Dignité, égalité, reconnaissance. Ce samedi 20 juin à Paris, ces mots ont résonné aussi fort que possible dans le micro et la bouche des manifestants venus par milliers (25 000 selon les organisateurs) pour réclamer la régularisation de tous les sans-papiers.
À l’initiative de ce rassemblement (le deuxième autorisé par la préfecture de police de Paris après celui des personnels soignants mardi 16 juin), le collectif de la Marche des solidarités, qui a pu obtenir deux cents signatures de soutien.
« Ce deuxième épisode complète celui du 30 mai, où nous avions déjà organisé un rassemblement en faveur de la régularisation des sans-papiers, rappelle Ali, fervent militant du collectif. Nous demandons la dignité pour tous et l’égalité de traitement entre les citoyens. »
Dès 13 h 30, les pancartes, banderoles et posters envahissent la place de la Nation. Le CSP93 (Coordination de lutte pour les sans-papiers), le CSTPV94 Vitry et le collectif des Sorins et des Baras ont débuté la marche depuis Montreuil pour rejoindre le reste des manifestants à Nation. « So so so, solidarité avec les sans-papiers ! », « Travail au noir, y en a marre ! », scande la foule.
La manifestation boulevard de Ménilmontant. © NB La manifestation boulevard de Ménilmontant. © NB
Tandis que le cortège s’élance boulevard Voltaire, Kim* lève en l’air l’affiche de la manifestation. Sur un fond jaune, en noir, il est écrit : « Régularisation des sans-papiers », « Fermeture des centres de rétention administrative (CRA) » et « Logement pour tou·te·s ». Kim est Philippine et vit en France depuis sept ans. « Je suis venue en France dans l’espoir de travailler comme nounou », nous dit-elle.
Après cinq années passées dans l’irrégularité, elle attend son premier titre de séjour et tient à montrer sa solidarité avec les sans-papiers. « On compte 50 000 Philippins en France et la moitié est en situation irrégulière. Cela signifie qu’ils n’ont pas les mêmes droits et qu’ils ne peuvent pas apprécier les mêmes conditions de vie que le reste des Français. » Garde d’enfants, ménage, BTP… Selon elle, ils travailleraient entre 50 et 70 heures par semaine pour être payés au Smic.
À quelques mètres d’elle, Tairou et Sami*, tous deux maliens, avancent masqués et l’air déterminé. Le premier vit dans un foyer à Évry, le second dans un petit logement à Porte de Clignancourt. Ils sont en France depuis 2017.
« Sans papiers, on ne peut pas travailler, lance Tairou. Je fais quelques ménages pour des entreprises et je gagne en moyenne 700 euros par mois. » Son ami, qui travaille à la gare Saint-Lazare, a dû utiliser l’identité d’un cousin pour obtenir un contrat en tant qu’agent d’entretien. En plus de ces difficultés, le duo doit « sans cesse faire attention » aux contrôles d’identité dehors.
Pour Adil, 28 ans, les problématiques des sans-papiers sont telles qu’elles l’empêchent de vivre « comme tout le monde ». Harrag, cet Algérien a quitté son pays rongé alors par la corruption et les inégalités, à bord d’une embarcation de fortune en 2012. « Sous le régime de Bouteflika, on était maltraités et sans travail. Je suis venu en France pour avoir une vie meilleure. » Mais depuis son arrivée, le jeune homme travaille au noir comme déménageur, parfois jusqu’à quinze heures par jour pour ne gagner qu’une « misère ».
« Tout est compliqué pour les sans-papiers, poursuit-il. Pour le logement, on nous demande de bons salaires ou un contrat… » Résultat, Adil vit à quatre dans un studio à Argenteuil. Parfois, comme pendant le confinement où il s’est retrouvé sans travail et sans aides de l’État, il peine à payer son loyer. Sur sa pancarte est écrit « Hier colonisés, aujourd’hui exploités, demain régularisés ».
NB Adil et Abdel, tous les deux Algériens sans papiers et sous-payés © NB
À l’angle de la rue de la Roquette, Aline et Théo discutent politique en attendant le reste du cortège. Ils dénoncent une dégradation du système social, notamment durant l’état d’urgence sanitaire.
