Édouard Philippe fait ses cartons. Le premier ministre, en poste depuis le tout début du quinquennat [1], vient d’être remplacé par Jean Castex, qu’Emmanuel Macron a nommé en milieu de journée. Ce haut fonctionnaire, qui a joué le « Monsieur déconfinement » pendant la crise sanitaire, est aussi maire de Prades (Pyrénées-Orientale), où il a été réélu le 15 mars, dès le premier tour des municipales, avec 75,7 % des suffrages exprimés.
Sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, il fut le bras droit de Xavier Muscat à l’Élysée, où il a occupé le poste de secrétaire général adjoint de la présidence de la République de 2011 à 2012. Souvent présenté comme une figure de la droite sociale, Jean Castex a pourtant laissé d’autres souvenirs dans la haute fonction publique, notamment à la Cour des comptes, où il fut conseiller référendaire puis conseiller-maître, et où il a surtout traité du social sous l’angle budgétaire.
Ancien directeur de la Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins (Dhos) au ministère de la santé et des solidarités, il est l’un des pères de la tarification à l’activité (T2A), mode de financement des établissements de santé français issu de la réforme hospitalière du plan Hôpital 2007, en partie responsable de la situation actuelle des hôpitaux.
En septembre 2017, cet énarque de 55 ans, jusqu’alors étiqueté Les Républicains (LR), avait été nommé délégué interministériel aux Jeux olympiques et paralympiques de 2024. L’entrée à Matignon de celui qui fut longtemps directeur de cabinet de Xavier Bertrand – d’abord au ministère de la santé, puis à celui du travail – confirme la volonté d’Emmanuel Macron de n’opérer aucun virage politique. « Le jour d’après sera de droite comme le jour d’avant », a d’ailleurs commenté le premier secrétaire du Parti socialiste (PS) Olivier Faure sur Twitter [2].
Après plusieurs semaines de tergiversations, Emmanuel Macron a donc choisi de se séparer d’Édouard Philippe, ancien élu LR qui s’est toujours refusé à rejoindre les rangs de La République en marche (LREM), pour le remplacer par un profil encore plus techno. Un profil qui colle bien à la façon dont le chef de l’État envisage les choses pour les deux dernières années de son quinquennat : être seul à la manœuvre, grâce à un premier ministre devenu simple exécutant.
À Matignon, Jean Castex travaillera aux côtés de Nicolas Revel, qui devient son directeur de cabinet – Emmanuel Macron avait déjà souhaité imposer ce haut fonctionnaire à Édouard Philippe en 2017, lequel avait refusé et choisi son ami Benoît Ribadeau-Dumas. Lui aussi ancien secrétaire général adjoint de la présidence de la République, mais sous François Hollande, Nicolas Revel était jusqu’alors directeur de la Caisse nationale de l’assurance maladie. Son nom avait plusieurs fois circulé pour remplacer le secrétaire général de l’Élysée Alexis Kohler. Sa nomination rue de Varenne confirme la centralisation des pouvoirs au Palais.
Dans un entretien accordé la veille à plusieurs journalistes de la presse quotidienne régionale [3], le président de la République avait déjà indiqué ne rien vouloir changer du « cap » qu’il s’est fixé en 2017. Interrogé au sujet d’une éventuelle remise en cause des 35 heures, il s’était contenté d’expliquer que « le débat [...] autour de la durée du nombre d’années de cotisation dans la vie [continuait] à se poser ». Il avait également confirmé sa volonté de relancer sa réforme des retraites, stoppée par la pandémie de Covid-19.
Avec un propos suffisamment vague pour entretenir le flou, Emmanuel Macron avait aussi profité de cette interview pour saluer le « travail remarquable » réalisé par Édouard Philippe à Matignon pendant trois ans. « Nous avons une relation de confiance qui est d’un certain point de vue unique à l’échelle de la Ve République, avait-il souligné, laissant entrevoir, entre les lignes, la fin d’un cycle. J’aurais à faire des choix pour conduire le nouveau chemin. »
Depuis que le chef de l’État avait lancé ses promesses de « réinvention » [4], les couloirs ministériels bruissaient de rumeurs. Parmi ses soutiens, nombreux plaidaient pour un changement de premier ministre, seule façon d’incarner, selon eux, un véritable changement. Mais la popularité croissante d’Édouard Philippe, miroir inversé du peu de confiance désormais accordé au président de la République, en avait fait douter certains.
