u Yémen, on a assisté ces derniers mois à l’intensification des tendances déjà présentes : détérioration de la situation humanitaire, réduction de l’engagement de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis (EAU), effondrement de l’accord de Riyad [1] et de la mise en œuvre de l’accord de Hodeida. À cette liste déjà terrible, il faut ajouter la grande offensive houthiste dans le nord-est, les inondations dévastatrices, la diffusion rapide du Covid-19 et, plus récemment, la déclaration d’« autonomie » du Conseil de transition du Sud (CTS). Compte tenu des expériences passées, il serait imprudent de suggérer que les choses ne peuvent encore empirer, au moment où le pays célèbre, le 22 mai, les trente ans de son unité.
Arabie saoudite, comment sortir du bourbier ?
Fin 2019, l’Arabie saoudite semblait déterminée à s’extraire du bourbier yéménite, au bout de près de cinq ans d’un engagement militaire de plus en plus infructueux. Les frappes aériennes ont diminué de façon spectaculaire, et l’accord de Riyad entre les séparatistes du CTS et le gouvernement du président Abd Rabbo Mansour Hadi, reconnu internationalement, visait à rétablir la coopération au sein de la coalition anti-houthiste. Les gens espéraient qu’une nouvelle diminution des actions militaires mènerait à un accord avec les houthistes. Des négociations étaient en cours depuis des mois. Elles avaient commencé après les attaques de missiles de septembre 2019 contre des installations importantes de production et de traitement du pétrole en Arabie saoudite. Bien que revendiquées par les houthistes, les preuves allaient plutôt vers un lancement par l’Iran ou ses alliés les plus proches ; mais cet événement traumatisant pour l’Arabie saoudite a déclenché une tentative sérieuse du royaume de mettre fin à son implication dans la guerre du Yémen.
Au début de l’année 2020, ce plan a été remis en question par une offensive militaire houthiste dans le nord-est du pays. Ils ont d’abord pris le district de Nehm, un front à seulement 60 km à l’est de Sanaa, resté stable pendant quatre ans ; puis ils ont pris la plus grande partie du gouvernorat de Jawf, coupant ainsi presque l’accès à la route principale reliant le Yémen à l’Arabie saoudite, et menaçant les champs de pétrole et de gaz de Marib. La ville elle-même et sa population, désormais nombreuse, ont été contournées et constituent presque une île isolée en territoire houthiste. Les Saoudiens ont répliqué en intensifiant les frappes aériennes, et les combats au sol se poursuivent.
Mais le 9 avril, les Saoudiens ont malgré tout montré leur détermination à clore ce chapitre en annonçant un cessez-le-feu unilatéral de deux semaines, destiné à être prolongé pendant tout le ramadan pour des raisons religieuses. Les houthistes ont riposté en proposant un ambitieux projet d’accord de paix global entre eux et l’Arabie saoudite. Tel quel, leur texte marginalise le gouvernement Hadi ; il implique de reconnaître que le conflit oppose deux parties, le mouvement houthiste et l’Arabie saoudite, et renvoie les débats sur l’avenir politique du Yémen à des discussions ultérieures au sein du pays.
Pendant ce temps, les combats au sol et les frappes aériennes ont continué. À la fin de la cinquième semaine de « cessez-le-feu », c’est-à-dire à la mi-mai, il y avait eu 145 raids et 577 frappes aériennes. En résumé, les houthistes ont réalisé des avancées militaires significatives, ils ont mis fin à quatre ans d’enlisement sur le front nord, et ils ont laissé sans réponse les ouvertures de paix saoudiennes. Les houthistes ont l’initiative, ce qui pose la question de leurs objectifs ultimes, et de leur volonté réelle de « laisser les Saoudiens s’en sortir ». Aucune information n’a été publiée récemment sur les progrès des pourparlers entre Saoudiens et houthistes.
Nouveaux problèmes dans le sud
Dans le sud, au début de 2020, les perspectives étaient déjà sombres pour l’accord de Riyad, signé en novembre pour réconcilier le CTS et le gouvernement Hadi, après que le premier a expulsé le second d’Aden par la force, en août 2019. Cela a coïncidé avec le retrait officiel des EAU avec tout leur matériel, bien que les Émiratis aient laissé derrière eux diverses milices alignées sur le CTS, qu’ils avaient entraînées, équipées et payées. Les EAU ont soutenu officiellement l’accord de Riyad, le prince héritier Mohamed Ben Zayed assistant même à sa signature, mais leur position actuelle n’est pas claire. Ils ont fourni un soutien aérien au CTS lors de certains affrontements dans le pays depuis l’été 2019, et c’est à Abou Dhabi que « l’autonomie » du CTS a été annoncée le 25 avril par son chef autoproclamé, Aydaroos Al-Zubaidi [2].
Pour maintenir l’ambiguïté, la seule réponse officielle des Émirats à la proclamation consiste à ce jour en un tweet du ministre d’État Anwar Gargash. Sans condamner explicitement le CTS, il écrit que l’accord de Riyad devrait être mis en œuvre, et qu’aucune partie ne devrait prendre de mesures unilatérales.
