Le président de la République a pris tout le monde de court, le 13 avril, arrêtant seul, d’autorité, la date du 11 mai pour entamer le déconfinement [1]. Puis il a renvoyé les détails à un plan qui serait dévoilé « d’ici 15 jours ». Seulement, en deux heures de conférence de presse, dimanche 19 avril, le premier ministre Édouard Philippe et le ministre de la santé Olivier Véran n’ont rien révélé, renvoyant une fois encore les détails à un plan divulgué « d’ici 15 jours ».
Ils ont plutôt pris le temps de détailler « ce que nous ne savons pas » : l’absence de traitement ayant jusqu’ici montré une quelconque efficacité, la perspective très lointaine et incertaine d’un vaccin, la faible immunité de la population, qui est très loin d’être collectivement protégée contre le virus. Même leurs promesses sont sujettes à caution : la livraison de masques par millions ou les 500 000 tests qui seront réalisés par semaine. Une seule vérité était finalement bonne à dire : « Notre vie à partir du 11 mai ne sera pas exactement la vie d’avant le confinement, pas tout de suite, et probablement pas avant longtemps », a prévenu le premier ministre.
Difficile de reprocher au gouvernement son incertitude. En revanche, de sérieuses critiques commencent à poindre sur son isolement, au milieu de la plus grave crise sanitaire, économique et sociale depuis la Seconde Guerre mondiale.
Devant la mission d’information de l’Assemblée nationale sur le Covid-19, mercredi 15 avril, le président du conseil scientifique Jean-François Delfraissy a mis en garde le gouvernement contre une « décision très top down sur le déconfinement. Il faudrait une discussion citoyenne ».
De la démocratie sanitaire
Jean-François Delfraissy est même allé plus loin que cette simple mise en garde au détour d’une audition. « De plus en plus de voix s’élèvent pour critiquer la gestion de l’urgence sanitaire resserrée autour d’un conseil scientifique nommé par le gouvernement et mis en place de façon ad hoc. » Le 14 avril, il a adressé, « à titre personnel », une note que nous nous sommes procurée [2]. Elle a été envoyée à l’Élysée, au premier ministre, au ministère de la santé, ainsi qu’à Jean Castex, le préfet chargé de coordonner le déconfinement.
Cette note est issue d’une réflexion qu’il explique avoir partagée avec « des représentants des patients », mais aussi les présidents du Conseil économique social et environnemental (CESE), de la Conférence nationale de santé (CNS), et de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).
Il y propose la création d’un « comité de liaison avec la société ». Car « les organisations de la société civile et les ONG ont une expertise spécifique que n’a pas l’administration, souligne-t-il. Elles ont une excellente connaissance de la diversité des milieux sociaux et, notamment, des catégories de la population les plus vulnérables. Elles ont une capacité à comprendre, interpréter et faire remonter les opinions et les attentes venues des territoires ». Il affirme encore qu’« une grande partie des réponses apportées à la crise sont des réponses locales, qui s’appuient sur des élans de solidarité et l’inventivité des associations ».
Ce comité de liaison de liaison serait l’expression de la « démocratie sanitaire », où siégerait notamment France Assos santé, qui regroupe l’ensemble des associations de patients, mais aussi les acteurs de la solidarité et de la lutte contre l’exclusion, ceux impliqués dans de précédentes crises sanitaires, en particulier la lutte contre le Sida, ou encore la Société française de santé publique, qui regroupe tous les professionnels de santé spécialisés dans la prévention.
Jean-François Delfraissy se fait ainsi le porte-voix d’un ensemble d’acteurs de la santé jusqu’ici tenus à l’écart de la gestion de l’épidémie (lire, par exemple, cette « Lettre ouverte » [3]).
À ce jour, cette note n’a toujours pas reçu de réponse. Et l’avis du conseil scientifique sur le déconfinement, pourtant rendu au gouvernement, n’a pas non plus été rendu public.
Il y a pourtant urgence, à moins de trois semaines du début du déconfinement. « Cette pratique démocratique est la condition nécessaire pour prendre en compte les profondes inégalités sociales, d’âge, de sexe, d’état de santé ou de conditions de vie face à la maladie et à ses conséquences », insiste également la Société française de santé publique, dans un communiqué le 17 avril.
Une maladie sociale
Avec le Covid-19, une médecine ou des techniques de dépistage de pointe ne sont pas suffisants. Singapour en a fait l’expérience. Cette cité État prospère était l’un des modèles asiatiques dans la lutte contre le coronavirus. Sans fermer ses magasins ni ses écoles, en appliquant des gestes barrières, en testant massivement, en isolant les cas positifs et en traçant tous les contacts, elle est parvenue à maîtriser l’épidémie, n’enregistrant que quelques dizaines de cas par jour pendant de longues semaines.