« Entre répression, restriction injuste des libertés et précarité des sans-papiers, on estime que la convergence permet de mener toutes ces luttes de manière unifiée », détaillent les deux bénévoles du mouvement social écologiste Extinction Rebellion. Et Théo d’ajouter : « Les revendications des sans-papiers sont ultra-légitimes. On exploite les ressources de leurs pays et on n’est incapables de les accueillir dignement ensuite. »
Éric Coquerel, député La France insoumise (LFI) de la Seine-Saint-Denis, marche aux côtés des manifestants. Lui aussi estime que ces revendications sont aujourd’hui plus « justes » que jamais : « On peut profiter de la fermeture des frontières, sans le prétexte de l’appel d’air, pour demander leur régularisation. Les sans-papiers jouent un rôle crucial pour la France, l’économie ne fonctionnerait pas sans eux. »
« Le sujet des sans-papiers est trop tabou en France »
En remontant la rue de la Roquette pour rejoindre le boulevard de Ménilmontant, les youyous de Nadège, 39 ans, font tourner de nombreuses têtes. Celle-ci, dont le père est un immigré algérien qui a connu les bidonvilles et la misère, se dit sensible aux questions migratoires. Bénévole au CSP75 et à Nogozon, une association où elle donne des cours de français aux migrants, elle insiste sur l’importance de la reprise des luttes post-confinement.
« Il ne faut rien lâcher au moment où on veut nous endormir. La situation des sans-papiers s’est fortement dégradée, car une partie d’entre eux n’a plus eu accès au travail durant la crise », relève-t-elle alors qu’elle compte une trentaine de personnes concernées dans son entourage. L’idée de permettre aux sans-papiers de travailler dans l’agriculture, comme ce fut le cas au Portugal puis en Italie, lui paraît pertinente. « On leur a fait croire qu’il y avait des besoins dans ce secteur, mais j’ignore ce que l’État compte faire pour concrétiser cela. »
Aux côtés de Camille, une ancienne bénévole de l’association Utopia 56 à Calais, les deux amies ont participé à la marche des migrants organisée en 2018, dont l’idée était de retracer un trajet imaginé allant de Vintimille à Calais. « Il était important qu’on vienne aujourd’hui pour soutenir nos amis sans papiers, souvent en France depuis des années mais sans travail ni logement dignes », dénonce cette travailleuse sociale.
Le CSP75, qui regroupe des milliers de personnes, prend une place importante dans le cortège. Pour son délégué Patrice, en séjour irrégulier en France depuis 2015, les réponses du gouvernement tardent à venir et il est temps de « dire non à ce silence ». « Il y a des députés qui nous soutiennent dans cette lutte, mais il faudrait qu’ils soient plus nombreux. Ce sujet est trop tabou en France », dénonce le Burkinabè.
Parmi eux, François-Michel Lambert, député des Bouches-du-Rhône (Libertés et Territoires, ex-LREM). Boulevard de Ménilmontant, il est interpellé par des manifestants. L’élu est à l’origine d’un courrier adressé à Édouard Philippe durant le confinement, signé par une centaine de parlementaires, pour demander la régularisation de tous les sans-papiers [1].
« Aujourd’hui, on se rend compte que la France a tenu grâce à eux. Le gouvernement devrait avoir le courage de montrer à leur égard de la reconnaissance. La dernière fois qu’on a régularisé les sans-papiers, c’était sous Jospin et ça s’est bien passé », rappelle le député, qui ne retrouve plus en Emmanuel Macron la « force d’agir » qu’il avait apprécié chez lui en 2017. « Je suis terriblement déçu par ce temps long de la macronie, qui crée des souffrances toutes aussi longues à panser pour des femmes, des hommes et des enfants vivant dans l’indignité. »
Les anciens livreurs de Frichti licenciés pendant le confinement se retrouvent sans rien, parce que sans papiers. © NB
Devant le cimetière du Père-Lachaise, un groupe de manifestants vêtus de jaune crie sa colère contre Frichti. Ces travailleurs sans papiers, encore récemment « livreurs de bonheur » pour la plateforme de livraison de repas, assurent avoir été « virés » du jour au lendemain, certains n’ayant pas été payés durant le confinement.
« Ils se sont débarrassés de nous parce qu’on est sans papiers, alors que ça ne les a pas dérangés de nous employer sans contrat pendant des mois. Aujourd’hui, on n’a plus de quoi de vivre et payer notre loyer, nos familles sont en souffrance », argue Adbulkader avant de reprendre sa danse au rythme des tambours et de la marche.
Après la crise sanitaire qui a frappé la France, Ali, de la Marche des solidarités, estime que régulariser tous les sans-papiers serait une juste récompense. « Ils ont été en première ligne avec des métiers précaires comme le ménage, y compris dans les hôpitaux. Cette voie est la seule solution viable à leur proposer aujourd’hui », conclut-il en suivant le cortège en direction de Stalingrad.
Nejma Brahim