Quand nous avons commencé ce blog le 1er janvier 2011, sur les « petites et grandes histoires de la Thaïlande », nous avons senti très vite la nécessité de les aborder aussi par la littérature, si cela était possible, tant elle est pour tous les pays « les mots de la tribu », un moyen privilégié pour accéder à la compréhension d’une culture. Mais ignares, il fallait bien un commencement, une liste de livres à lire en français, et c’est à ce moment-là, que nous avons « rencontré » Marcel Barang, indirectement, en lisant une étude de Jean Marcel, qui alors professeur à l’Université Chulalongkorn (Bangkok), avait écrit en 2006, « L’œuvre de décentrement : le cas de la littérature siamoise », même s’il contestait ses dires sur la littérature thaïlandaise, tenus lors d’un entretien avec Emmanuel Deslouis, pour Eurasie, le 21 mai 2003.
Portrait de Jean-Marcel extrait de son site
Marcel Barang, lors de cet entretien, pensait que les Thaïlandais manifestaient peu d’intérêt pour la littérature de qualité et qu’« une (personne) sur vingt mille achet(ait) des romans littéraires » et qu’un succès se comptait en 2, 3 000 exemplaires/annuel. Il attribuait ce désintérêt surtout à « l’absence d’une tradition littéraire » en rappelant que « le premier roman « lisible » thaï ne dat(ait) que de 1928. ».
Il remarquait que « La seule vie littéraire est le fait de coteries qui se jalousent et trouvent rarement des débouchés dans l’édition. (…) Il y a une forte escouade d’auteurs féminins qui produisent essentiellement des romans à l’eau de rose pour le grand public. Les romans d’action, d’épouvante, de cape et d’épée, et ceux faisant appel au surnaturel (tendance populaire héritée de la Chine) ont aussi leurs aficionados. (…) Il existe aussi une pléthore de nouvellistes, dont certains sont très bons. (…) Le feuilletonisme est une autre pratique répandue. Pour gagner leur vie par la plume, beaucoup d’auteurs n’hésitent pas à « fourguer » à des revues, hebdomadaires ou mensuelles, deux ou trois romans qu’ils écrivent simultanément. […] Quelques œuvres de réelle valeur surnagent, une dizaine. Elles n’ont guère de thèmes communs, ou plutôt reflètent la diversité des pratiques sociales thaïlandaises, du bouddhisme commun à la corruption des mœurs et des édiles, de la fable poético-philosophique de L’Empailleur de rêves (Nikom Rayawa, L’Aube)
....à l’individualisme forcené et blasphématoire de L’Ombre blanche (Saneh Sangsuk, Le Seuil). »
Il recommandait ensuite les œuvres de Chart Korbjitti et Saneh Sangsuk, et mentionnait Atsiri Tammachote, Sila Komchai, Wanit Jarounkit-anan, Kanokpong Songsompan.
Bref, ce n’était qu’un petit entretien, sans prétention, mais qui pouvait provoquer « la curiosité », nous inviter, non seulement au plaisir de lire, mais surtout à la découverte d’une Thaïlande inconnue, une « Thaïlande », vue, sentie, écrite par ses meilleurs auteurs. Ainsi Marcel Barang nous offrait un certain nombre d’œuvres majeures qu’il avait traduites pour une grande maison d’édition française, donc disponibles. On lui devait entre autre, la traduction de la trilogie « autobiographique » de Saneh Sangsuk : Venin, L’Ombre blanche, Portrait de l’artiste en jeune vaurien, et Histoires vieilles comme la pluie ; Chiens fous et La chute de Fak de Chart Korbjitti, Fille de sang d’Arounwadi, etc, voire « Seule sous un ciel dément » de Saneh Sangsuk, Le Seuil, 2014. (Dernier ouvrage traduit par Marcel Barang ?)
Sans compter des œuvres traduites en anglais comme Plusieurs vies de Kukrit Pramoj, et des nouvelles thaïes, qui prennent la forme d’une anthologie annuelle (Cf. 12, 13, 14 Thai Short Stories). Le journal Bangkok Post du 3 février 2013, par exemple, lui rendait hommage et appréciait son travail inlassable depuis 30 ans pour faire connaître les meilleurs romans et nouvelles thaïs au monde, ainsi que l’aide précieuse qu’il apporte « littérairement » à de nombreux écrivains thaïs.
