faire sauter le gouvernement.
Si graves que soient les dissensions au sein des forces armées et de la police, elles sont peut-être moins importantes que les tiraillements qui s’affirment tant au sein du parti démocrate qu’entre démocrates et autres partis au pouvoir.
L’urgence des réformes
Le « raz de marée » démocrate (cent quatorze sièges sur deux cent soixante-dix-neuf, alors que le parti n’en escomptait pas plus de quatrevingt) a porté à la Chambre une masse floue de députés d’où se dégagent trois tendances d’abord une aile droite ultra-conservatrice, dont le porte-parole le plus virulent est un jeune député, M Samak Suntarawej. Celui-ci a battu M. R. Kukrit Pramot dans sa circonscription ; une première passe d’armes au sein du parti lui a retiré de justesse la supervision de la police on lui prête l’intention de provoquer une scission dans le parti pour créer sa propre formation et faire alliance avec la droite militaire. Ensuite, un courant conservateur réformiste, à la tête duquel se situe M. R. Seni Pramot. Enfin, un courant de jeunes députés « libéraux » que certains révolutionnaires thaïlandais qualifient, peut-être hâtivement, de « progressistes », en croyant discerner parmi eux des éléments d’une bourgeoisie nationale. Ces deux derniers groupes ont la majorité dans le parti, à la Chambre et au cabinet. Hostiles à toute initiative du Chart-Thaï, leur principal partenaire dans la coalition, ils ont réussi jusqu’ici, tant bien que mal, à lui « rogner les ailes ». Ces dernières semaines, ces trois tendances se sont cristallisées en deux factions opposant les « Bangkokiens » (le groupe de M. Samak, responsable de la capitale en tant que vice-ministre de l’intérieur) aux « provinciaux », majoritaires et relativement plus progressistes.
Outre le Chart-Thaï du général Pramarn, qui rassemble les généraux ultras, deux autres partis partagent le pouvoir avec les démocrates. Le Parti de la justice sociale, du maréchal de l’air en retraite Dawee Choulasap, et le parti social-nationaliste, de M. Prasit Kanchanawat, ont pour caractéristique commune leur opportunisme, le second en particulier : M. Prasit aurait joué un rôle actif dans le renversement de l’équipe Kukrit Pramot, dont il était. Ancien ministre du commerce (un poste des plus lucratifs) et président de la Chambre, on le dit fort mécontent de son modeste et impécunieux ministère de la justice, de même que le maréchal Dawee, à la santé publique, « un géant en bouteille », selon l’expression d’un diplomate américain. Le général Pramarn, pour sa part, aurait déjà demandé aux candidats de son parti de se préparer à de nouvelles élections.
Une des inconnues de la situation actuelle est la date du retour au Parlement de M. R. Kukrit Pramot, qui, bien que son parti ait plus que doublé sa représentation aux dernières élections, s’est fait battre dans la circonscription militaire de Dusit (un quartier de Bangkok) et doit attendre une élection partielle pour prétendre redevenir premier ministre. Deux députés de son parti d’action sociale (S.A.P.) viennent de faire savoir qu’ils sont prêts à se désister en sa faveur. En attendant, le S.A.P. grapille ici et là les députés indépendants. La plupart des observateurs estiment que le retour au Parlement du prince cadet serait rapidement suivi du enversement de l’aîné. Son retour au pouvoir serait considéré par beaucoup comme un moindre mal, mais, si l’électorot maintient ses tendances présentes, M. R. Kukrit Pramot ne disposerait plus d’une aile gauche parlementaire pour se livrer aux savants jeux de bascule qui ont fait sa réputation, et on voit mal comment il pourrait mener une politique sensiblement différente de celle de son frère.
Il est pourtant urgent d’entamer des réformes de fond — nul n’en disconvient, à vrai dire — car la situation économique, sans être désastreuse, est devenue préoccupante, et les problèmes sociaux inquiétants.