Puis la vague s’est reformée, lentement, jusqu’à atteindre un rythme exponentiel : le 20 avril, 1 400 nouveaux cas ont été détectés. Le virus s’est propagé là où ce petit pays très prospère ne regardait pas : dans les dortoirs surpeuplés de ses travailleurs migrants. Singapour a dû se résoudre à confiner strictement sa population le 8 avril.
La France fait une expérience similaire, à une bien plus grande échelle. Comme ailleurs, le SARS-CoV-2 a d’abord touché les hautes sphères de la société, ceux qui ont le plus d’interactions sociales, ministres, députés, maires. Puis le coronavirus s’est propagé parmi ceux qui n’ont pas les moyens de s’en protéger, en particulier depuis l’instauration du confinement.
En Île-de-France, la région la plus touchée, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) regroupe environ la moitié des capacités d’hospitalisation. Elle a réalisé une cartographie de ses patients malades du Covid en fonction de leur lieu de résidence. À Paris, ce sont les XIIIe, XVIIIe, XIXe et XXe arrondissements qui sont les plus touchés. Ces quartiers présentent à la fois le plus grand nombre de logements sociaux et les taux de pauvreté les plus importants de la capitale.
En comparaison, la banlieue parisienne paraît moins touchée, mais cette carte ne rapporte pas le nombre de cas à celui des habitants. En Seine-Saint-Denis, les communes d’Aubervilliers ou de Bobigny rapportent aux alentours de 400 cas pour respectivement 83 000 et 51 000 habitants. Et cette cartographie ne raconte qu’une partie de l’histoire, car en banlieue parisienne, il y a d’autres hôpitaux que ceux de l’AP-HP.
Source : Tableau de bord épidémie de Covid-19 © Assistance publique - Hôpitaux de Paris
À Aubervilliers, les médecins généralistes Fabrice Giraux et Jean-Sébastien Cadwallader sont installés à un poste d’observation de l’épidémie. Le premier dirige l’un des plus importants centres de santé de Seine-Saint-Denis, qui suit 20 000 patients chaque année. Le second y exerce, et est en même temps enseignant chercheur en santé publique, spécialisé sur les inégalités sociales de santé.
« Il y a une surprécarité parmi les patients qui viennent consulter pour le Covid-19, affirme le docteur Giraux. Dans la deuxième semaine de mars, on a accueilli jusqu’à 15 patients par jour suspects de Covid-19. Et pour plus de 30 % d’entre eux, il s’agissait de patients bénéficiaires des minima sociaux. Surpopulation, promiscuité sont des facteurs qui aggravent les risques de transmission. Il est donc logique d’imaginer que les plus pauvres sont les plus touchés. Et pas étonnant de retrouver des “clusters” dans des foyers de travailleurs migrants et les lieux de squat. [4] »
« Mes patients touchés par le Covid-19 y sont surexposés, renchérit Jean-Sébastien Cadwallader. Ce sont des personnes qui continuent à travailler : un agent de sécurité, sans aucune protection, une caissière. Ils contaminent ensuite leur entourage familial, parce qu’ils vivent dans de petits appartements. Une étude italienne a montré que le virus touchait en moyenne, à l’intérieur du domicile, 16,4 % des personnes contacts, soit près d’une sur cinq. La quarantaine, à l’intérieur du domicile, peut fonctionner à condition d’avoir de l’espace. Mais c’est impossible dans des appartements surpeuplés. »
Les deux médecins mettent en garde contre toute tentation de stigmatiser le comportement de la population des quartiers populaires : « Le confinement est largement respecté à Aubervilliers, même dans des circonstances très difficiles, comme des violences domestiques. »
« Mais tout ça, ce sont des spéculations, met en garde le docteur Jean-Sébastien Cadwallader. Tant que les tests de dépistage et le matériel de protection ne seront pas disponibles, les travaux de recherche en population générale ne seront pas menés et on n’aura aucune vision claire en dehors du milieu hospitalier », prévient-il.