Levisales Nathalie nous apprenait une autre entreprise de Marcel Barang : « nourrir la tête (Alimenter les écrivains potentiels) en publiant de la nourriture étrangère en thaï ; « Il est important de leur présenter différentes façons d’écrire. Aujourd’hui, en dehors de ce qui est publié par quelques éditeurs courageux, 90 % des traductions en thaï sont des best-sellers de gare américains. Il y a moins d’un an, il a donc lancé wanakam.com, un site dédié aux classiques de la littérature étrangère. Chaque mois, il publie en thaï (et en français ou en anglais) une dizaine de nouvelles accompagnées de courtes bios. Après Anatole France, Jane Austen, Jean Giono ou Ernest Hemingway, les Thaïlandais découvriront ce mois-ci, Somerseth Maugham, Emile Gaboriau, Scott Fitzgerald, Emile Zola, Ambrose Bierce, Jules Renard … et Johana Syri (L’auteur de « Heidi ») (Libération, Livres, 16 septembre 2004)
(Sur google, nous n’avons pas trouvé le site de wanakam.com. Disparu ? Changé ?)
Mais qui est Marcel Barang ?
L’article amical du 22 juillet 2015 de Orengo Jean-Noël « Passeur de littérature : Marcel Barang, une histoire française en Thaïlande » http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35531 , nous livre quelques repères biographiques :
Il est né en 1945, un type du Sud-Ouest. Il étudie l’anglais, va jusqu’en maîtrise (un mémoire sur James Patrick Donleavy), et fait son service comme coopérant au Cambodge, entre 1967 et 1969 (…) Au début des années 1970, il fait ses classes de journaliste au bureau français de l’agence Reuters à Londres, et commence à faire des articles pour plusieurs journaux, dont Politique Hebdo. Il deviendra, plus tard, chef de bureau pour l’Asie-Pacifique de South (…) Mais c’est au Monde diplomatique qu’il donnera de grands reportages, sur Belfast, l’Iran du Shah, la Turquie et les Philippines (…) il décide de s’installer définitivement en Asie en 1976. Se dit que le malais est la langue la plus simple de la région à maîtriser. Fait un an à Singapour. Puis une autre année à Hong-Kong. Et s’installe à Bangkok, vivant quelques mois dans l’une des bâtisses de la Villa Jim Thomson pour y écrire un guide sur... le Népal. Il ne quittera plus la capitale du Royaume
(Evoque ensuite sa rencontre et son amitié avec Sondhi) Barang commencera par créer pour lui une version anglaise de Manager, son magazine phare, puis un supplément traitant spécifiquement des affaires du Mékong, vu comme le fil conducteur de la géopolitique et de l’économie de la région. Nouveau succès, interrompu par la crise de 1997. (…) Dans les années 1990, il est revenu à son goût strict des langues. Constatant que la littérature thaïe est l’une des moins traduites, il s’en fait le passeur. C’est à lui que l’on doit la découverte de « L’Ombre blanche », tout simplement l’un des meilleurs romans (…) Et de l’œuvre entière de Saneh Sangsuk (en 2008, il est fait chevalier de l’Ordre des Arts et des lettres, (…)
À lui l’œuvre de son ami Chart Korbjitti (« La chute de Fak » « Sonne l’heure », toujours au Seuil, sous le patronage d’Anne Sastourné). À lui ce qu’il considère comme l’un des plus beaux romans thaïs, « L’Empailleur de rêves » de Nikom Rayawa (…) « Venin » un court texte de Saneh Sangsuk. (Vendu à plus de quarante mille exemplaires en Europe. »
Nous l’avons donc lu.
Nous avons donc, grâce à lui, pu approcher d’autres réalités de la Thaïlande et des Thaïlandais avec notre lecture de L’Ombre blanche, Portrait de l’artiste en jeune vaurien, et de Venin. (Cf. Nos articles A52 et A85), de Chiens fous de Chart Korbjitti. (Cf. Nos articles A142 et A143) (La lecture de La « chute de Fak » de Chart Korbjitti et de « Fille de sang » d’Arounwadi viendront plus tard)
Qu’avons- nous appris d’eux sur la Thaïlande et les Thaïlandais ?
Nous avons appris avec Saneh Sangsuk, L’Ombre blanche, Portrait de l’artiste en jeune vaurien, que des Thaïlandais pouvaient être transgressifs.
« Je suis un dictionnaire d’imprécations », contre les « gens biens », contre les femmes rencontrées, ses amis, contre les bonzes, les révolutionnaires, l’école, la politique, les tabous …et même contre l’écriture considérée comme la mort. « Ecrire c’est la mort. Essayer d’écrire, c’est essayer de se donner la mort ».
« Cet « artiste en jeune vaurien », terrassait tous « les liens qui unissaient les Thaïs » et revendiquait « d’enfreindre la loi et la morale ». Même la famille et l’école ne trouvait pas grâce à ses yeux. Ils « n’étaient rien d’autre que des établissements de formation de chiens bâtards » (p.131). « Tu chantais l’hymne national. Tu récitais les prières. Tu reprenais le serment d’allégeance d’une voie rendue atone par l’ennui – Nous autres Thaïs De la nation Reconnaissants et gna gna gna …- alors que c’était chiant comme tout » (p. 123) etc…
Un livre évidemment loin des clichés sur la Thaïlande du sourire.