Le rôle des intérêts étrangers
Après la période de récession de 1974-1975, quelques signes de reprise commencent à se manifester. Le produit intérieur brut s’est accru de 6,4% en 1975, au lieu de 3,2% en 1974, bien que le commerce ait fortement marqué le pas (— 2 %). Le taux d’inflation, qui était de 24% en 1974, a été ramené à moins de 6 officiellement l’an dernier, grâce essentiellement à une récolte de riz particulièrement bonne, qui a permis de stabiliser les prix. Toutefois, la forte sécheresse qui frappe actuellement le Nord-Est et une partie des plaines du Centre, devrait se traduire par la perte de 2,8 millions de tonnes de paddy sur les 14 millions de tonnes que produit annuellement la Thaïlande. Il en va de même pour le maïs. Or ces deux scories sont les principales sources agricoles de devises. Selon des estimations officielles, il devrait en résulter une perte de 6,6 milliards de bahts (330. millions de dollars), ce qui ne peut que contribuer à aggraver le déficit croissant de la balance commerciale (14).
D’autre part, depuis février, les prix sont maintenus artificiellement bas grâce à une subvention gouvernementale d’environ 100 millions de bahts par mois aux sociétés pétrolières (15). En dépit de ses promesses, le gouvernement ne pourra maintenir indéfiniment cette subvention, d’autant que l’on s’attend à une nouvelle hausse des prix de l’OPEP. Le rajustement des prix des produits pétroliers, outre qu’il entraînera une housse sensible du coût de la vie (d’au moins 12% en 1976), pourrait avoir de graves répercussions politiques.
Une légère reprise s’est aussi manifestée ces derniers mois dans les investissements étrangers — qui contrôlent le tiers de l’industrie et la moitié du capital bancaire. Ils se sont accrus de 92,6% au cours du premier trimestre de 1976 par rapport au trimestre précédent, mais demeurent de 51,3% inférieurs à ceux du premier trimestre de 1975. Le Japon, qui reste le plus grand investisseur étranger en Thaïlande, a réduit ses apports de capitaux de p !us de moitié en 1975 et ne vient plus désormais qu’en quatrième place, derrière les Etats-Unis, Singapour et Hongkong (16). Plus de la moitié des investissements nouveaux vont au secteur industriel, dont 34,1% aux textiles, qui avaient connu un déclin spectaculaire en 1975 (17), et aux industries agroalimentaires, fortement encouragées par le gouvernement.
Le secteur minier, en revanche, continue de péricliter. Récemment, le ministre du commerce, M. Damrong Lathàpipat, lançait un cri d’alarme : la Thaïlande, dit-il, est en train de perdre rapidement ses marchés de l’étain et du caoutchouc au profit de Singapour, du fait de la contrebande à grande échelle qui se livre dans les provinces du Sud. La découverte de gaz naturel dans le golfe de Thaïlande (18) et de gisements de potasse dans le Nord-Est, peut-être les plus riches du monde, cristallise certains espoirs. Encore faudra-t-il éviter que ne se reproduise la fantasia des mines de wolfram de Khao-Soun, dans le sud de la Thaïlande, où, depuis 1970, plus de deux mille personnes auraient trouvé la mort au cours de règlements de comptes entre bandes rivales qui se disputent l’exploitation de ce minerai stratégique. L’imbroglio est tel que la production est quasiment interrompue à l’heure actuelle…
Encourager les investissements est une des principales préoccupations du gouvernement en place, qui dispose toutefois d’un moindre capital de confiance que son prédécesseur dans les milieux d’affaires internationaux et nationaux. Par le seul biais de capitaux exportés illégalement, la Thaïlande est devenue le troisième investisseur étranger à Hongkong ! Cette même fuite de capitaux a été observée en direction de Taiwan et, à un moindre degré, du Japon et de Singapour. De leur côté, les industriels américains ont annulé, l’an dernier, soixante-sept de leurs projets d’investissement en Thaïlande. Le nouveau régime pourroit-il surmonter le scepticisme des milieux d’affaires ? Attirées par l’existence d’une maind’œuvre abondante et bon marché, les sociétés étrangères s’inquiètent de l’instabilité politique, redoutent les ruptures de contrat et les casse-tête d’une bureaucratie pléthorique, immobiliste et gourmande.
