Cette crise indique-t-elle un affaiblissement décisif du mouvement communiste en Thaïlande, ou bien traduit-elle au contraire une clarification nécessaire ? L’idéologie communiste apparaît au Siam dès les années 20 dans les communautés chinoise et vietnamienne, mais ce n’est qu’à la fin de 1942 qu’est fondé le parti communiste de Thaïlande, composé alors en majorité de Chinois et de Sino-Thaïs. Laminé à plusieurs reprises par la répression gouvernementale (il est interdit depuis 1952), ce n’est qu’à la fin des années 60 qu’il connaît un développement spectaculaire. En 1961, son troisième et — à ce jour — dernier congrès marque un tournant : l’équipe dirigeante est renouvelée et rajeunie, la décision est prise de préparer la lutte armée en milieu rural. Celle-ci éclate en août 1965 dans le nord-est puis gagne le sud et le nord du pays. Dès lors, les effectifs du maquis se gonflent rapidement : d’une centaine de cadres au début des années 60 à quelque treize mille cinq cents maquisards en armes vers la fin de 1976, date à laquelle les services de contre-insurrection cessent de rendre publiques leurs estimations. Aujourd’hui, au dire des autorités, quarante-huit des soixante et onze provinces thaïlandaises sont « contaminées » par les communistes. L’audience du P.C.T. a largement dépassé sa base de départ, les minorités ethniques de la périphérie, et le parti recrute largement parmi les Thaïs dans diverses couches de la population urbaine ainsi qu’au sein de la petite paysannerie de la plaine centrale. A deux reprises, ces seize derniers mois, les maquisards ont lancé des attaques à 100 kilomètres à peine de la capitale. Dans Bangkok même, leurs réseaux seraient de nouveau en pleine expansion.
Le massacre d’étudiants à l’universite de Thammasat à Bangkok le 6 octobre 1976 [1] et, dans les douze mois qui suivent, la répression tous azimuts poussent plusieurs milliers d’étudiants et d’intellectuels, de militants paysans et ouvriers, d’hommes politiques de gauche, à fuir dans les maquis. Maintenant, cette hémorragie s’effectue en sens inverse, un quart ou plus des jeunes recrues ayant quitté le maquis pour tenter, grâce au décret d’amnistie du gouvernement plus libéral du général Kriangsak Chamanand, de reprendre leur vie où ils l’avaient laissée moins de trois ans auparavant.
Perte des bases arrière
Que s’est-il passé ? La crise actuelle est le fruit de pressions extérieures conjuguées à des dissensions internes. Historiquement lié à Pékin, étroitement dépendant des fluctuations de la politique chinoise, le P.C.T. néanmoins a su longtemps préserver ses appuis en Indochine ainsi qu’une apparence d’indépendance. Ce n’est qu’en juin cette année qu’il a dénoncé publiquement l’invasion vietnamienne du Cambodge et l’« hégémonisme » de Hanoï et de Moscou.
Tout au long de 1978, alors que les tensions s’aggravaient en Indochine, les pressions n’ont cessé de croître, tant du côté vietnamien et laotien que du côté chinois, pour contraindre le P.C.T. à choisir son camp.
Selon plusieurs militants en rupture avec le P.C.T., l’engagement pris par le premier ministre vietnamien, M Pham Van Dong, lors de sa tournée dans plusieurs pays de la région en septembre 1978, de ne pas ou de ne plus soutenir les mouvements insurrectionnels en Asie du Sud-Est, ne fut nullement une surprise pour les communistes thaïlandais : Hanoï, disent-ils, avait déjà renvoyé le représentant du P.C.T. dans cette ville et entrepris de liquider son programme d’aide au parti.
Peu après, la très cordiale visite à Bangkok du premier ministre chinois, M. Deng Xiaoping et le renforcement des relations sino-thaïlandaises accrurent selon les mêmes sources la confusion régnant parmi beaucoup de compagnons de route du P.C.T. dans les maquis.
Le 1er décembre dernier, pour l’anniversaire de la fondation du P.C.T, on notait l’absence, pour la première fois, des traditionnels messages de félicitations des partis indochinois.
