Usbek & Rica : Vous dénonciez en 2010 dans L’impossible capitalisme vert une incompatibilité fondamentale entre le capitalisme et la résolution des crises écologiques. Dix ans plus tard, l’évolution du monde a-t-elle conforté votre opinion ?
Daniel Tanuro : La situation depuis 2010 n’a fait que s’aggraver. Les émissions de CO2 ont continué d’augmenter, et le taux de la hausse a même été plus élevé en moyenne que celui du siècle passé. Parmi les nombreuses études, on peut citer celle parue dans la revue PNAS en août 2018 [2], qui a fait grand bruit. Elle a mis en évidence la possibilité d’un effet domino par le franchissement de points de basculements dans le système climatique qui pourraient s’entraîner les uns les autres, dès 1,5°C de réchauffement, et faire basculer la Terre dans un nouveau régime climatique que l’espèce humaine n’a jamais connu. Déjà, nous avons atteint un niveau de CO2 dans l’atmosphère qui n’avait plus existé depuis le Pliocène, il y a 3 millions d’années, c’est-à-dire bien avant que notre espèce n’existe. De grave, la situation est devenue gravissime. La catastrophe n’est plus une menace, elle est une réalité. C’est pourquoi je dis qu’il est trop tard pour être pessimistes : nous sommes dedans, il faut lutter.
Lutter contre le capitalisme, donc ?
L’idée même de « capitalisme vert » est une imposture. Joseph Schumpeter, que l’on ne peut pas vraiment soupçonner de sympathies marxistes, a lui-même souligné que parler de « capitalisme sans croissance est une contradiction dans les termes ». Les détenteurs de capitaux, qui veulent par essence en accumuler davantage, demandent une croissance aveugle aux marchés, qui sont par ailleurs pressés de croître par la loi de la concurrence. Il y a donc une tendance spontanée à la surproduction. Ce système est purgé par des crises périodiques mais il ne fait ensuite que repartir sur des bases encore plus élevées. Il y a une incompatibilité manifeste entre, d’une part, cette dynamique d’accumulation congénitale au système capitaliste, et d’autre part la stabilisation du climat à 1,5°C ou 2°C de réchauffement.
Il faudrait, d’après le Giec, réduire nos émissions de CO2 de 58 % d’ici 2030 pour avoir une chance sur deux de rester sous 1,5°C de réchauffement. Ce qui n’est déjà pas beaucoup : combien de personnes monteraient dans un avion qui a une chance sur deux d’arriver entier à destination ? Et encore, si l’on tient compte des responsabilités historiques dans les émissions de CO2, les pays développés comme les nôtres devraient diminuer leurs émissions de 65 % d’ici 2030. C’est énorme ! Or, les énergies fossiles responsables de ces émissions couvrent 80 % de l’énergie consommée dans le monde. La seule solution pour atteindre nos objectifs consiste à consommer radicalement moins d’énergie, donc produire et transporter moins de marchandises.
Les promoteurs du « développement durable » rétorquent que la transition énergétique et la dématérialisation de l’économie peuvent rendre la croissance verte…
Sauf que, toutes autres choses restant égales, la transition énergétique est en elle-même émettrice d’un surcroît d’émissions de CO2 ! La construction de converstisseurs d’énergies renouvelables ne peut se faire qu’à l’aide de l’énergie actuellement disponible, qui est essentiellement fossile. Respecter les réductions globales d’émissions nécessite donc de produire moins par ailleurs, c’est imparable. Quant à la dématérialisation de l’économie, c’est un mythe complet : le numérique consomme énormément de matériaux, de minerais, et ses serveurs ont besoin d’énormes quantités d’énergie [3]. Les énergies dites propres nécessitent également beaucoup de ressources : il faut 10 fois plus de métaux pour produire une machine qui convertit 1 kWh d’électricité « verte » que pour une machine qui convertit 1 kWh d’électricité fossile.