Selon le texte de l’accord de Riyad, c’est la coalition qui est chargée de superviser son application, et de prendre en charge la situation au sud. Après le retrait des EAU, les Saoudiens se retrouvent donc seuls aux commandes. Ils n’ont pas été en mesure de faire appliquer les clauses de redéploiement militaire destinées à réduire la présence militaire du CTS à Aden ni à y renvoyer des forces gouvernementales. La tension entre les deux parties s’est aggravée tout au long de l’opération et la guerre entre le CTS et les forces gouvernementales a finalement éclaté à Abyan le 11 mai.
L’arrêt temporaire des combats pendant l’Aïd est toujours en vigueur car le leader du CST Aydaroos Al-Zubaidi est impliqué dans des négociations à Riyad à l’invitation des autorités saoudiennes préoccupées par ce problème supplémentaire pour leur stratégie de sortie du Yémen.
Comme je l’ai déjà écrit ailleurs [3], le CTS avait de nombreuses autres raisons de franchir le pas : la colère populaire qui monte à Aden contre le manque d’électricité et d’eau, l’aggravation de la situation financière qui l’empêche même de payer ses milices, sans parler de la majorité des employés de l’État ; le chômage généralisé, la crise humanitaire exacerbée par le manque de fonds, l’émergence du Covid-19 et, pour couronner le tout, les inondations dévastatrices à Aden le 21 avril. Leur bastion d’Aden est maintenant le siège de manifestations presque quotidiennes contre le CTS et le gouvernement Hadi. On peut se demander si la décision du CTS a été sage, car elle a plutôt aggravé la situation qu’elle ne l’a améliorée.
La déclaration d’autonomie a révélé les limites géographiques du contrôle du CTS [4] : tous les gouvernorats de l’est ainsi que l’île de Socotra s’en sont dissociés ; seuls les gouvernorats les plus proches d’Aden, ses principaux bastions, l’ont soutenue. En quelques jours, des combats à l’issue encore incertaine ont éclaté à Socotra, l’une des régions où le CTS et le gouvernement se sont affrontés au cours des trois dernières années. Sur le plan international, la proclamation a été universellement condamnée par les États arabes, le Conseil de sécurité des Nations unies, l’envoyé spécial des Nations unies, l’Union européenne (UE) et les principaux États du monde, tous soulignant l’impact négatif sur les nombreux problèmes du pays.
Hodeida et l’échec des Nations unies
Comme si ces problèmes ne suffisaient pas, une autre « réussite » antérieure s’est effilochée au cours des deux derniers mois. Le mandat de l’envoyé spécial des Nations unies, qui dure maintenant depuis plus de deux ans, n’a pas été marqué par le succès. L’accord de Stockholm de décembre 2018 a été largement présenté comme une avancée majeure et un premier pas vers un accord de paix plus large et complet. Le seul élément qui a été mis en œuvre par l’intermédiaire de la Mission des Nations unies pour le soutien de l’accord de Hodeida (UNMHA) a piétiné tout au long de l’année 2019. Il a enregistré des progrès limités, le principal étant une réduction significative des combats à Hodeida et dans ses environs, et la prévention d’une offensive de la coalition potentiellement désastreuse sur la ville et son port.
Le comité mixte de redéploiement a à peine fonctionné : en mars, un tireur embusqué houthiste a tué un observateur du gouvernement, ce qui a entraîné le retrait du gouvernement du comité, et donc son interruption effective. Compte tenu de l’urgence sanitaire actuelle du Covid-19, il est peu probable que les tentatives pour le relancer aboutissent rapidement à une reprise satisfaisante. À ce stade, il est donc juste de dire que cette opération est au point mort, même si l’ONU tentera probablement de la relancer lorsque les conditions le permettront. Une guerre de basse intensité se poursuit sans relâche ailleurs dans le gouvernorat.
Une aide humanitaire sans fin
Les problèmes entre les houthistes et les interventions humanitaires des Nations unies sont apparus en 2019, lorsque l’étendue du contrôle des houthistes sur le secteur humanitaire est devenue publique, tant en ce qui concerne la sélection des bénéficiaires que le montant des fonds détournés au profit des fonctionnaires et des institutions houthistes. Cela a empêché l’ONU de produire son évaluation annuelle des besoins pour 2020, ou un plan d’intervention humanitaire. L’ONU a annoncé avoir besoin de 3,4 milliards de dollars (3,11 milliards d’euros) pour l’année, sans fournir de détails ni tenir l’habituelle conférence des donateurs. Au 25 mai, le financement total reçu s’élevait à 680 millions de dollars (619 millions d’euros) [5], dont plus de la moitié provenait de l’Allemagne, du Royaume-Uni, de l’Arabie saoudite et de l’Union européenne.
