Dans sa livraison du jeudi 16 avril, l’hebdomadaire allemand Die Zeit s’interrogeait [1] : « Emmanuel Macron devient-il socialiste ? » Ce terme, sous la plume de ce journal, est évidemment infamant, mais l’examen des décisions gouvernementales, à commencer par le deuxième projet de loi de finances rectificatif (PLFR) en discussion au Parlement, devrait suffire à rassurer les auteurs de cet article.
Certes, le PLFR prévoit une aide massive à l’économie, soit 110 milliards d’euros, à laquelle s’ajoute une garantie d’État pour les prêts aux entreprises de 300 milliards d’euros. En tout donc, on est sur un coût potentiel de 17 % du PIB de 2019. Mais en Allemagne, l’ensemble des mesures de soutien atteint 750 milliards d’euros, soit pas loin de 22 % du PIB [2]. L’effort français n’est donc pas plus « socialiste » que celui de l’Allemagne.
Ces termes sont, du reste, un peu vides de sens. L’ensemble de l’économie capitaliste mondiale est actuellement « socialiste » : l’État tente de sauver ce qui peut l’être alors que l’activité est mise à l’arrêt par les mesures de confinement. Pour éviter l’effondrement qui va de pair avec la mise à l’arrêt de secteurs entiers, les États compensent. C’est, si on veut, une forme de socialisme temporaire, mais cela ne dit rien du régime économique dominant. Ce qui compte, c’est pourquoi et comment les autorités décident de se substituer à l’économie marchande. Or, de ce point de vue, la stratégie du gouvernement français est à l’image de sa stratégie sanitaire : elle manque singulièrement de vision.
Le deuxième PLFR amplifie ainsi le soutien à l’économie parce que celle-ci s’effondre un peu plus. En mars, Bercy ne prévoyait qu’une baisse de 1 % du PIB en 2020, désormais il table sur un recul de 8 %. En conséquence, son soutien direct dans l’économie passe de 42 à 110 milliards d’euros. Cela reste, au regard de la situation, modeste. Ce 19 avril, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a estimé que l’économie française aura enregistré un manque à gagner de 120 milliards durant les huit semaines de confinement.
Il y a donc une substitution pure et simple qui traduit la stratégie actuelle du gouvernement : celle d’une « congélation » de l’économie. L’idée est de préserver au maximum les revenus des uns et des autres pour préserver la reprise. Plus les revenus baissent, plus la facture pour le gouvernement augmente. Et plus il est donc nécessaire de placer des dépenses publiques en face de la récession. Ce n’est pas pour rien que le principal poste de dépenses de ce PLFR-2 est le chômage partiel (42 milliards d’euros) qui, désormais, selon le ministère du travail, concerne la moitié des salariés français, soit 9,6 millions de personnes.
Cette stratégie est donc celle du pompier : on intervient pour tenter de contenir les foyers d’incendie. Devant la dégradation de la situation sociale de certaines catégories, il a fallu augmenter, là aussi, temporairement, les dépenses sociales. Les personnes au RSA et à l’ASS bénéficieront ainsi d’un chèque bienvenu de 150 euros par personne et 100 par enfant. De même, le fonds de solidarité pour les auto-entrepreneurs, artisans ou indépendants est multiplié par sept, de 1 à 7 milliards d’euros pour permettre de verser 1 500 euros à ces personnes qui auraient perdu leur activité sans bénéficier de filet de protection social.
Tout cela relève donc de mesures d’urgence, mais qui traduisent aussi une certaine vision de l’économie. Le gouvernement s’appuie sur un maintien et un rebond de l’existant. Certes, le prologue du PLFR-2 montre bien qu’il ne se fait guère d’illusion sur une reprise rapide, au reste impossible dans le contexte d’un déconfinement progressif et lent. Mais néanmoins, il n’y a pas de projet de transformation de l’économie. Le premier ministre Édouard Philippe l’a confirmé dimanche 19 avril dans sa « conférence de presse ». « Il s’agit de sauvegarder notre potentiel productif », a-t-il avancé.
Mais cela sera-t-il suffisant et est-ce pertinent ? Il ne s’agit pas de remettre en cause la politique de sauvegarde universelle des revenus mise en place pendant le confinement. Après tout, c’est une décision politique qui répond à des manques de politiques publiques de santé. Le moins que l’on attend alors de l’État est bien qu’il assure la continuité des revenus de chacun. Mais cette attitude passive ne saurait suffire.
