Le Liban croule sous une dette de 92 milliards de dollars, soit 170% du PIB. Jeudi 30 avril, le gouvernement présentait un plan de relance au Fonds Monétaire International (FMI) s’élevant à plus de 20 milliards de dollars. Face à la crise économique, les manifestations ont repris même en plein confinement.
En octobre 2019, la crise économique avait déjà été l’un des déclencheurs d’un soulèvement inédit contre la classe politique, inamovible depuis des décennies et accusée de corruption et d’incompétence. Comment le pays peut-il se sortir d’une crise aussi profonde ? Éléments de réponse avec Ziad Majed, chercheur et politiste franco-libanais, professeur à l’Université américaine de Paris.
TV5MONDE : Depuis quand les manifestations ont-elles repris au Liban ?
Ziad Majed : Cela fait une semaine que les manifestations ont repris au Liban. Même avec la crise du coronavirus, les gens défient le confinement. Au début, ils sortaient à vélo et en voiture. Ils se sont ensuite retrouvés dans de grands rassemblements, notamment à Tripoli.
Pourquoi Tripoli ?
Ziad Majed : C’est la deuxième plus grande ville du pays, il y a beaucoup de chômeurs, et une grande partie des résidents des quartiers populaires ont des métiers journaliers. S’ils ne travaillent pas, ils n’ont pas de salaire, pas d’assurance maladie, pas d’assurance sociale, et bien que Tripoli soit également la ville de trois des plus grandes fortunes du pays, la pauvreté a toujours été importante parmi ses habitants. Elle a été instrumentalisée par certains responsables, pour mobiliser au niveau électoral et confessionnel. En un sens, la ville en elle-même incarne le malheur libanais.
La répression de l’armée lors des dernières manifestations a été violente…
Ziad Majed : En effet. Ce n’est pas une tradition au Liban, en comparaison aux autres pays de la région. Mais cette fois, l’armée a ouvert le feu, il y a eu un mort et plusieurs blessés, ce qui a provoqué de la colère et des réactions dans les villes du pays. Des gens sont descendus dans la rue en solidarité avec Tripoli. Aujourd’hui, de jeunes manifestants sont en train de reconstruire le camp de la liberté sur la Place des Martyrs à Beyrouth. Et plusieurs manifestations ont eu lieu à Saïda dans le sud et dans d’autres régions.
Comment se traduit la crise économique pour les Libanais ?
Ziad Majed : Depuis octobre dernier, les banques sont quasiment fermées. Elles n’ouvrent que quelques heures et les gens ne peuvent pas retirer leur dépôt. On leur permet, en fonction de ce qu’ils ont sur leur compte ainsi que les pistons et contacts qu’ils ont, de retirer jusqu’à 1 000 dollars toutes les deux semaines. Mais la majorité des gens ne peuvent retirer qu’entre 50 et 200 dollars.
Dernièrement, les banques ont décidé de ne plus délivrer de l’argent qu’en livre libanaise, sauf qu’une partie des gens avaient fait leur dépôt en dollars, car c’est une garantie au niveau du pouvoir d’achat. Or, la livre libanaise a été dévaluée sur le marché noir. Aujourd’hui, un dollar représente presque 4 000 livres libanaises sur le marché noir, tandis que les taux officiels tournent toujours autour de 1 500 livres libanaises pour un dollar. Les Libanais accusent des pertes colossales de pouvoir d’achat. Même ceux qui travaillent avec des ONG, dans le secteur privé ou qui reçoivent des virements de l’étranger en dollars ne peuvent les retirer qu’en livre libanaise, parce que les banques n’ont plus suffisamment d’argent pour pouvoir en verser à tout le monde.
Où est passé l’argent des Libanais ?
Ziad Majed : Au cours de ces dernières décennies, il a été prélevé par la banque centrale contre des taux d’intérêt extrêmement élevés. Les banques privées ont ainsi accumulé des milliards de dollars de profits et de gains. La Banque Centrale, de son côté, a continué à répondre à la demande d’emprunt des gouvernements successifs et ces derniers ont pris cet argent avec la promesse de le rembourser en échange de taux d’intérêts très importants. Or, bon nombre de cet argent a été dépensé dans des réseaux de clientélisme et une partie « s’est évaporée » à cause de la corruption et de la très mauvaise gestion des ministères, notamment celui de l’électricité, sans que la croissance économique ou les collectes d’impôts ne puissent combler les déficits.
Quand peut-on envisager une sortie de crise pour le Liban ?
Ziad Majed : Le Liban fait actuellement les frais de la corruption de la classe politique, de la mauvaise gestion du pouvoir, d’un clientélisme relié au système confessionnel et de plans économiques irréalistes et comptant souvent sur l’aide de l’étranger. Ces aides se sont arrêtées, parce que le Hezbollah (parti politique islamiste chiite, siégeant au gouvernement, ndlr) s’est « grillé » avec la plupart des gouvernements arabes. Il est sous le coup de sanctions américaines.
Par ailleurs, la France avait mobilisé certains de ses partenaires pour venir au secours du pays mais l’aide était conditionnée par certaines réformes qui ne sont jamais intervenues. Le Liban se trouve donc face à un cercle vicieux et à une crise économique qui est en train d’écraser la classe moyenne et les classes les plus démunies. La sortie de crise n’est pas pour bientôt. La faillite financière et économique va se poursuivre, elle aura plus d’impact sur certaines classes sociales, il y aura donc de plus en plus de manifestations, de plus en plus de tensions. Et le gouvernement reste actuellement dans la même logique de mauvaise gestion avec une volonté, cette fois, de se tourner vers le Fonds Monétaire International (FMI). Vraisemblablement une baisse des dépenses publiques. On est loin d’une sortie de crise.
Pourquoi le président Michel Aoun cristallise les tensions ?
Ziad Majed : Le président de la République semble être complètement à côté de la réalité, avec des discours qui, chez une bonne partie des Libanais, ne provoquent que la moquerie. Il fait comme si les choses allaient dans la bonne direction. On a rarement vu un président aussi déconnecté, même si dans le passé, plusieurs de ses prédécesseurs étaient eux aussi loin des réalités sociales, en matière de gestion de crise.