L’épidémie circule toujours
C’est un préalable. « Tant qu’il n’y a pas de décrue, on ne pourra pas déconfiner », prévient l’épidémiologiste Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale de Genève. « Actuellement, on est largement à plus de 100 % d’occupation de nos capacités en réanimation, rappelle Éric Caumes, chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. La semaine dernière, on était à presque 200 %. On doit revenir à un taux d’occupation de 20-30 % pour affronter une nouvelle épidémie. Dans ce contexte, je ne sais pas si le 11 mai est une date trop précoce. Moi, je n’aurais pas donné de date. »
Si la situation s’améliore à l’hôpital public, c’est à un rythme très lent. La courbe épidémiologique de la France est toujours sur un plateau et n’a pas amorcé une réelle décrue. Dans un intervalle de 12 jours, il y a eu seulement 61 patients en moins dans les services de réanimation. Des patients quittent l’hôpital parce qu’ils guérissent ou parce qu’ils décèdent. Mais presque autant de nouveaux malades graves du Covid-19 sont hospitalisés : près de 1 500, lundi, dans un service classique, 208 en réanimation.
La chancelière allemande Angela Merkel s’est livrée, au cours d’une conférence de presse, à un remarquable exercice de pédagogie [5], expliquant que le R0, le taux de reproduction du virus, doit être maintenu impérativement en dessous de 1, ce qui signifie qu’une personne contamine moins d’une personne en moyenne. Au-delà de 1, l’épidémie reprend sa progression, d’abord à bas bruit.
En France, une étude de modélisation publiée mardi par l’Institut Pasteur [6] estime que le confinement a permis de faire passer le taux de reproduction de virus de 3,3 (une personne contamine en moyenne 3,3 personnes) à 0,5. Devant la mission d’information sur le Covid-19 de l’Assemblée nationale, mercredi 15 avril, le président du conseil scientifique et infectiologue Jean-François Delfraissy a estimé que « le taux de reproduction du virus doit descendre autour de 0,6-0,7 » avant le déconfinement, le 11 mai.
Mais il a posé d’autres « prérequis » au déconfinement : « On a besoin de masques et de tests. Sinon, le déconfinement sera repoussé. » Il a chiffré le nombre de tests PCR nécessaires : « Au minimum à 100 000 par jour. » Le ministre de la santé Olivier Véran en a promis dimanche 500 000 par semaine.
Le confinement est-il assez efficace ?
Selon l’Inserm, qui a modélisé plusieurs scénarios de sortie du confinement [7], celui-ci permet de réduire de 80 % les interactions sociales. En Chine, il a été plus strict encore, donc plus efficace : les chercheurs estiment que les interactions sociales ont été réduites de 86 % à Wuhan et même de 89 % à Shanghaï.
Mais Antoine Flahault invite à s’interroger sur « L’objectif du confinement : vise-t-il à éradiquer l’épidémie ? » Il a été un temps poursuivi par la Chine, qui y était parvenue en 2004 avec l’épidémie de Sras, un autre coronavirus. Mais dans une situation pandémique, il paraît irréaliste. « On ne va pas paralyser la vie économique et sociale pendant dix-huit mois. On peut s’autoriser une contamination à bas bruit de l’épidémie. Il faut se préparer à vivre avec ce virus. »
Jean-François Delfraissy a tenu des propos semblables : « On peut reste confinés pour éviter tout nouveau cas. Mais jusqu’à quand ? Si on se donne les moyens de nos ambitions, on peut adopter une stratégie claire. On va prendre quelques risques. On va probablement devoir desserrer, resserrer le confinement, jusqu’à trouver des médicaments, un vaccin, ou atteindre une immunité collective de la population. » Mais cette dernière perspective est très lointaine, 2022 selon des chercheurs de Harvard.
Le modèle de confinement strict adopté en catastrophe par la France, l’Espagne ou l’Italie n’est pas seul à avoir démontré son efficacité. « En Suisse et en Allemagne, la population est incitée à rester chez elle, les magasins non essentiels et les écoles sont fermés, mais la population est libre de se déplacer sans justificatif, raconte Antoine Flahault. En revanche, les effets sur la vie économique et sociale sont les mêmes. » À l’autre bout du spectre, il y a la Suède, qui n’a pas fermé ses magasins, ses bars et restaurants ou ses écoles, « mais qui a une culture de santé publique et de prévention très élevée. La distance sociale est spontanément respectée par la population », poursuit l’épidémiologiste. Le modèle suédois donne un peu d’espoir sur la possibilité de desserrer le confinement tout en maîtrisant l’épidémie. Avec 15 000 cas et 1 500 morts, la Suède observe le même plateau que la France.
Seulement, « en France, on sait soigner les gens. Faire de la santé publique pour éviter qu’ils ne tombent malades, on ne sait pas faire. Il va falloir apprendre très vite », tance l’infectiologue Éric Caumes.
Comment casser les chaînes de contamination ?