Le IVe plan quinquennal de développement économique et social (1977-1981), qui sera lancé en octobre, exigera un financement de l’ordre de 290 milliards de bahts (14,5 milliards de dollars) — soit 190% de plus que le IIIe plan dont 21% devraient provenir de prêts étrangers. Si la Banque asiatique de développement a accordé sans hésiter, fin mai, deux prêts d’un montant total de 53,1 millions de dollars, Bangkok se défend désormais de vouloir recourir à des emprunts commerciaux. Le pays peut-il rester solvable ? En juin, sa dette extérieure s’établissait à 32,5 milliards de bahts (1 625 millions de dollars) cependant que ses réserves en mars se montaient à environ 1 400 millions de dollars. Toutefois, le déficit de la balance commerciale et de la balance des paiements s’accentue l’effondrement des prix des matières premières exportées et l’enchérissement des produits importés se combinent désormais à la disparition progressive des revenus directs ou indirects tirés de la présence américaine (plus de deux milliards de dollars depuis les années 50).
Incertitudes persistantes, dans les campagnes
Dans le domaine de l’agriculture, qui occupe 80 de la force de travail, le gouvernement s’est engagé à poursuivre la timide réforme agraire lancée par son prédécesseur, à étendre le système des coopératives et à améliorer la circulation du crédit rural. A la mi-juin, les banques commerciales ont été priées de mettre 7 des dépôts publics à la disposition des paysans ou d’institutions agricoles pour des prêts à faibles taux d’intérêt (19). Reste à savoir dans quelle mesure cette recommandation sera suivie d’effet. Quant à la réforme agraire, selon le ministre des finances, M. Sawit Piampongsarn, son objectif est de répartir 160 000 hectares de terre entre quarante mille à cinquante mille familles en 1977 (20). Dans un premier temps, il s’agira surtout de terres appartenant à l’Etat — et à la couronne, qui a fait don de 8 000 hectares pour donner l’exemple — plutôt qu’aux propriétaires absentéistes : il est permis de douter que ceux-ci, qui forment la moëlle épinière du régime, soient prêts à se laisser dépouiller de leurs domaines (estimés à 2 millions d’hectares), même s’ils peuvent puiser largement dans les fonds de compensation : 250 des 300 millions de bahts disponibles pour la première phase de la réforme sont réservés à cet effet.
En ce qui concerne la garantie du prix du riz, le gouvernement Seni a adopté, comme sur bien d’autres points, une politique qui favorise les consommateurs des villes par rapport aux producteurs des campagnes. Fin juin, un projet de loi de l’opposition proposant que le prix d’achat du riz au paysan soit garanti à 3 000 bahts la tonne métrique (kwien) a été rejeté. Le gouvernement Kukrit avait garanti ce prix à 2 500 bahts (ce qui entraîna sa chute). En fait, selon une étude officielle récente, le prix du paddy oscille en province entre 1 700 et 2 100 bahts la tonne.
En revanche, le nouveau gouvernement a maintenu le prix de vente au détail à 50 bahts le tang (sac de 15 kilos) pour le riz de faible qualité, vendu en magasin d’Etat, mais a Bangkok le riz ordinaire est passé, en mai-juin, de 75 à 82/85 bahts le tango En outre, sous la pression du roi, il est vrai, M. R. Seni a aussi maintenu le programme antérieur de subsides aux autorités locales (tambon council scheme), largement critiqué sous Kukrit comme une dilapidation, à des fins électorales, de fonds collectifs (2,5 milliards de bahts) profitant essentiellement aux intermédiaires provinciaux plutôt qu’aux villageois eux-mêmes.
