La série Justiciers [Zastoupniki en version originale, diffusée sur Pervy Kanal, la première chaîne de télévision russe] est comme souvent tirée d’un livre – ici, les Mémoires de Dina Kaminskaïa (1919-2006), avocate célèbre pour avoir défendu de nombreux dissidents dans les années 1960-1970. Ceux qui l’ont connue regrettent la perte d’étoffe du personnage à l’écran, réduit à sa seule fonction. Les affaires que l’on suit dans les deux premiers épisodes ne proviennent pas des Mémoires de Kaminskaïa ; ils apparaîtront naïfs et fantaisistes même à ceux qui sont peu au fait des réalités de cette époque.
Des incohérences qui sautent aux yeux
D’abord, l’affaire d’un membre du Komsomol [Jeunesses communistes] qui aurait donné “par erreur” au recyclage les œuvres complètes de Lénine. De pareils cas ont existé, mais dans les années 1970. Et aucune condamnation n’a jamais été relatée pour cela, qui plus est dans les années 1960. Finalement, cette affaire ressemble plutôt à ces histoires d’horreur que l’on se racontait après l’extinction des feux, en camp de pionniers : “C’est l’histoire d’un type qui apporte au recyclage les œuvres complètes de Lénine. Quand, soudain, une main noire surgit devant lui…” Quant à l’affaire suivante, deux adolescents accusés de renseigner les Américains parce qu’ils auraient pris en photo un site secret, elle est issue d’un folklore plus tardif, postsoviétique.
Ces incohérences sautent aux yeux, comme le fait que les auteurs ont cherché à peindre un tableau globalement positif de la vie soviétique – un téléphone fixe dans chaque maison au milieu des années 1960 (!), chaque avocat doté d’une Volga [marque soviétique d’automobiles haut de gamme]…
Une héroïne sans passé
Pour éviter les critiques, les créateurs de la série ont modifié le nom de l’héroïne et l’ont rajeunie de près de quinze ans. Ici, elle s’appelle Nina Metlitskaïa (interprétée par Marina Vorojichtcheva). Extrait du dossier de presse : “Nina est une jeune avocate ambitieuse prête à accepter les affaires les plus complexes. La jeune femme a l’opportunité d’intégrer la Filiale no 1, le meilleur cabinet d’avocats de toute l’Union soviétique.” Or le fait est que, dans les années 1960, les gens comme Dina Kaminskaïa devenaient avocats après des années de pratique en tant que juristes. C’est seulement ainsi qu’ils arrivaient à obtenir des résultats.
Notre héroïne n’a pas non plus de passé, ce qui est très commun dans les séries russes. Les héros peuvent avoir 25 ou 30 ans, mais donnent l’impression d’être nés à l’instant, de la seule volonté du réalisateur et du scénariste. Pourtant, lorsqu’il s’agit de professions socialement exposées ou de personnalités, on ne peut négliger leur passé, ou plutôt sa représentation. N’importe quel personnage des années 1960, même jeune, a eu son destin influencé par deux événements majeurs : la répression [stalinienne] et la guerre. Il ne peut y avoir de personnage soviétique des années 1960 qui n’ait vécu ces expériences tragiques.
Une profession à part
Pourquoi la véritable Kaminskaïa défendait-elle des cas désespérés ? Qu’est-ce qui la poussait à affronter les services de sécurité ? Pourquoi son métier d’avocat était-il devenu le centre de sa vie ? Parce qu’en représentante typique de sa génération, elle avait reçu une immense bouffée d’espoir après le XXe Congrès du Parti, qui avait dénoncé le stalinisme [il s’était tenu en 1956, trois ans après la mort de Staline]. Concrètement, ceux qui voulaient être avocats, comme Kaminskaïa, le faisaient pour “racheter les fautes des avocats de 1937 [année de la grande terreur stalinienne] et leur inaction”.
Les auteurs n’expliquent pas quelle place occupait alors un avocat de la défense dans la société soviétique. Or il s’agit d’une place unique ! Voulant faire la démonstration de l’indépendance formelle des avocats vis-à-vis de l’État, le pouvoir soviétique avait en quelque sorte sorti les avocats du “système socialiste”. Ceux-ci ne recevaient pas leur salaire de l’État, à l’inverse de 99,99 % des employés soviétiques. Ils vivaient du versement des honoraires des usagers de l’Ordre des avocats. Les auteurs de la série tentent par tous les moyens de montrer à quel point l’héroïne est une femme soviétique typique en dehors de son travail. Mais là est justement leur erreur. Kaminskaïa écrit que la position sociale particulière des avocats en URSS influait sur leur perception du monde ; l’argent manquait parfois pour vivre, mais en attendant les avocats se sentaient beaucoup moins dépendants de l’État, ce qui les poussait à se comporter de manière plus libre, y compris au quotidien.
Une héroïne hors du commun
Or tout cela est absent de la série, et ce manque de profondeur gâche le spectacle. Cependant, il faut souligner que Pervy Kanal a choisi pour cette série un personnage principal peu commun, au milieu du flot habituel de représentants de la loi “droits et honnêtes” : une héroïne à la profession peu héroïque, qui s’attelle à des affaires perdues d’avance en voulant défendre des citoyens contre le système. Ainsi, les épisodes suivants retracent des procès de dissidents célèbres : Vladimir Boukovski (dans l’affaire de la manifestation du 22 avril 1967), Iouri Galanskov (avec le “procès des quatre”, 1967), Anatoli Martchenko (1968), Larissa Bogoraz et Pavel Litvinov (l’affaire de la “manifestation des sept”, 25 août 1968).
En toile de fond, on suit tout au long de la série l’affaire dite “des garçons” (ces adolescents condamnés pour le viol et le meurtre d’une camarade de classe), entièrement fabriquée par les enquêteurs. Ce fait divers retentissant, couvert à l’époque par des journalistes et des écrivains célèbres, est ici revisité pour la première fois à l’écran.
Les dissidents ne sont pas ridiculisés
Il faut également saluer le travail de rédaction des dialogues : les personnages ne parlent pas une novlangue de bureaucrates des années 2000, mais un langage qui “colle” étonnamment à l’époque. Par exemple, lorsqu’on lui propose du sucre pour accompagner son café, l’héroïne répond “pas de semoule, merci”. En effet, les Soviétiques disaient souvent “semoule” pour parler du sucre. “Vous devriez mettre de l’ordre dans votre vie morale et sexuelle” – oui, c’est bien ce qu’aurait pu dire une juge peu instruite à un couple désireux de divorcer. Florilège d’expressions de l’héroïne pour décrire un procès soviétique : “une conception de la loi illégale”, “c’était comme au cirque, sauf que ça finit par une mise à mort”.
La chaîne a sans doute dû simplifier les personnages et les situations pour préparer le spectateur à entrer dans une thématique plus complexe qu’à l’accoutumée, puisqu’il s’agit finalement de parler de ceux qui se sont battus “pour votre liberté et la nôtre”. Dans les autres séries traitant de cette époque, les dissidents sont des personnages pitoyables et ridicules. Ici, ce n’est vraiment pas le cas. Chapeau bas aux auteurs qui se sont attaqués à un thème rare dans les productions populaires.
Andreï Arkhanguelski
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