Comment remercier un chef de gouvernement aussi apprécié ? Les plus politisés des conseillers ministériels rappelaient que Georges Pompidou n’avait pas hésité à se séparer de Jacques Chaban-Delmas en 1972, quelques mois seulement après que celui-ci eut obtenu un vote de confiance de l’Assemblée nationale.
Depuis le début du quinquennat, le maire du Havre (Seine-Maritime), réélu dimanche dernier avec 58,8 % des suffrages exprimés [5], n’a cessé de répéter qu’il n’y avait pas « le début du commencement de la moitié d’une feuille de papier à cigarette » entre lui et le chef de l’État. « Je considère qu’un premier ministre est à Matignon aussi longtemps que trois conditions sont rassemblées : la confiance du président, le soutien de la majorité parlementaire et la volonté de faire », disait-il souvent. Mais contrairement à ce qu’il assurait, certaines de ces conditions ont plus d’une fois été fragilisées par des coups de boutoir.
Les premiers sont venus d’une majorité entièrement acquise à Emmanuel Macron, dont certains membres n’ont eu de cesse de se méfier de cet homme de droite qui n’avait pas mené campagne à leurs côtés en 2017. Dans une note récente adressée au président de la République, et révélée par Marianne [6], le patron des députés LREM, Gilles Le Gendre, se plaignait d’ailleurs de ce premier ministre qui se « garde bien d’intervenir dans les affaires de la majorité ». « Le gouvernement doit être un vrai collectif, ce qui n’a jamais été le cas pendant trois ans », écrivait-il.
Jeudi, la présidence de l’Assemblée avait également rendu public un courrier de 22 pages dans lequel Richard Ferrand estimait que plusieurs décisions, imputées à Édouard Philippe, avaient porté préjudice à l’action de l’exécutif. « Nous devons reconnaître aussi les contestations qu’ont connues certaines réformes, telle celle des retraites », affirmait-il, ajoutant que « la dimension paramétrique jointe au débat [avait] altéré la clarté du dispositif initialement prévu ». Il s’agit évidemment de la mesure d’âge pivot défendue par le premier ministre.
Quoi qu’ils en disent officiellement, les relations entre Édouard Philippe et Emmanuel Macron ont commencé à se dégrader pendant la crise des « gilets jaunes » [7], le premier ne goûtant guère les milliards lâchés par le second en l’espace de quelques minutes d’allocution. Mais les plus gros désaccords se sont accumulés au cours des derniers mois, et singulièrement au plus fort de la crise sanitaire. Pendant que le président de la République jouait les chefs de guerre ou les coachs culturels appelant à « enfourcher le tigre », le premier ministre redoublait de prudence.
Celle-ci n’a pas tardé à agacer les macronistes de la première heure. « Trop rigide », « trop frileux », « trop techno »… La petite mécanique des entourages s’est rapidement mise en place, rythmée par les multiples contradictions du duo exécutif [8]. Tout au long de la crise sanitaire, le chef de l’État a plus d’une fois joué les fauteurs du troubles [9] en court-circuitant son propre gouvernement et en lui donnant souvent tort. Ses propres confidences, distillées dans la presse, ont achevé d’irriter Édouard Philippe.
Ce dernier avait en effet mal digéré le fait d’entendre l’ancien eurodéputé d’extrême droite Philippe de Villiers expliquer sur BFMTV [10] qu’Emmanuel Macron lui avait dit que son premier ministre « gérait son risque pénal ». Au fil des semaines, les deux hommes ne se sont plus seulement distingués par des styles très différents. Ils ont aussi prouvé à maintes reprises qu’ils n’avaient pas tout à fait la même vision de l’État et de son fonctionnement.
Jusqu’à récemment, les amis du maire de Havre persistaient toutefois à penser que le président de la République aurait beaucoup de mal à se séparer d’un premier ministre « perçu comme un point de repère » par l’électorat de droite, devenu le sien. Mais les soutiens historiques du chef de l’État issus du Parti socialiste (PS) pointaient au contraire le succès des écologistes aux municipales, craignant que la recomposition des gauches ne leur soit fatale en 2022. La nomination de Jean Castex ne changera pas grand-chose de ce point de vue.
Ellen Salvi