Ces timides réformes suffiront-elles à améliorer le sort d’un paysannerie criblée de dettes et chassée de ses terres ? Selon un fonctionnaire de la réforme agraire, jusqu’à 30% des paysans de la plaine centrale, qui était il y a quelques années encore le paradis de la petite propriété rizicole, seraient désormais sans terre. En outre, le paysan moyen a plus de 1 000 bal ts de dettes, portant un taux d’intérêt annuel supérieur à 20% (21). La productivité agricole de la Thaïlande est la plus faible d’Asie après la Birmanie. L’épuisement des terres défrichables et la poussée démographique (environ 3 par an) se conjuguent. Comment s’étonne, dans ces conditions, de l’apparition récente d’une très militante fédération des paysans (F.F.T.) et de la répression qu’elle subit (élimination systématique de ses dirigeants depuis 1974) ?
Loin de s’apaiser, l’exode rural s’intensifie. Les disparités de revenus entre villes et campagnes y contribuent, ainsi que les divers avantages sociaux que les gouvernements successifs ont préféré, pour des raisons politiques, accorder aux citadins (soins médicaux gratuits, autobus gratuit pour les pauvres (22), prix contrôlés, etc.). Le salaire minimum à Bangkok a été porté à 25 bahts par jour mais vingt mille ouvriers gagneraient moins tandis qu’il varie entre 16 et 20 bahts en province (23).
Reste que le chômage constitue, à l’heure actuelle, pour les autorités, le plus grave problème. Selon les statistiques officielles, il affectait 0,61% de la main-d’œuvre en 1971 ; cinq ans plus tard, la proportion est passée à 5,01%. Il y aurait officiellement un million de chômeurs en province et deux cent mille à Bangkok chiffres qui semblent largement sous-estimés. Actuellement, un étudiant sur deux ne trouve pas d’emploi à sa sortie de l’Université. Le ralentissement des investissements étrangers devrait se traduire, en 1976, par une diminution de 100 du nombre des emplois nouveaux (24). Révélant les grandes lignes du IVe plan, M. R. Kukrit précisait récemment que le taux de chômage serait maintenu en dessous de 6% et que 2,2 millions d’emplois seraient créés en cinq ans. Toutefois, moins de quinze jours auparavant, l’Office de planification économique parlait de la nécessité de créer 3,3 millions d’emplois en cinq ans (25)… Quoi qu’il en soit, ces objectifs apparaissent clairement irréalistes, même en supposant qu’il ne soit plus toléré d’investissements que dans les industries à forte utilisation de main-d’œuvre (ce qui est contraire à la politique de laisser-faire économique du régime) ou que le gouvernement à base citadine parvienne à générer spontanément des emplois dans les campagnes et à enrayer l’exode rural.
La situation précaire de l’emploi n’a pas empêché la montée du mouvement revendicatif ouvrier. La classe ouvrière, encore jeune, est peu structurée. Le mouvement syndical n’était pas toléré sous la dictature militaire avant octobre 1973. Le Conseil national du travail (N.L.C.), qui regroupe quelque cent trente syndicats, ne compte pas plus de soixante mille membres sur six millions d’ouvriers et d’employés fonctionnarisés. Cette confédération, largement collaborationniste, et qui recrute surtout dans les secteurs nationalisés et le textile, reste largement étrangère aux grandes grèves qui ont éclaté, surtout dans l’électronique, le textile et l’hôtellerie. Après quelques semaines d’accalmie sur le front social du fait du changement de gouvernement, le mouvement revendicatif est reparti de plus belle. En mai et juin, quelque vingt-cinq mille ouvriers et ouvrières du textile, de l’électronique et du tabac ont observé des grèves plus ou moins dures. Les revendications sont foncièrement les mêmes amélioration des salaires et des conditions de travail. Dans la plupart des cas, la direction des entreprises a fait suffisamment de concessions, assorties de menaces, pour assurer la reprise du, travail, quitte à ce qu’un nouveau conflit éclate un peu plus tard. Le gouvernement a mis en place une commission d’arbitrage contestée tant par les employés que par les employeurs.
