La réunion, au printemps dernier, de son quatrième congrès, vingt et un ans après le précédent, loin de mettre un terme à la crise, l’a relancée. D’abord présenté par certains participants comme un congrès de compromis entre la vieille direction « prochinoise », orthodoxe et conservatrice, et la fraction dite « progressiste », réformatrice et nationaliste, il est désormais largement dénoncé, autour et au sein même du parti, comme un « congrès de dupes », où la première est parvenue à se jouer de la seconde, au prix de quelques concessions de forme.
Ce congrès a été convoqué dans des conditions défavorables de répression militaire et de démoralisation militante. A en croire des sources proches du parti, il devait avoir lieu dans le sud du pays vers la fin de l’année dernière. Mais l’arrestation, en juillet 1981, d’un membre du bureau politique, Damri Reuangsoutam, la saisie de documents importants et une vague d’offensives militaires gouvernementales ont obligé la direction à préférer une étrange formule. Ce que le parti appelle à présent le quatrième congrès fut en effet la tenue presque simultanée, de la fin mars au début mai, de trois réunions régionales, dans le Sud, le Nord et Nord-Est, coordonnées, semble-t-il, par des émissions en morse via le « centre », situé à Kounming, dans le sud de la Chine [1].
A l’issue de ses laborieux travaux, le « congrès » a élu un nouveau comité central de trente-cinq membres — l’ancien, de vingt-quatre membres, avait été amputé des deux tiers, au fil de deux décennies, par les décès, arrestations et défections. Le nouveau comité central s’est ensuite réuni — vraisemblablement dans le Sud — et a désigné un bureau politique et un nouveau secrétaire général.
Les congressistes avaient appris que l’ancien secrétaire général, Mit Samanand, alias Jareun Wan-ngam, était mort d’un cancer du foie le 27 janvier 1979 (à Pékin). Le parti fut donc sans chef officiel pendant trois ans. Le pouvoir réel relevait, semble-t-il, de M. Wirat Angkataworn, un Sino-Thaï de soixante ans qui vit depuis des années à Kounming.
Le nouveau secrétaire général s’appelle Pracha Tanyapaïboum : manifestement un pseudonyme — collectif, affirment certains ; protégeant, selon d’autres, Tong Jamsi, un « prochinois modéré » de près de soixante ans, jusque-là responsable des forces armées du parti, et qui aurait des liens de parenté avec le dirigeant et théoricien vietnamien Truong Chin.
La nouvelle direction a diffusé tardivement deux communiqués succincts qui rendent compte du déroulement du congrès et présentent le nouveau programme politique en vingt points, « adapté du précédent programme en dix points ». Or, sur des aspects fondamentaux, ces communiqués s’écartent de façon significative des conclusions du congrès — telles, du moins, qu’elles avaient été divulguées auparavant par des participants. A tel point que le secrétariat du comité de coordination des forces patriotiques et démocratiques de Thaïlande (C.C.P.D.F.), instance frontiste du parti, aujourd’hui quasi moribonde, mais maintenue en survie par des cadres progressistes, a diffusé courant septembre, en thaï et en anglais, une brochure de « documents, informations et commentaires » [2], qui est, pour l’essentiel, une dénonciation des « manipulations » auxquelles se serait livrée la nouvelle direction.
Concessions de pure forme
QUE s’est-il passé ? Il semble que lors du « congrès » la tendance progressiste ait fait triompher un certain nombre de ses thèses contre la tendance dogmatique de l’ancienne direction, tout en consentant par ailleurs des compromis de forme et de fond. Peu après le congrès, un participant progressiste affirmait que le nouveau comité central était dominé par des « éléments modérés, presque tous des intellectuels ». Toutefois, les progressistes accusent à présent la nouvelle direction d’être plus « dogmatique » que « modérée » et de s’être attachée — notamment par le biais des deux communiqués — à gommer, voire à nier, les « acquis » des progressistes au congrès.
Le débat principal a porté sur la caractérisation de la société thaïlandaise. L’analyse traditionnelle du P.C.T., empruntée à la Chine des années 30, la définit comme « semi-féodale, semi-coloniale ». A deux voix de majorité, les progressistes auraient obtenu qu’elle soit désormais caractérisée comme « semi-coloniale, semi-capitaliste, avec des restes d’influence féodale ». Les communiqués officiels n’en font pas mention [3].
Les progressistes, partisans d’un retour au travail de masse dans les villages et les villes, avaient cru obtenir gain de cause en faisant mettre sur le même plan « lutte armée » et « autres formes de lutte ». A la lecture des communiqués, ils ont appris avec surprise que le « point de vue commun » du Congrès fut que « le parti soutient résolument la lutte armée à la campagne comme base, ainsi que les formes de lutte économiques, politiques et autres, campagne et ville s’unissant pour s’emparer finalement du pouvoir gouvernemental » ...
En politique étrangère, le congrès avait décidé, selon un participant, d’ « être prêt à se lier à tout groupe neutre qui ne soit trop proche ni de Moscou ni de Pékin », et d’ « essayer par rapport aux membres du bloc soviétique, dont le Vietnam, de faire baisser les tensions ». Les communiqués citent simplement la résolution de « s’efforcer d’être fondamentalement autodépendant et de promouvoir pleinement l’aide internationale ». Ils font état par ailleurs d’une critique timide — tout aussi timide que leur propre autocritique [4] — de régimes frères non spécifiés [5]. Ce sont là des éléments nouveaux (très en retrait des thèses des progressistes), de même que la disparition de toute référence à la « pensée maozedong » ainsi que du terme « révisionnisme ».
