Cela couvait depuis longtemps. Dans les années 2000, un ballon d’essai avait été envoyé sous la forme d’une icône de Poutine venue décorer le temple de Fotinia Svetonosnaïa, près de Nijni Novgorod. À l’époque, la chose avait été perçue comme une bizarrerie que s’était permise une nonne isolée qui tentait de créer une secte en surfant sur la vague du culte de la personnalité du nouveau chef de l’État.
Plus tard, des icônes de Poutine dans un luxueux coffret avaient été proposées à la vente dans le magasin de souvenirs de l’aéroport de Poulkovo. Dmitri Peskov [le porte-parole du Kremlin] avait alors veillé à préciser que Poutine ne goûtait guère pareilles formes de vénération.
Mais aujourd’hui, alors que les églises sont fermées aux paroissiens et que l’on célèbre Pâques à huis clos, c’est le moment parfait pour lancer une nouvelle “religion d’État” en Russie. Un nouveau culte, pour être précis, qui emprunte aux rites de l’orthodoxie, mais tend en réalité à remplacer le christianisme. Cela est présenté comme une “révélation” qui prend place dans le “temple principal” des forces armées russes, avec pour toile de fond la victoire dans la Seconde Guerre mondiale, à la mémoire de laquelle ce temple est justement dédié.
Une symbolique guerrière
Le culte bénéficiera ainsi de toute la portée de cette institution. Il aura aussi la bénédiction “par défaut” du patriarche de l’Église orthodoxe russe, qui, confiné à cause du coronavirus, pourra difficilement s’exprimer à ce sujet. Au reste, ce patriarche est devenu fort docile.
Concernant cette église en construction dans le Patriot Park, dans la région de Moscou, de nombreux commentateurs, croyants ou non, se sont dit frappés par une symbolique, un décor et un message renvoyant à une divinité guerrière – sorte de Mars ou de Péroun – très éloignée de l’image miséricordieuse du prédicateur de Galilée, qui a dit : “Tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée.”
Les mesures de l’église, sa hauteur et sa largeur, sont corrélées aux dates de la guerre, et les ferronneries du parvis fabriquées à partir de la fonte de trophées de guerre. L’édifice, couleur kaki, arbore des coupoles allongées rappelant des missiles balistiques prêts à frapper l’ennemi à n’importe quel point du globe. Dans le projet initial, tout cela paraissait déjà très peu compatible avec les traditions orthodoxes et le christianisme.
Des icônes, des faucilles et des marteaux
Or, s’inscrivant dans le cadre du “paradigme étatique” et conquis par le “culte de la victoire”, le patriarche Cyrille a par avance donné sa bénédiction à toutes ces expérimentations symboliques qui visent à transformer le christianisme en une religion martiale à travers cet immense artefact posé dans le Patriot Park. Pareilles expérimentations auraient tout à fait droit de cité si elles ne jouaient pas avec les images saintes telles que l’eucharistie, les reliques, les icônes, mélées à des étoiles, faucilles et marteaux, symboles de l’anticléricalisme.
Mais le clou du lancement de cette nouvelle religion russe se trouve sur les mosaïques qui immortalisent dans l’espace liturgique de cette église Vladimir Poutine, Sergueï Choïgou [ministre de la Défense], Valentina Matvienko [présidente du Sénat], Nikolaï Patrouchev [secrétaire du Conseil de sécurité] et “tous les autres saints de Russie” – la nouvelle assemblée des divinités de la Russie postorthodoxe et postathéiste. Curieusement, le patriarche Cyrille et son administration, pourtant toujours prompts à servir les caprices du pouvoir, n’y ont pas été intégrés.
Une banderole clamant “La Crimée est à nous !”
Au cœur de la nouvelle religion, la liturgie, même vidée de sa substance, laisse place aux parades militaires, à l’apparition de Poutine, aux lancements de fusées et autres rites sacrés du messianisme russo-soviétique. Naturellement, une fresque voisine a réservé une place au grand Staline et à ses généraux, qui furent pourtant nombreux à renier Dieu et à prôner l’athéisme.
Enfin, pour couronner l’iconostase, on peut voir un groupe de femmes exaltées devant une banderole clamant “La Crimée est à nous !” Cette phrase a sans doute vocation à remplacer la locution tout aussi laconique “Dieu existe !”
D’aucuns pourraient rétorquer que des personnages historiques, parfois jamais canonisés, ont pu être représentés sur les fresques des églises. C’est vrai, mais ils n’étaient pas les figures centrales de ces représentations, ils s’inscrivaient en toile de fond de tel ou tel événement sacré.
Un pompeux palais de la culture militaire
Au XXe siècle, on a vu apparaître dans les églises orthodoxes grecques des fresques “commerciales” représentant les mécènes et les sponsors donateurs de l’église. Une forme de piété qui n’a pas pris en Russie. Dans l’iconographie du grand temple des forces armées, il ne s’agit pas de remerciements ni de bénédiction de la part de l’Église.
En réalité, l’église y est rendue invisible : le ministère de la Défense construit ici son propre culte en aménageant ce qui était censé être une église dans le style d’un pompeux palais de la culture militaire. Ni plus ni moins.
Mais peut-être ne devrions-nous pas nous en offusquer, car tout cela “tombe sous le sens” ? Soixante-quinze ans ont passé depuis la fin de la guerre, ce qui est très peu à l’échelle de l’histoire. La victoire et autres grands achèvements soviétiques se sont produits sous le règne de l’athéisme d’État, alors que les croyants étaient marginalisés et souvent pourchassés.
Un panthéon de l’indignité nationale
Les premières tentatives de renaissance spirituelle en Russie ont à peine 30 ans, et il est difficile de les considérer comme un succès. Le patriarche Cyrille est plus un agitateur public, un politicien et un homme d’affaires que le guide spirituel d’un peuple en quête de sens.
L’unité de la société russe ne se niche pas dans l’orthodoxie ni dans la religion en général, même si les croyants ont du mal à l’admettre. Ainsi, ce temple est sans doute, au contraire, le monument le plus vrai qui ait été construit en Russie ces dernières années. Peut-être est-ce pour cela qu’il fait tellement peur à voir ?
Mais une question subsiste. Qu’adviendra-t-il de leurs fresques lorsque l’ère de Poutine, Choïgou, Matvienko et autres génies de l’humanité prendra fin ? Seront-elles détruites avec leur temple ? Ou en fera-t-on un panthéon de l’indignité nationale pour l’édification de nos descendants ?
Alexandre Soldatov
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