Les principales grèves ont bénéficié des conseils d’étudiants radicalisés et suscité l’apparition d’authentiques dirigeants ouvriers, mais l’intervention d’éléments extérieurs en milieu ouvrier reste très délicate la police exerce une surveillance attentive et se risque désormais à une répression inimaginable au lendemain du soulèvement d’octobre sous les gouvernements Kukrit et Seni, pour la première fois depuis la dictature, une vingtaine de dirigeants ouvriers et étudiants ont été inculpés de « subversion intérieure », autrement dit de « communisme ». En fait, ce durcissement correspond à une évolution plus générale, à une polarisation politique croissante de la société.
Une gauche affaiblie par ses divisions
Après octobre 1973, le mouvement étudiant s’est rapidement scindé en plusieurs factions progressistes, les plus radicales étant rapidement conduites à travailler dans la semi-clandestinité, puis dans la clandestinité, tant auprès des paysans que des ouvriers. Mais l’événement important fut l’apparition, dans le courant de 1975, de mouvements de droite : les Krating Daeng (ou Buffles sauvages rouges), groupes relativement peu nombreux mais très actifs de jeunes fascistes (étudiants et lycéens du technique, aidés par des policiers et des militaires du rang), dont l’activité essentielle est de saboter par la violence les manifestations progressistes, et le Nawapon, organisation de masse national-socialiste. Ces deux formations, défenseurs autoproclamés de « la nation, du roi et de la religion », jouissent de complicités aux plus hauts niveaux dans l’administration, l’armée et la police, ce qui leur vaut une impunité quasi totale. On est ainsi arrivé rapidement à une situation d’affrontements permanents. Pas de rassemblement politique de gauche qui ne soit marqué d’attentats ou, dans le meilleur des cas, de lapidations. La police présente n’intervient pas. « Le peuple ne comprend plus, dit un député démocrate libéral sa sympathie pour les étudiants après le renversement de la dictature foit place à la stupeur et à l’irritation, à présent que les étudiants s’affrontent entre eux. La droite a bien manœuvré. » Dans les campagnes, les étudiants partis en masse apprendre aux paysans à connaître et à revendiquer leurs droits sont de plus en plus souvent expulsés par des villageois « préparés » par le Nowapon ou par les « villages scouts », milices de volontaires patronnées par le roi.
Il en va de même pour le reste des forces progressistes urbaines. Les partis politiques de gauche sont harcelés, leurs locaux plastiqués, leurs représentants tués à bout portant. La campagne électorale du début de l’année fut la plus violente jamais enregistrée en Thaïlande. Plus de vingt personnalités de gauche ou de centre-gauche furent abattues, à commencer par le secrétaire général du parti socialiste de Thaïlande, Bounsanong Pounodyana, un modéré. Leurs meurtriers courent encore. La gauche n’a pratiquement pas fait campagne. Terreur, calomnies, parade dans les villages de réfugiés indochinois qui racontent l’enfer communiste, bourrage d’urnes, achats de votes : la droite eut la partie belle. Le Nord et le Nord-Est, zones traditionnellement d’obédience socialiste ou communiste, ont élu en masse les candidats de l’extrême droite militaire.
