« Dernière semaine d’école à la maison avant les vacances. Besoin de beaucoup d’imagination pour que ça tienne du côté des enfants (et côté parents aussi…) », tweete Caroline de Haas, du collectif #NousToutes. « Pour la dictée, j’ai inversé l’exercice, il doit me corriger », poursuit-elle. « Et pour la poésie, pas de recopiage, on fait plutôt un puzzle », conclut-elle. On ne peut que tirer notre chapeau, ainsi qu’à cette mère qui énumère « une partie des activités » de son fils qui est en moyenne section de maternelle : « Pâte à modeler pour la motricité fine, écrire son prénom en pâte à modeler, jouer avec les chiffres grâce à la Chenille des chiffres… » Reste que les images de bureaux bien rangés avec l’ordinateur allumé, une pile de livres à côté et l’enfant concentré sur les devoirs qu’il vient de recevoir ne rendent pas compte de l’envers du décor : des parents obligés d’endosser le rôle d’enseignant sur leur temps de télétravail, qui ne se souviennent plus de ce qu’est une fraction, ne savent pas comment s’y prendre pour expliquer les homophones, paniquent à l’idée que leur enfant prenne du retard sur le programme et s’énervent quand il décroche.
En cause : le dogme de la « continuité pédagogique » défendu par le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer qui a demandé aux enseignants d’envoyer des séries d’exercices et de devoirs à leurs élèves, si bien que les familles sous pression se sentent tenues d’assurer que les leçons soient sues. « Il faut une éducation plus détendue. Ce schéma de durcissement d’une pédagogie scolaire qui s’impose dans les familles va créer des problèmes », prévient le psychopédagogue Bruno Himbeeck. « Il faut lâcher la bride aux contenus scolaires, laisser la pédagogie implicite s’installer dans les familles, utiliser ce qui fait plaisir à l’enfant pour en faire un contenu pédagogique, faire une dictée à partir d’un dessin animé comme Bob l’éponge est beaucoup plus intéressant que d’obliger son enfant à se mettre à ses devoirs qui sont une source de tensions, créent des drames… On met de la tension sur le lien pédagogique au lieu de l’assouplir », ajoute-t-il. « Cette période est très stressante. Il faut faire attention à ne pas ajouter des conflits familiaux », abonde Philippe Meirieu, spécialiste des sciences de l’éducation dans une interview donnée au journal Libération. Pour lui non plus, le métier de professeur ne s’improvise pas. C’est pourquoi il suggère plutôt aux parents d’« organiser des tas d’activités éducatives : cuisiner, bricoler ou dessiner. Ils peuvent aussi demander à leur enfant de raconter sa BD ou son livre favoris ou même de les initier à un jeu vidéo. Ils peuvent regarder des émissions avec lui et en discuter après. Ils peuvent l’inciter à écrire un journal de bord, des lettres, des poèmes ou des critiques de films. Et même le pousser à échanger ces écrits avec ses copains ».
Aussi est-il temps d’accepter de lever le pied pendant le confinement. Ce que laisse entendre une institutrice de Caen dans une lettre adressée aux familles : « Ne vous inquiétez pas qu’ils régressent à l’école. Chaque enfant est dans ce bateau et tout ira bien. Lorsque nous serons de retour en classe, nous corrigerons tous les cours et les rencontrerons là où ils se trouvent. Les enseignants sont des experts en la matière ! », rassure-t-elle. « Ne choisissez pas de bagarres avec vos enfants parce qu’ils ne veulent pas faire de mathématiques. Ne criez pas à vos enfants de ne pas suivre le programme. N’imposez pas deux heures de temps d’apprentissage s’ils y résistent. » Source de tensions, le concept de continuité pédagogique est par ailleurs trompeur. Car tous les enfants ne sont pas logés à la même enseigne. « Ce modèle de continuité pédagogique numérique correspond à un modèle d’élève précis : celui des couches sociales supérieures bénéficiant du cadre de travail et de toutes les aides techniques et pédagogiques dans le cadre familial », estime Marc Douaire, président de l’Observatoire des Zones Prioritaires sur le site du Café pédagogique. « Certains parents en Seine-Saint-Denis ne parlent tout simplement pas français ou encore ont des difficultés avec la langue française à l’écrit donc des difficultés à suivre leurs enfants », précise en effet la FCPE-93. « Dans de nombreuses familles les parents « télé-travaillent », il leur est donc difficile de suivre en même temps le travail scolaire de leur enfant, ajoute l’association de parents d’élève. Difficulté encore accentuée lorsqu’il y a plusieurs enfants, ce qui est largement répandu. » Ou un seul parent… Sans oublier les obstacles techniques : il est plus compliqué, voire impossible, d’accéder aux contenus numériques dans les familles qui n’ont pas d’ordinateur ou qui se le partagent. Une chose est sûre, 5 à 8% des élèves ont été « perdus » par leurs professeurs qui n’arrivent plus à les joindre. De quoi conforter la crainte exprimée par de nombreux professionnels de l’éducation qu’en l’état, la volonté de maintenir un enseignement à distance contribue à creuser les inégalités.
La pression qui règne dans le pays révèle-t-elle une culture de la performance à la française ? « Votre modèle est très différent du belge », affirme Bruno Humbeeck qui enseigne à l’université de Mons. Pendant qu’en France les enseignants ont dû bricoler des solutions en urgence en l’absence de directives précises, au risque de renforcer les disparités, la Belgique n’a pas attendu pour préciser un cadre commun qu’elle a d’emblée voulu déculpabilisant. À savoir que les travaux ne peuvent en aucune manière porter sur des apprentissages qui n’ont pas été abordés préalablement en classe et les travaux à domicile ne peuvent pas faire l’objet d’une évaluation sommative, mais bien d’une évaluation sans notation. Reste que seul le Québec a osé décréter une « pause pédagogique ».
Marion Rousset