A la fin de l’année, les Vietnamiens déferlaient sur le Cambodge et mettaient en demeure le P.C.T. de reconnaître le nouveau gouvernement Heng Samrin. Le parti ayant refusé (et ayant aussi, semble-t-il, conclu de nouveaux accords d’aide mutuelle avec les forces de Pol Pot), les maquisards thaïlandais qui disposaient, en territoire frontalier cambodgien, de plusieurs bases durent les évacuer précipitamment et se retirer en Thaïlande.
Dans le même temps, le Laos forçait les progressistes thaïlandais qu’il hébergeait à choisir leur camp : ceux qui renieraient l’idéologie du P.C.T. pourraient demeurer au Laos, les autres devraient partir, cet ultimatum, lancé à la mi-janvier, allait aboutir notamment à la quasi-désintégration du Front patriotique thaïlandais, dans lequel s’étaient retrouvés, sous le contrôle (étroit) du P.C.T, les principaux représentants des diverses couches ralliées au maquis parfois avant mais surtout après octobre 1976. Ainsi, en février, le vice-président du Front, M. Bounièn Worthong, démissionnait et choisissait de rester à Vientiane. Tandis que la plupart des autres responsables gagnaient le sud de la Chine, cadres et sympathisants passaient pour l’essentiel dans le nord de la Thaïlande. A la mi-mars enfin, les Laotiens donnaient quarante-huit heures pour l’évacuation des camps thaïlandais en territoire laotien.
D’autre part, le retrait, au début de l’année, des travailleurs et miliciens chinois affectés à l’entretien et à la garde du tentaculaire réseau de « routes chinoises » du nord du Laos se traduisait par l’arrêt total du transit de fournitures (alimentaires et autres) en provenance du sud de la Chine et destinées aux bases révolutionnaires du Nord thaïlandais, qui connaîtraient depuis lors de sérieuses difficultés d’approvisionnement [2].
Des partisans du P.C.T. affirment que, « non contents de chasser nos unités logistiques du Laos, les laotiens se sont assurés de livraisons d’armes étrangères gui nous étaient destinées et ont entrepris de traquer et de tuer nos camarades à la frontière, en coopération avec les autorités thaïlandaises ».
De fait, les relations entre la Thaïlande et le Laos se sont considérablement améliorées ces derniers mois. Au nom de sa politique officielle de neutralité, Bangkok n’en continue pas moins de tolérer à tout le moins — que des groupes de résistants laotiens anticommunistes opèrent à partir du sol thaïlandais. En même temps, les autorités thaïlandaises se proposeraient de renvoyer bientôt chez eux une partie au moins des quelque cent cinquante mille réfugiés laotiens de Thaïlande.
A l’égard du Cambodge, la même politique thaïlandaise de « conserver deux fers au feu » explique que, tout en tolérant les activités des Khmers Sérei anticommunistes (dont certains groupes ont infiltré l’administration Heng Samrin), Bangkok a assuré la survie des Khmers rouges d’abord, dans les premiers mois de 1979, en permettant à une bonne partie de leurs troupes encerclées par les Vietnamiens à la frontière de transiter à plusieurs reprises en territoire thaï et, aujourd’hui, en autorisant les forces de Pol Pot à disposer à la frontière, à la hauteur de Pallin, au lieudit de Ban-Lèm, d’une véritable tête de pont militaire [3]. Pour les autorités thaïlandaises, cette aide relève de l’auto-défense bien comprise. « Ce sont les parechocs de la Thaïlande », dit des soldats khmers rouges une enseignante.
Les avanies du P.C.T., tant au Laos qu’au Cambodge, ont entraîné une désorganisation au moins momentanée de son infrastructure. Bien qu’un général d’état-major à Bangkok estime que « le parti communiste ne tardera pas à s’en remettre » et se déclare davantage inquiet, pour sa part, de « l’effort actuel de recrutement du parti en milieu urbain par le biais de diverses organisations frontistes, au point qu’il a partiellement mis en sourdine ses opérations armées », certains groupes proches du gouvernement Kriangsak affirmaient que « c’est le moment ou jamais de se débarrasser du P.C.T. une fois pour toutes » et laissaient entendre qu’une offensive générale était en préparation pour la fin de la saison des pluies.