Le résultat le plus clair de ce climat de violence, qui ne s’est pas interrompu avec le vote, est de pousser les indécis à des attitudes de révolte. Il y a de moins en moins de place en Thaïlande pour une action parlementaire légaliste et pour une critique radicale non communiste. C’est ce que constatait, à un autre niveau, pour le déplorer, un ancien officier de l’ISOC, le service de sécurité chargée de la répression anticommuniste, qui explique ainsi sa démission : « Nous poussons les mécontents dans les bras des communistes en les traitant comme, des communistes, tout en sachant que, le plus souvent, leur mécontentement est justifié. »
Beaucoup de dirigeants étudiants du soulèvement d’octobre ont préféré disparaître de la scène politique de Bangkok. Certains chercheraient à gagner les maquis. Ceux qui restent prennent d’extraordinaires précautions. La tendance générale dans ces milieux est d’écouter avec attention ce qu’ont à dire les « camarades du maquis ». La polarisation actuelle des forces politiques donne raison et bénéficie à la direction du parti communiste de Thaïlande (P.C.T.), d’obédience maoïste, qui ne cesse de prôner la lutte armée et qui, après une relative accalmie pendant la période électorale, a relancé ses opérations militaires.
L’influence communiste
De fait, le P.C.T. demeure un dés plus mystérieux mouvements d’insurrection qui soient. Il est excessivement difficile pour le journaliste, dont les déplacements en province sont limités ou surveillés, de vérifier les assertions des services de sécurité gouvernementaux, qui fournissent le gros des rapports de presse, comme celles des brochures du P.C.T. qui circulent sous le manteau à Bangkok ou de la Voix du Peuple de Thaïlande, la station de radio clandestine du P.C.T. qui diffuserait à partir du Yunnan.
Il est cependant évident que l’influence du parti communiste s’étend. Un séjour récent dans le Nord nous a permis de le constater dans cette région, que nous avions parcourue il y a quatre ans des pans entiers de territoire sont passés sous son contrôle et il est épisodiquement présent militairement jusqu’aux abords de villes comme Chiang Moï ou Nan sauf en deux couloirs à la hauteur de Loei et de Nong Khaï, toute la frontière nord-nord-ouest serait virtuellement inaccessible aux forces gouvernementales, y compris sur une bonne partie du Mékong. Cette progression géographique — que nous évaluons du simple au double — serait d’une moindre ampleur dans le Sud comme dans le Nord-Est, où l’on nous signale en outre l’existence de pseudomaquisards de l’ISOC, en particulier Na Khae et Kha Wong, dans la province de Kalasin.
Les forces gouvernementales, qui avaient officiellement abandonné les grandes campagnes d’extermination héritées du Vietnam auxquelles elles se livrèrent dans les années 1972-1973 et qui auraient été particulièrement désastreuses pour elles, semblent les avoir remises à l’honneur récemment dans le Sud ainsi que dans le Nord. Un appareil F 5 A de la treizième escadrille tactique basée à Korat s’est écrasé le 1 juin dans les montagnes de Khao Klor, près de Petchaboun, une zone traditionnelle d’implantation communiste. Pendant trois semaines s’est livré le plus intense affrontement de l’histoire contemporaine de la Thaïlande pour tenter de récupérer l’épave. L’armée, qui se serait heurtée à une force communiste de l’ordre de sept cent cinquante à mille maquisards, a publié des communiqués de victoire et treize soldats ont été enterrés avec les honneurs. Le premier, ministre s’est rendu en personne dans la province. Des renseignements en provenance d’hôpitaux militaires laissent percevoir une issue moins glorieuse l’épave n’a pas été récupérée menacée d’être encerclée dans un terrain que les maquisards connaissent bien, l’armée aurait décidé de décrocher et ses pertes seraient beaucoup plus lourdes qu’elle ne l’a annoncé (26). L’affaire a permis d’apprendre que le napalm — il y en avait à bord du F 5 A — est régulièrement utilisé contre les communistes, notamment dans les provinces de Non, de Chiang Maï et de Petchaboun.