Au début de l’épidémie, Santé publique France s’est employé à remonter, pour chaque cas positif, les chaînes de contamination, grâce à des équipes d’enquêteurs. Les cas contacts rapprochés ont tous été mis en quatorzaine. C’est ce qui fut fait en février, avec succès, aux Contamines-Montjoie (Savoie) où l’épidémie a été circonscrite à un seul foyer familial. Mais les moyens de Santé publique France ont très vite été dépassés par l’épidémie, et cette stratégie a été abandonnée.
Antoine Flahault le regrette : « Conserver un tracing sentinelle auprès d’une centaine de nouveaux cas par jour aurait permis d’avoir une idée représentative de l’origine des nouveaux cas : viennent-ils de l’étranger, des domiciles des foyers français, des Ehpad, des hôpitaux ? C’est une urgence absolue de reprendre ces investigations. Il faut dimensionner des équipes d’enquêteurs. Si on enregistre 100 nouveaux cas positifs par jour, il faut alors être capable d’enquêter sur 2 000 personnes contacts potentielles. Les outils peuvent aider, si on s’interdit un usage autoritaire, mais il faudra des moyens humains. »
L’AP-HP a pris l’initiative. Le chef du service de parasitologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Renaud Piarroux, a lancé l’expérimentation Covisan dans trois hôpitaux pilotes : lorsqu’un patient est détecté positif aux urgences mais ne nécessite par une hospitalisation, une équipe d’enquête mobile se rend avec lui à son domicile « pour voir comment gérer le confinement, faire du dépistage autour du patient, et avec sa famille, voir comment faire pour limiter au maximum la propagation », a-t-il expliqué sur France Inter.Quand une quatorzaine dans un appartement n’est pas possible, faute de place, un hébergement dans un hôtel à proximité du groupe Accor est proposé [8].
Le professeur de santé publique Pierre Lombrail met en garde « ceux qui pensent que cela va être simple. On n’entre pas chez les gens sans frapper ». « Une telle mesure exige un accompagnement social, renchérit Fabrice Giraux, le directeur du centre de santé d’Aubervilliers qui est associé au projet. Si c’est une mère qui est isolée, qui s’occupe des enfants ? Si un père de famille se retrouve seul pour 15 jours, il va falloir l’aider pour les courses, le ménage, la garde des enfants. Seule l’aide sociale peut permettre l’isolement des malades. »
Et pour lui, le repérage des malades ne peut pas se faire seulement à l’hôpital, mais bien en amont, « dès les premiers symptômes. Il faut les repérer très vite. Pour cela, il faut de la confiance. À Aubervilliers, nous avons un service de santé publique, nous allons monter une équipe d’enquêteurs, nous allons nous appuyer sur les médecins, les infirmières, les pharmaciens libéraux, ainsi que sur tous les acteurs sociaux ». Si Aubervilliers a des ressources, elles sont limitées : « On pourra suivre 10 à 20 nouveaux patients par jour, mais pas 100 », prévient Fabrice Giraux.
L’infectiologue Éric Caumes est sceptique : « C’est bien de faire ça. Mais est-ce que c’est le travail de l’hôpital de faire de la santé publique ? Et n’y a-t-il pas d’autres priorités ? Par exemple, s’occuper des chaînes de transmission qui existent dans de gros foyers épidémiques comme nos hôpitaux ? Et puis, il faut beaucoup d’épidémiologistes pour une telle tâche. À Wuhan, il y avait 1 800 équipes d’épidémiologistes composées de 5 personnes chacune. Nous, on a Santé publique France qui est quasi inexistant depuis le début de l’épidémie. »
Également auditionnée par l’Assemblée nationale, le 15 avril, la directrice de Santé publique France, Geneviève Chêne, a été mise en difficulté par le président et n’a pas réussi à présenter un plan cohérent pour le déconfinement. Elle n’a rien dit de la possibilité de lancer des enquêtes épidémiologiques, qui relèvent pourtant de la compétence de son agence.
« Santé publique France est inexistante parce que c’est une agence aux ordres de l’État, affaiblie par les restrictions budgétaires. C’est un bouc émissaire parfait. En 2016, l’agence a été créée à partir de de la fusion de quatre organismes, ce qui a justifié des mutualisations de gains. Plus de trente postes ont été supprimés chaque année », s’agace le professeur de santé publique Pierre Lombrail, qui est aussi membre du conseil scientifique de l’agence.
Devant la mission d’enquête du Sénat, Jean-François Delfraissy a expliqué que la France devra mobiliser une brigade d’au moins 30 000 personnes pour repérer les « cas contacts » des personnes infectées par le Covid-19. En 2019, Santé publique France comptait 645 agents. Là encore, la mobilisation de l’ensemble de la société paraît urgente pour réussir le déconfinement.
Caroline Coq-Chodorge