Si certains ont vu dans le déroulement du congrès des « signes encourageants de changement en faveur d’une ligne autonome », la plupart estiment que les concessions exprimées sont de pure forme et que la nouvelle direction, copie idéologiquement conforme de la précédente, a simplement « remis sa montre à l’heure post-Mao de Pékin ».
La décision de convoquer un nouveau congrès dans les deux ou trois ans serait acquise, à en croire les progressistes, mais ne figure pas dans les communiqués. D’aucuns y voient une carotte brandie sous le nez des militants contestataires que l’échéance normale de dix ans entre deux congrès pourrait décourager.
Dans l’attente du retour à la légalité
LOIN de refaire l’unité dans le parti et autour de lui, le quatrième congrès semble donc avoir contribué à durcir les contradictions. En septembre, un ancien dirigeant du parti, M. Oudon Sisouwan, président du C.C.P.D.F., de surcroît, s’est rendu aux autorités. Très malade, soigné clandestinement à Bangkok les mois précédents, il était, dit-on, sur le point d’être arrêté. Il a pu juger préférable de se livrer pour bénéficier de l’amnistie qui couvre ceux qui se rendent et dont des milliers de militants ont profité depuis quatre ans. On dit aussi qu’il était en désaccord profond avec M. Wirat Angkataworn et qu’il n’aurait pas été réélu au comité central. D’autres cadres et militants du parti, les uns en Thaïlande, les autres en Chine, s’apprêtent à se rendre à leur tour.
Selon les services de contre-insurrection thaïlandais, les maquis communistes auraient perdu la moitié de leurs effectifs depuis la fin de 1978 et « ne compteraient plus » que quelque sept mille maquisards, partout sur la défensive. Avec une franchise tout à fait nouvelle, un cadre du Nord-Est reconnaît que, « en différents endroits, la force du parti s’est réduite de 50 à 80 % ; les zones de bases ont dégénéré en zones de guérilla, tandis que les zones de guérilla se sont rétrécies... Le moral a considérablement baissé... » [6]. Bien que le Sud, traditionnellement plus autonome, résiste mieux et conserve deux bases armées, ce recul militaire et militant paraît valable pour l’ensemble des régions et, à Bangkok, le travail de masse du parti semble réduit à sa plus simple expression, dans un contexte désormais indifférent, voire hostile.
Fin octobre, un responsable militaire du Nord-Est déclarait que, au cours des douze derniers mois, les forces gouvernementales avaient capturé dans la région 450 bases et camps communistes et que près de 1200 maquisards se sont rendus avec leurs armes. Cet officier évalue à 900 le nombre d’insurgés en armes dans l’ensemble du Nord-Est, dont environ 500 dans le triangle Nakhon-Phanom-Maha-Sarakham-Yasothorn, région centrale qui en comptait naguère 1200 [7].
Si la guérilla n’est pas à bout de souffle, comme on se plaît à l’écrire, elle est très émiettée géographiquement et politiquement. Les groupes dissidents — ou plutôt alternatifs — apparus ces dernières années (voir le Monde diplomatique de janvier 1982 [8]) ont beaucoup de mal à s’unifier et à survivre. L’un d’eux, Fraternité thaï (Paradon Thai), s’est dissout. Le « Groupe des trois partenaires », ou Trai Phakhee [9], qui avait l’an dernier encore « un pied dans le parti », finit d’en sortir et éprouve les mêmes difficultés à se trouver une assise politique et économique que son frère aîné en dissidence, le Comité préparatoire pour l’établissement du mouvement démocratique du peuple de Thaïlande. D’autres petits groupes, ici et là, se forment et se défont autour d’une coopérative paysanne, d’un syndicat... Enfin, le Phak Maï, ou « parti nouveau », basé au Laos et qui regroupe quelques dissidents du P.C.T. autour de l’ancien député socialiste du Nord-Est thaïlandais Bounhien Worthong, essaie, sans grand succès semble-t-il, de s’implanter sur la rive thaïlandaise du Mékong, aux alentours de Nong-Khaï. C’est le seul à jouer ouvertement la carte indochinoise, et c’est peut-être la raison principale de son peu d’audience.
Pour accélérer le pourrissement des maquis, une partie de la classe dirigeante continue de s’interroger sur l’opportunité d’abroger les lois anticommunistes afin de favoriser un retour du P.C.T. à la lutte légale (dans le cadre du retour, prévu pour avril prochain, à un régime pleinement démocratique).
Cette question est relancée par le procès en cours du dirigeant du parti arrêté l’an dernier : M. Damri Reuangsoutam (que l’on dit proche de la direction chinoise actuelle) maintient qu’il était mandaté pour négocier un accord de coopération avec le gouvernement face à la « menace extérieure » (vietnamienne). Cette option « chinoise » est-elle toujours envisagée par la direction du P.C.T.? On l’ignore. Mais les activistes en rupture de jungle n’ont pas attendu de consigne pour se lancer dans la mêlée électorale.
Une demi-douzaine d’anciens dirigeants étudiants, après avoir tâté quelque temps du maquis, viennent de rallier (tout comme plusieurs officiers « jeunes turcs » du coup d’État manqué d’avril 1981) le parti national démocratique du général Kriangsak Chamanand, lequel avait promu la loi d’amnistie pour les defectors lorsqu’il était premier ministre il y a trois ans.
Marcel Barang
Journaliste et traducteur.