Les services gouvernementaux mettent l’accent sur les dissensions que connaîtrait le parti communiste. « Le P.C.T. est de plus en plus divisé, affirmait récemment le général Sayoud Kherdpon, chef de l’ISOC, entre la direction chinoise, troditionnelle et prudente, et la fraction montante russo-vietnamienne. Le résultat est une absence de direction et de politique. Le P.C.T. n’a même pas réussi à tenir sa conférence annuelle l’on dernier. » (27) Il est certain que des débats se déroulent au sein du parti, mais point n’est besoin de recourir à une explication aussi manichéenne. Selon certains observateurs, le clivage passerait effectivement entre la vieille direction chinoise et des recrues thaïes plus récentes qui auraient acquis des responsabilités régionales et souhaiteraient davantage d’autonomie. Un des débats porterait sur la question de savoir si le parti doit suivre une ligne aveugiément prochinoise ou fonder sa tactique et sa stratégie sur une analyse moins mécaniste des conditions locales. Quelle doit être son attitude par rapport à la lutte politique dans les centres urbains ? (Avant les événements d’octobre 1973, les cadres du parti étaient fort méfiants, semble-t-il, envers les étudiants, qu’ils qualifiaient sans discrimination de petits bourgeois velléitaires (28).) Surtout, quel type d’alliance de classes faut-il passer et quelle est la nature, et quel peut-être le rôle, de la bourgeoisie nationale ?
Ces débats, il est vrai, recoupent ceux de l’ensemble de la gauche et de l’extrême gauche urbaines, où les avis divergent considérablement. De la réponse à ces questions dépendra, pour une bonne part, le sort de la révolution thaïlandaise. Il serait naïf de penser que celle-ci est imminente pour pré-révolutionnaire que puisse être jugée la situation actuelle, une condition au moins parait faire défaut l’existence d’une force suffisamment cohérente, capable de tirer parti des contradictions croissantes qui minent la société thaïlandaise et de surmonter les siennes propres. Affaire de quelques années ? Peut-être. « Mon estimation, déclarait le général Sayoud, est que nous avons trois ans environ pour mettre de l’ordre dans notre demeure. Sinon, la combinaison des pressions internes et externes rendra l’avenir de ce pays assurément très incertain. » C’est ce genre de propos qui vaut au chef de la répression anticommuniste la réputation d’être luimême un communiste — ce qui en dit long sur l’inconscience d’une droite installée dans ses meubles et qui profite du désordre qu’elle entretient dans la demeure.
Marcel Barang
Journaliste et traducteur.
Notes
(1) JUSMAG : Joint United States Military Assistance Group ; MAC/THAI Military Assistance Command Thaïland.
(2) USOM : United States Opérations Mission. Dans les années 65, l’USOM disposait d’un budget annuel de 60 millions de dollars, géré par quelque quatre cents experts américains actuellement, son budget est de 11 millions de dollars pour 1976 et de 10,8 millions de dollars pour 1977 son personnel, qui compte vingt-cinq Américains, doit être réduit à dix Américains.
(3) M.R. Mom Rajawong. titre royal qui signifie « fils de prince ».
(4) Takli semble avoir été préféré au complexe aéronaval d’Utapao-Satahip, sur le golfe de Thaïlande, qui pourrait être reconverti à usage civil = on y construirait le second aéroport international de la Thaïlande.
(5) Les Etats-Unis ne peuvent donner de munitions à un pays où il n’y a pas de troupes américaines.
(6) Pour l’année fiscale 1977, l’exécutif américain a requis du Congrès le vote d’une aide militaire à la Thaïlande de 54,1 millions de dollars (31 millions en ventes à crédit, 20 millions en « free grants » ; 1,5 million pour l’entraînement et 2,6 millions pour des dons de matériel excédentaire). Dans l’année fiscale 1975, l’aide militaire américaine totale à la Thaïlande se montait à 30 millions de dollars ; 44,2 millions ont été requis pour 1976.
(7) L’I.C.S. a été installé et opéré par I.T.T. Jusqu’au 31 août 1975 depuis cette date, il était sous contrat direct de l’armée de terre américaine, pour un montant de 6 millions de dollars.