Lors de la réunion mensuelle du Conseil de sécurité des Nations unies d’avril sur le Yémen, le sous-secrétaire aux affaires humanitaires des Nations unies n’a mentionné ni l’évaluation détaillée des besoins ni le plan, se contentant d’annoncer que de nombreux projets humanitaires et sanitaires seraient fermés dans les semaines à venir faute de financement, et que les Nations unies avaient besoin de plus de 900 millions de dollars (822 millions d’euros) pour fonctionner jusqu’en juillet [6], principalement pour la distribution de nourriture du Programme alimentaire mondial (PAM). La conférence d’annonces de contributions d’avril, qui devait être accueillie par l’Arabie saoudite, a été reportée au 2 juin, soit presque au milieu de l’année ; étant donné les pressions de la crise du Covid sur l’économie mondiale, il ne faut sans doute pas s’attendre à des promesses importantes.
Depuis lors, il est devenu évident que le Yémen est l’un des pays où la famine risque de tuer des millions de personnes, un effet secondaire de la pandémie du Covid-19, qui entraîne un effondrement de la production et des exportations alimentaires mondiales, une baisse du financement humanitaire international, et la perturbation des communications. Ces facteurs ne peuvent qu’aggraver le désastre dans un pays où environ 2800 installations médicales fonctionnent partiellement, dans un système qui était déjà totalement inadéquat avant la guerre. Alors que les Nations unies affirment que des préparatifs sont en cours pour faire face à la nouvelle urgence virale, elles rappellent qu’elles doivent également faire face à l’épidémie de choléra. Elle a touché près d’un million de personnes en 2019 ; au cours des quatre premiers mois de cette année, on a recensé plus de 110 000 cas. La dengue, le paludisme, le chikungunya et d’autres maladies sont également au niveau épidémique.
Covid, une panique justifiée
Le premier cas déclaré de Covid-19, annoncé le 9 avril a été détecté à Shihr, dans l’Hadramaout, et le patient s’est remis. Depuis lors, les statistiques internationales ont enregistré 233 cas au 25 mai, nombre certainement sous-estimé. Tout le monde s’attend à une aggravation de la situation et à un nombre de morts extrêmement élevé, étant donné la faiblesse physique de la population, après des années de malnutrition et de services médicaux inadéquats, sans parler de l’absence de structures de traitement spécialisées.
L’allocation de 40 millions de dollars (36,5 millions d’euros) des Nations unies pour les activités liées à la vaccination est clairement insuffisante. Un effort du secteur privé initié par la fondation Hayel Saeed Anam [7] rassemble des entreprises internationales pour acheter et distribuer des équipements de protection de base dans tout le Yémen. Devant l’émergence de la crise, les Yéménites sont déchirés entre l’incrédulité et la panique. Les réactions des autorités dans tout le pays sont de mauvais augure pour les mois à venir, car elles sont marquées par la récrimination mutuelle, le racisme, la xénophobie, la censure, la désinformation généralisée et les décisions erratiques.
Au cours des deux dernières semaines, le nombre de cas et de décès a grimpé en flèche, tandis que les « autorités » réagissaient de manière divergente mais tout aussi inappropriée, ce qui a suscité davantage de peur et de panique. Des centaines de personnes sont mortes à Aden de maladies mystérieuses dont les symptômes sont ceux du Covid, et les hôpitaux refusent des patients et ont même fermé. Selon MSF, environ 80 personnes y sont enterrées chaque jour. Dans la ville de Sanaa, les autorités ne donnent aucun chiffre sur les décès ou les cas, et empêchent la diffusion d’informations. Malgré cela, des rapports ont fait état de plus de 2 500 cas et d’au moins 320 décès au cours des trois premières semaines de mai. Toutes les autorités ont ordonné des mesures de confinement pendant 4 jours pendant l’Aïd, mais rien n’est fait pour les faire respecter.
Comme si toutes ces catastrophes ne suffisaient pas, des inondations dévastatrices ont frappé le pays fin avril, affectant les villes principales, Sanaa, Aden et Marib entre autres, sans discrimination. Elles ont coupé les services de base d’eau et d’électricité pour des millions de personnes et ont touché directement plus de 150 000 personnes. Le nombre de morts a certes été peu élevé, mais beaucoup de gens ont perdu leurs biens et les réserves alimentaires limitées qu’ils avaient pu rassembler pour un ramadan particulièrement difficile.
Le 22 mai, le Yémen a marqué les trente ans de l’unification pacifique entre la République arabe du Yémen et de la République démocratique populaire du Yémen pour former la République du Yémen. Ce devrait être une occasion de se réjouir. Comme la plupart des Yéménites sont nés après 1990, ils n’ont aucun souvenir de la période précédente ni des rêves d’unification. Dans tout le pays, les gens attendaient avec impatience la liberté de mouvement, un État démocratique multipartite, la prospérité, combinant les services sociaux du régime socialiste avec un secteur économique privé florissant, une loi sur le statut personnel donnant aux femmes des droits égaux, la consommation de qat les jours fériés, la sécurité, la stabilité, et bien d’autres choses encore. Ils ont été amèrement déçus. En cette période sombre, il convient de rappeler à la jeune génération l’espoir et l’optimisme de ces années et de tirer les leçons d’une période qui était si prometteuse.
Helen Lackner