« Le potentiel des mécanismes de compensation est en voie d’épuisement »
Pour échapper à cet antagonisme entre accumulation et sauvetage de la planète, les gouvernements trouvent des subterfuges, comme les mécanismes de compensation carbone ou de compensation biodiversité. Mais ces mécanismes sont limités. D’une part parce que planter un arbre dont la durée de vie est en moyenne de 60 ans pour compenser la libération de matières fossiles accumulées depuis des millions d’années n’est pas cohérent en termes de temporalité. D’autre part parce que le potentiel de ces compensation est en voie d’épuisement, non seulement par manque de superficies disponibles, les terres entrant en concurrence avec les besoins alimentaires, mais aussi parce que ces « puits de carbone » naturels, comme les forêts, arrivent à saturation [4]. À cause de phénomènes liés au réchauffement climatique, les forêts tropicales émettent peut-être aujourd’hui plus de carbone qu’elles n’en captent.
Un autre subterfuge consiste à miser sur les technologies à émissions négatives pour capturer et stocker du CO2 atmosphérique. Mais ces technologies ne sont pas toujours au point, leur efficacité n’est pas démontrée et elles peuvent avoir de nombreux effets pervers [5].
Vous soulignez dans votre ouvrage l’infaisabilité de telles solutions. « Une étude récente conclut que retirer chaque année 3,3 Gt de carbone de l’atmosphère – moins de 10 % des émissions – par la bioénergie avec capture et séquestration impliquerait de mobiliser l’équivalent de 17 à 25 % de la surface agricole totale (25 à 46 % des surfaces cultivées en permanence !) ». Or, écrivez-vous, le seul scénario du Giec qui prévoit que les émissions mondiales de gaz à effet de serre ne baissent pas dès 2020 mais seulement en 2030 implique de retirer non pas 3,3 Gt mais 20 Gt à partir de 2060…
C’est totalement surréaliste. Mais en plus de cela, trois des quatre scénarios du rapport spécial du Giec sur les manières de limiter le réchauffement à 1,5°C prévoient un dépassement temporaire de ce seuil de 1,5°C [6]. C’est un projet absolument délirant. Un dépassement, même temporaire, peut engendrer des conséquences définitives, et un risque d’emballement et de basculement du climat.
Vous remettez également en cause dans votre livre l’impartialité des rapports des plateformes intergouvernementales dédiées aux crises écologiques, comme le Giec ou l’IPBES. De part l’influence de leurs tutelles institutionnelles, ces plateformes sont-elles incapables d’imaginer des scénarios en dehors du système capitaliste ?
Il faut être très prudent et précis sur ce sujet pour ne pas alimenter la défiance envers la science, dont on a vu les effets délétères et conspirationnistes durant la crise du Covid-19. Sur les sciences dites « exactes », la physique, la chimie, les mathématiques, etc., et sur le constat des climatologues, je n’ai rien à redire. En revanche, les sciences sociales sollicitées pour élaborer des scénarios d’adaptation ou d’atténuation du réchauffement climatique sont des sciences où cohabitent de nombreuses écoles de pensée et où il n’existe pas de vérité absolue.
Or, dans le 5e rapport général du Giec, dans la contribution du « groupe 3 » consacré aux moyens d’atténuation du réchauffement, on peut lire que « les modèles climatiques supposent des marchés qui fonctionnent pleinement et des comportements de marché concurrentiels ». C’est hallucinant comme prise de position. Les initiatives publiques ou citoyennes, tout ce qui ne relève pas de l’économie capitaliste ni du profit, est mis hors jeu. Cela conditionne évidemment l’élaboration des scénarios et les politiques mises en place. 95 % des scénarios d’atténuation du réchauffement climatique dans le cinquième rapport du Giec impliquent ainsi le déploiement des technologies à émissions négatives. Cette hypothèse et celle du « dépassement temporaire » sont en effet indispensables si l’on respecte le dogme de l’accumulation et de la compétitivité. Je ne suis pas le seul à le dénoncer : Kevin Anderson, directeur adjoint du Tyndall Center for Climate Change Research [7], au Royaume-Uni, a accusé ses collègues de « duplicité » et a dénoncé « l’agenda caché » de l’accord de Paris.
« Ces gens-là sont prêts à sacrifier l’équilibre écologique dont l’humanité dépend sur l’autel de leurs profits »
Dans une interview donnée au journal Le Monde le 5 juin [8], Patrick Pouyanné, le PDG de Total, explique miser sur les technologies de capture de CO2 et réfute la possibilité de diviser par deux les émissions mondiales d’ici 2030. Les émissions du groupe pétrolier « ne baisseront pas d’ici 2030, car la demande ne baissera pas à cet horizon », dit-il. Cette dilution des responsabilités entre l’offre et la demande est-elle selon vous au cœur du problème ?