Marcel Barang traduisit aussi le petit conte « Venin » de Sangsuk également, où « il raconte le combat de Patte folle contre le serpent, métaphore aux nombreuses interprétations possibles : la lutte de l’innocence contre l’imposture, de l’enfance brisée par la lâcheté des adultes, du venin, la parole « religieuse » qui empoisonne, la dénonciation de la crédulité des villageois, des superstitions voire des croyances du village, la critique du clergé « intéressé » et « corrompu », des imposteurs en tout genre … contre l’écriture, contre la mort même, contre lui-même. » (In Notre A85)
Avec le roman de Chart Korbjitti « Chiens fous » nous entrons dans un autre univers.
La dédicace du roman de Chart Korbjitti est claire : « les personnages de ce roman existent réellement et y figurent sous leurs vrais noms ou sobriquets », comme Samlî, Chouanchoua, Met Kanoun, P’tit Hip, Nitt, Jâ, Toui Italie, Lân, le Vieux Otto et Thaï.
Ils ont ensemble des souvenirs, des anecdotes, des « histoires » qu’ils aiment partager quand ils se rencontrent, font la « fête » jusqu’à l’ivresse et/ou la « défonce ». Ils ont surtout à un moment de leur vie, vécu ensemble une expérience, un mode de vie qu’ils considéraient comme « paradisiaque » et que d’autres voyaient comme hippie, à Bangkok, Pattaya et Phuket. Mais ce mode de vie a un prix, avec des addictions à l’alcool, à la drogue, le sentiment de l’échec, les « conflits » ou des rapports difficiles avec la famille. Une expérience du bonheur à laquelle tous vont renoncer, pour rentrer dans le rang, retrouver la famille, une vie plus traditionnelle, plus conformiste.
« Curieusement, un roman « thaïlandais » où n’apparaissait nulle référence à la Thaïlande. Aucune description, aucune référence au royaume, au bouddhisme, à la société thaïe, à l’actualité ... On était loin du mouvement hippie qui avait critiqué l’ordre établi, contesté la société de consommation, cherché d’autres formes du vivre-ensemble, d’autres valeurs, d’autres accès au « réel ». (In notre article)
Ou bien encore le roman Fille de sang, d’Aounwadi, présenté par Marcel Barang lui-même :
« Quand paraît en 1997 Fille de sang, ce premier roman d’une jeune provinciale inconnue tranche vivement sur tous les courants habituels de la fiction thaïlandaise. À commencer par le roman régionaliste, style Fils de l’Issâne de Kampoon Boonthavee, péan déguisé de coutumes et de spécialités culinaires régionales : ici, l’accent est plutôt sur le traitement que subissent les bêtes à la ferme, la violence ordinaire, relatés sans complaisance, mais transmués par le regard fasciné de la jeune narratrice. Ici, c’est aussi une étude psychologique d’une rare complexité dans l’apparemment simple, procédant par jets de courants de pensée et campant des personnages hauts en couleur, gens des villes et gens des champs criants de vérité. Plus rare encore : la franchise de ton, l’exposé cru de relations familiales abominables, la narration d’une pratique pathologique qui ignore la morale et qui peut dégoûter le lecteur bien-pensant – comme ce fut le cas, initialement, pour son présent traducteur avant qu’il ne soit amené à passer outre ses préventions moralisantes par les qualités proprement littéraires du texte. »
(Juin 2015. http://filledesang.blogspot.com/2015/06/fille-de-sang-dans-le-contexte.html )
Dans tous ces ouvrages, Marcel Barang a le chic de nous faire oublier la « traduction ». Cela tombe bien, car il avoue : « Vous savez ce qui m’a le plus fait plaisir ? C’est quand L’Ombre blanche de Saneh Sangsuk est paru en l’an 2000 : pas une seule de la dizaine de notes de lecture dithyrambiques qui ont salué ce chef-d’œuvre n’ont fait état du traducteur ou de la traduction ! Passer totalement inaperçu, voilà la vraie accolade ! » ( In « Marcel Barang, une histoire française en Thaïlande ». Paru dans l’Humanité du 22 juillet 2015 [1].)
Bref, Marcel Barang, par son travail inlassable, de découvreur, lecteur, et traducteur, nous fait accéder aux œuvres thaïlandaises qui comptent et nous révèlent bien des réalités, si différentes de l’ordre établi et des clichés auxquels on réduit le plus souvent la Thaïlande.
Merci M. Barang.
Alain et Bernard