La perte des arrières indochinois et les tensions idéologiques ont amplifié les remous au sein des maquis. Les conflits de doctrine ne sont pas nouveaux dans l’histoire du P.C.T. D’anciens dirigeants tels que MM. Pin Boua’onn ou Praseut Sapsounthorn, écartés dans les années 60 pour leurs positions « révisionnistes » ou « réformistes », n’ont pas cessé de développer des analyses aujourd’hui reprises par certains des nouveaux dissidents. Leurs contacts avec les services de contre-insurrection ont toutefois fortement nui à leur crédibilité. Au début des années 70, une forte minorité de jeunes cadres régionaux réclamaient une plus grande liberté d’initiative au niveau local. Mais c’est l’afflux massif de militants et de sympathisants venus de divers horizons politiques, « enfants de villes et du vingt et unième siècle ». selon l’expression d’un journaliste thaïlandais, qui va provoquer les plus violents remous, en conjonction avec les pressions extérieures.
« Sympathisants, bien intentionnés, mais surtout idéalistes, la plupart étaient peu ou pas du tout préparés aux difficultés physiques et psychiques de la vie dans la jungle, note un militant hostile au P.C.T. Tout ce monde a dû passer par les Fourches Caudines du parti, qui occupait tout le terrain et se méfiait de ces intellectuels. Un petit nombre ont été progressivement intégrés à la structure du parti, aux échelons inférieurs. Mais la grande majorité s’est retrouvée affectée à des tâches de production souvent ingrates, sans avoir la moindre voix au chapitre. Ils se sont sentis utilisés, sans même la compensation de voir se profiler l’aube du grand soir que, dans leur impatience, ils avaient programmée pour le lendemain matin sans faute ! Au contraire, difficultés matérielles et idéologiques ont brusquement augmenté, au point de devenir insupportables pour beaucoup d’entre eux » Sympathisants ou dissidents du P.C.T. confirment dans l’ensemble la justesse de ce point de vue.
Les « erreurs » du parti
La plupart des récents dissidents partagent, à quelques nuances près, la même analyse critique, des « faiblesses » et des « erreurs » du P.C.T. Les principaux griefs retenus sont les suivants : prochinois, le P.C.T. applique, de façon à la fois dogmatique, mécaniste et sectaire, une analyse et une stratégie qui sont celles de « la Chine des années 30 ». Sa définition de la société thaïlandaise comme « semi-féodale et semi-coloniale » est irrecevable à l’heure où « Hondas et mode disco ont gagné jusqu’au plus reculé des hameaux ». Sa stratégie de lutte armée rurale « la jungle entourant la ville », est inefficace, trop lente, voire néfaste au développement des luttes. Son adhésion à la « théorie des trois mondes », doctrine de politique étrangère chinoise qui fait du « social impérialisme soviétique » l’ennemi principal de la révolution dans le monde, est une erreur majeure dans le contexte thaïlandais. Enfin, il n’existe pas de vie démocratique dans le parti, non plus que dans les organisations qu’il contrôle ou noyaute.
Aujourd’hui, une majorité de dissidents récents semblent n’avoir d’autre ambition que d’« oublier et se faire oublier », comme le dit l’un d’eux, en attendant des lendemains meilleurs. Toutefois, quelques-uns, une centaine peut-être, n’ont pu se résoudre à l’inertie. Outre la critique en règle du P.C.T, puissamment relayée par une presse complaisante, ils ont choisi de se consacrer à l’édification d’un nouveau « parti révolutionnaire du peuple thaïlandais » autour de trois personnalités [4].
Ce groupe agirait essentiellement à partir du Laos. Certains de ses membres recevraient un entraînement militaire au nord de Vientiane et d’autres une formation médicale à Moscou. Bien que ses représentants officieux en Thaïlande s’en défendent, on lui prête l’objectif de libérer très rapidement, avec l’appui de troupes laotiennes et vietnamiennes, et peut-être en conjonction avec un coup d’Etat de militaires « progressistes » à Bangkok (!), les quelque vingt millions de Lao-Thaïs des seize provinces du Nord-Est.. Ce vieux scénario apocalyptique, redouté de longue date par l’extrême droite thaïlandaise, semble inquiéter réellement les milieux proches du P.C.T. et tendrait à justifier les récents appels du parti en faveur d’une « large union du peuple » (y compris les éléments patriotiques des forces armées, de la police et de la bourgeoisie nationale thaïlandaises), contre l’ennemi commun vietnamo-soviétique.