Dire que l’offre ne fait que répondre à la demande est complètement fallacieux. Les pétroliers font face à une réalité qui est que pour respecter l’accord de Paris, il faudrait laisser 4/5e au moins des réserves connues dans le sous-sol. Or, celles-ci figurent déjà à l’actif de ces entreprises. Ne pas les exploiter reviendrait donc à détruire du capital, et ces messieurs ne sont pas prêts à se résoudre à cela. Ils sont pris dans un gigantesque engrenage par des investissements de moyen et long terme : la construction de chaînes logistiques, de pipelines, de tankers, de centrales électriques, tout cela ne se rentabilise qu’en 30 ou 50 ans, y renoncer serait une perte considérable. Ils veulent donc repousser l’échéance au maximum. Il faut le marteler dans l’opinion : ces gens-là sont prêts à sacrifier l’équilibre écologique dont l’humanité dépend sur l’autel de la sauvegarde de leurs profits.
Mais les réticences à agir ne viennent-elles pas aussi du fait que nous avons tous à perdre dans l’éclatement de cette « bulle du carbone » ? Si ces investissements deviennent des « actifs échoués », obsolètes, les pertes de milliers de milliards de dollars potentielles [9] pourraient provoquer une crise financière majeure et affecter la population bien au-delà de l’industrie du carbone...
Évidemment, dans le cadre du système capitaliste basé sur l’exploitation de la force de travail comme marchandise, la crise économique qui résulterait des mesures climatiques à la hauteur du défi se solderait par une crise sociale de très grande ampleur. Il faut donc sortir de la logique capitaliste, exproprier ces groupes pétroliers, socialiser la production d’énergie et le secteur financier qui continue de financer ce secteur fossile. L’urgence est extrême et tant qu’on ne change pas de système, on continue dans cette fuite en avant qui aura un effet boomerang terrible. Il faut une transformation très profonde du système économique, remplacer la logique de production de marchandises pour le profit par une logique de production pour les besoins humains réels. Je suis conscient que ce que je dis peut paraître utopique et hors d’atteinte, mais je ne vois rationnellement aucun autre moyen de procéder.
Comment réaliser cet exercice périlleux consistant à définir les « besoins humains réels » ?
La question de la délibération démocratique doit prendre une place absolument centrale. Il faut décider démocratiquement de quels sont les biens sociaux utiles que l’on peut produire dans le respect des limites écologiques. La crise du Covid-19 nous a montré que l’essentiel n’était pas dans la production marchande mais dans ce qui permet de reproduire la société, dans le « prendre soin ». Il y a des exemples évidents pour distinguer les activités essentielles des activités accessoires. La production d’armes, par exemple, qui à ma connaissance n’a jamais fait l’objet d’une étude mondiale sur son impact climatique. À l’échelle des États-Unis, cela représente environ 140 millions de tonnes de carbone par an, ce qui est loin d’être négligeable.
« Répondre à la crise planétaire ne peut se faire sans centralisation et planification, au moins dans une phase transitoire »
Ce nouveau modèle que vous proposez, c’est ce que vous appelez l’écosocialisme. En gros, c’est du socialisme sans le productivisme ?
Exactement, c’est du socialisme radicalement débarrassé de ses tares productivistes. Mais je ne tomberai pas dans le piège d’une description détaillée de ce que pourrait être une autre société. De nombreux auteurs s’y sont essayés depuis l’Utopie de Thomas Moore et ont montré que c’était impossible. Nous ne pouvons nous extraire totalement de la pensée capitaliste dans laquelle nous vivons, et ce que pourraient mettre en place des humains vivant dans un système radicalement différent est impossible à connaître.
Ce que je peux dire, c’est qu’il s’agit d’un projet radicalement démocratique, de type autogestionnaire, très décentralisé. Mais contrairement au municipalisme libertaire proposé par Murray Bookchin [10], je pense que l’échelle locale ne suffit pas. Répondre à la crise planétaire ne peut se faire sans centralisation et planification, au moins dans une phase transitoire.
« Le consumérisme effréné n’est qu’une compensation misérable pour des conditions de vie misérables »
Vous soulevez vous-même dans votre livre que ce genre de projets planificateurs engendre automatiquement des craintes de dérives autoritaires. Quels garde-fous proposez-vous ?