(8) Le matériel le plus sophistiqué aurait déjà été déplacé, soit en Micronésie, soit en Tasmanie. En Australie, les Etats-Unis disposent de trois importantes bases électroniques, Pipe Gap, Nurrungar, à environ 500 kilomètres au nord-ouest d’Adelaide, et North-West Cape, sur la côte occidentale. Source : The Nation Review, 7-13 mal 1976, Cremorne Junction, page 733.
(9) M. Bitchai Ratakoun, allocution au Foreign Correspondants Club à Bangkok, le 2 juillet 1976.
(10) Le chef de cette commission avait d’abord annoncé la réouverture totale et prochaine des 1500 kilomètres de frontière il y a eu, entretemps, des pressions de la part des militaires, arguant des risques de sécurité.
(11) Norman Peagam. Far Eastern Economto Review Yearbook, 1976. Hongkong, page 301.
(12) N.S.C.T. : National Students Centre of Thailand, Confédération des étudiants thaïlandais.
(13) Sawaeng Yingyeod. Bangkok Post, 7 juin 1976.
(14) 13,7 milliards de bahts en 1S74 ; 16,3 en 1975.
(15) Le N.S.C.T. fait remarquer que ces mêmes compagnies enregistrent des profits mensuels de l’ordre de 600 millions de bahts.
(16) Au cours du premier trimestre 1976, les Etats-Unis ont investi pour 287,7 millions de bahts, soit 28,6 Singapour. 216,4 millions de bahts (21,5 %) Hongkong. 212,2 millions (21,1 %) le Japon, 201,6 millions (20 %) l’Angleterre, 9,5
(17) 292 millions de bahts de capital enregistrés en 1975 contre 1419 millions de baths l’année précédente.
(18) La poche est estimée à 1 milliard de pieds cubes, avec présence probable de pétrole en quantité exploitable. Cette découverte importante la Thaïlande doit importer tout son pétrole et gaz naturel revient à un consortium autour d’Union Oil (Thailand) C° comprenant aussi Mitsui 011 Exploration et Continental Oil. Le gisement se trouve à 200 kilomètres au nord-est de Nakkon si-Thammarat.
(19) Mesure instaurée par le gouvernement Kukrit, qui escomptait prélever une tranche de 5 des dépôts publics.
(20) Cité in FEER, 25 juin 1976. Il semble qu’il y ait confusion : selon M. Chuchart, secrétaire général du Bureau de la réforme agraire, le gouvernement projetterait d’allouer de 40 000 à 50000 rai de, terre arable par an seulement soit 6400 à 8 000 hectares, ce qui lui coûterait, estime-t-il, 2 milliards de bahts par an. L’objectif de 1977 défini par le ministère serait donc atteint, dans le meilleur des cas, dans vingt ans.
(21) Business Review, « Agro-Industries », Bangkok, avril 1975
(22) Cette mesure a été supprimée par le gouvernement Seni.
(23) A Chlang-Mal, où le salaire minimum est de 18 bahts, le salaire quotidien moyen réel n’est que de 12.9 bahts.
(24) Soit 100000 au lieu de 200000 l’an dernier. Déclaration du directeur général du service des travaux industriels, cf. Bangkok Post du 2 Juillet 1976.
(25) National Economie Social Development Board, cf. Bangkok Post du 5 juillet 1976.
(26) Un « général haut responsable de l’ISOC » (le général Sayoud ?) a déclaré depuis : « Dans les opérations de Khao Klor, nous avons perdu de cinquante à soixante soldats. » Cf. The Voice of the Nation, Bangkok, 17 juillet 1976.
(27) Allocution à l’occasion d’un séminaire à Bangkok sur « les villages de protection et de développement », fin mai 1976. Cf. Bangkok Post du 30 mai 1976.
(28) Voir M. Barang et N. Chanda, « La Thaïlande ou la forteresse ébranlée », le Monde diplomatique, février 1974.