Dans les années dites « démocratiques », d’octobre 1973 à octobre 1976, un mince courant « révisionniste » était identifiable en milieu universitaire mais il restait très marginal. Avec le retour à un régime musclé après octobre 1976, les Soviétiques, tout en s’efforçant de séduire les milieux proches du palais, auraient tenté de trouver des appuis parmi les forces armées.
Selon une source diplomatique occidentale, ils auraient acquis « un certain prestige » auprès de jeunes officiers « stratégistes » (par opposition aux commandants d’unités sur le terrain) qui sous la signature de « soldats démocratiques », manifestent à l’occasion par des tracts et des brochures leur exigence d’une « refonte globale du système ».
Cela — et une influence occulte en milieu ouvrier organisé comme au sein de la classe politique progressiste — suffit-il à justifier le scénario d’un coup de force imminent et, bien entendu, téléguidé par des éléments aussi disparates ? Il est permis d’en douter.
D’autant plus que l’aubaine que pourraient représenter pour le clan prosoviétique les défections massives récentes est en fait d’une ampleur limitée. Un des dissidents résume en une formule l’état d’esprit d’une majorité d’entre eux : « Nous ne sommes pas sortis de l’étreinte chinoise pour tomber dans les bras des Soviétiques par Laotiens et Vietnamiens interposés » Ne se résignant pas à devoir choisir un camp (« Nous sommes Thaïs, nous n’avons pas à choisir ! »), ils espèrent confusément soit que le nouveau parti fasse la preuve de son indépendance relative par rapport à ses tuteurs laotiens et vietnamiens, soit que le P.C.T. modifie substantiellement sa ligne sous la poussée conjuguée des éléments « démocratiques » et « anti-dogmatiques » agissant tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du parti.
Pour ajouter à la confusion, les plus politisés parmi les récents dissidents affirment travailler de conserve aux mêmes objectifs de démocratie et d’indépendance avec « ceux qui, pour l’instant, préfèrent demeurer dans le parti » et dont il est impossible d’évaluer l’importance et l’influence. C’est peut-être oublier un peu vite qu’en période de polarisation la tenance spontanée au sein d’un parti est de serrer les rangs et de faire taire les querelles.
Toutefois, à en croire les services de contre-insurrection, le P.C.T. prépare actuellement son quatrième congrès, qui se tiendrait « quelque part en Thaïlande en octobre prochain ». Des sources proches du P.C.T. refusent de confirmer ou de démentir la nouvelle. Si elle se révélait exacte, elle signifierait que, dans des conditions pourtant hautement défavorables, les instances dirigeantes du parti auraient ressenti l’urgence d’arrêter l’hémorragie de sympathisants et de cadres en se prêtant à un exercice de démocratie interne refusé depuis près de vingt ans.
On prête aux dirigeants du parti l’intention d’intégrer au bureau politique et au comité central un certain nombre de jeunes cadres « démocratiques » et on spécule aussi sur le rôle que jouerait Pékin dans l’affaire. Pour certains, la Chine n’aurait de cesse que le P.C.T. se débrouille par ses propres moyens, Pékin privilégiant désormais ses relations avec Bangkok. Pour d’autres, les Chinois, tout en favorisant peut-être le renouvellement partiel de la direction du P.C.T, dont « le dogmatisme provoque des difficultés » (selon la formule émise en privé par un diplomate chinois dans la région), ne peuvent songer à se priver d’une arme importante qu’il s’agirait au contraire, selon l’analyse d’un autre diplomate asiatique, « de contribuer à rendre plus efficace ».
Quoi qu’il en soit. Il ne faut pas oublier que les motifs essentiels de la croissance lente mais constante dans l’ensemble des maquis thaïlandais sont d’ordre intérieur plutôt qu’extérieur : sous-développement et exploitation semi-coloniale par Bangkok de ses provinces, inertie prédatrice de ses élites et de sa bureaucratie, absence ou impossibilité de réformes structurelles de fond, en dépit de maints programmes gouvernementaux débordant de bonnes intentions. Les querelles intestines du mouvement communiste signifient peut-être un répit pour le pouvoir, mais la question est de savoir si ce dernier saura le mettre à profit.
Marcel Barang
Journaliste et traducteur.