Il y a effectivement un risque de dérive bureaucratique et de despotisme associé à la planification, comme l’ont montré les cas de l’URSS ou de la Chine, par exemple. Pour s’en prémunir, on peut combiner plusieurs mécanismes. D’abord, instaurer une démocratie radicale au niveau des territoires. Ensuite, que les délégués au niveau central soient bénévoles et révocables à tout moment. Troisièmement, garantir le pluralisme politique et que tous les courants participent aux délibérations au sein du nouveau paradigme, c’est-à-dire celui d’une société qui ne fonctionne plus sur le profit mais sur les besoins déterminés démocratiquement dans le respect des limites écologiques. Et quatrièmement, un pluralisme et une autonomie des mouvements sociaux, syndicaux, féministes, de minorités, qui sont un barrage contre les dérives bureaucratiques.
Reste à convaincre les citoyens de se contenter de leurs « besoins réels ». Comment sortir de ce que vous appelez « l’envoûtement sans précédent » du capitalisme sur les esprits, de la surconsommation et du « fétichisme de la marchandise » ?
Dans le monde d’aujourd’hui, le consumérisme effréné n’est qu’une compensation misérable pour des conditions de vie misérables. Retrouver la richesse des relations sociales pourrait très vite, je pense, permettre de combattre ces fausses compensations consuméristes. Quand les gens auront sur leur territoire la main sur tout ce qui détermine leur vie, sur la gestion de leurs conditions de vie, de leurs logement, de l’eau, de la biodiversité, du territoire, etc., l’intérêt pour les compensations misérables pourrait rapidement s’estomper…
Tous ceux qui ont annoncé la fin du capitalisme en ont jusqu’à présent été pour leurs frais. Au-delà du caractère inédit de l’urgence écologique, qu’est-ce qui vous fait croire que la remarquable résilience du système capitaliste sera cette fois-ci mise en défaut ? La convergence des luttes que vous prévoyez peut-elle suffire à changer de système ?
La convergence des luttes est certes difficile. Mais l’oppression des femmes, le racisme ou l’exploitation de la nature ont une même cause structurelle, je pense que ces composantes seront relativement faciles à unir. La plus grande difficulté est d’entraîner le monde du travail et le monde syndical dans cette perspective écosocialiste de produire moins et partager plus. Les salariés dépendent de la bonne santé d’entreprises capitalistes et sont dans une position schizophrénique. Malgré tout, je vois des signes encourageants : l’an dernier et pour la première fois, plusieurs milliers de salariés d’Amazon ont rejoint la grève pour le climat lancée par Greta Thunberg [11]. À Notre-Dame-des-Landes, la CGT du groupe Vinci, qui devait construire l’aéroport, s’est prononcé contre la construction et a participé à des manifestations de défense de la Zad [12]. Et en mai dernier à Genève, en Suisse, les syndicats se sont rapprochés des militants écologistes dans l’optique de grèves pour le climat [13].
Mais sortir du capitalisme ne pourra effectivement pas se faire par de sages accumulations de petites réformes. Un point de départ électoral n’est pas exclu, comme au Chili en 1970, mais cet exemple montre aussi que l’épreuve de force est inévitable sur le terrain - dans la rue, dans les écoles, les entreprises, la société. Renverser le capitalisme est possible, mais l’imaginer suppose d’éviter le fatalisme que je réprouve notamment chez les collapsologues [14]. En appelant à « cesser de se battre », à accepter l’effondrement inévitable et à préparer l’après au sein de « petites communautés résilientes », ils laissent sur le bord de la route tous ceux qui ne pourront échapper à la catastrophe. Et ils dépolitisent les enjeux en naturalisant les rapports sociaux. Cela peut favoriser la sidération, voire le désespoir.
Pendant la seconde guerre mondiale, les États-Unis ont mis l’économie sous tutelle, la production militaire est passée de 3 % à 40 % du PIB en 4 ans. L’effort a été financée par une imposition de la tranche supérieure des revenus à 95 %. Cette politique keynésienne et productiviste n’est pas transposable face au défi écologique. Mais cela montre qu’un gouvernement qui le veut peut planifier une transformation radicale. Le capitalisme ne s’effondrera pas de lui-même. Il faut se battre et imaginer les alternatives.
Vincent Lucchese