Le gouvernement a ainsi développé le chômage partiel sur le modèle de celui de l’Allemagne en espérant un même effet qu’en 2009 dans ce pays. C’était le modèle maintes fois avancé par Bruno Le Maire, le ministre de l’économie et des finances. Effectivement, pendant le gros de la crise de 2008, le Kurzarbeit, le chômage partiel allemand, avait permis de conserver les emplois en poste pendant quelques mois avant que la demande ne reparte rapidement sous l’effet du plan de relance chinois principalement en mars 2009. L’Allemagne avait alors évité un effondrement de l’emploi à la différence de la France qui, il est vrai, au même moment, subventionnait les heures supplémentaires.
Mais ce schéma est-il le bon pour cette crise et pour la France ? L’économie française dépend beaucoup moins que l’allemande de la reprise mondiale. De plus, cette fois, l’effet d’une relance massive chinoise, qui est de fait pratiquée depuis douze ans, s’est émoussé. Le niveau de la demande mondiale et nationale sera plus faible beaucoup plus longtemps et cela rend le chômage partiel moins efficace. Les entreprises contribuent en effet à cette mesure. Selon l’OFCE [3], les entreprises absorbent encore 33 % de la baisse totale du revenu nationale, malgré les aides de l’État. Si la demande ne repart pas vite, elles devront ajuster leurs coûts à leur chiffre d’affaires et licencier. Certaines ne pourront pas éviter la faillite. Édouard Philippe a eu raison de dire que les Français étaient mieux lotis que les Étasuniens, où le chômage a explosé en quelques semaines, mais ce n’est peut-être que partie remise.
Dès lors, la stratégie économique actuelle ne peut se limiter à colmater les brèches de l’économie marchande. Elle doit nécessairement chercher à influer sur son cours pour la rendre plus soutenable et créer les futurs emplois là où ils seront plus solides. D’où la question sur la pertinence d’une simple « congélation » de l’économie. Compte tenu de la nouvelle situation sanitaire qui est appelée à durer, certains secteurs apparaissent clairement comme moins stratégiques que d’autres. C’est notamment le cas de ceux du tourisme ou des transports aériens. Sauvegarder le niveau de vie de ces salariés est utile, mais est-ce utile de sauver à tout prix toutes les entreprises de ces secteurs ?
Tout se passe comme si le gouvernement reste attaché à une stratégie élaborée au début de la crise, mais qui ne tient plus guère. Et qui est, d’ailleurs, sans rapport avec son propre discours. Car si la crise va durer, avec une reprise lente, alors comment continuer à mener une politique passive pour sauvegarder l’existant en attendant la reprise ? Il y a là une incohérence sur laquelle le gouvernement ne s’étend guère.
Une absence de vision d’avenir
Une telle stratégie ne se comprend que par un manque complet de vision d’avenir. L’avenir envisagé par le gouvernement que comme la poursuite du passé, ce que confirme le terme de « sauvegarde » d’Édouard Philippe. Et c’est aussi ici que se placent deux absences cruelles du PLR-2 : celle de la conditionnalité et celle de la politique fiscale.
Puisqu’au fond, on ne veut rien changer, on n’entend pas bouger la politique fiscale qui est perçue par le gouvernement, comme l’a avancé récemment Gérald Darmanin, le ministre de l’action et des comptes publics, comme « une réussite ». En refusant d’avoir recours à des contributions exceptionnelles, courantes en temps d’urgence sous forme de prêts forcés ou d’impôts exceptionnels, le gouvernement trahit sa vision de « l’après » : la poursuite de la concurrence fiscale pour attirer les « investisseurs ». Or, qui dit stabilité de la fiscalité dit économies sur les services publics et de Sécurité sociale.
Sur le plan de la conditionnalité, c’est là aussi un refus complet de la part du gouvernement. Le PFR-2 prévoit une enveloppe de 20 milliards d’euros pour que l’État vienne au secours de plusieurs grandes entreprises, dont Air France. Le député Matthieu Orphelin, ex-LREM, avait déposé un amendement pour conditionner cette aide à un engagement ferme des entreprises concernées de respecter à moyen terme les objectifs climatiques de la France prévus dans l’accord de Paris. La majorité a rejeté cette proposition assez modérée (qui ne demandait pas des actes immédiats) et s’est contentée de commander un rapport a posteriori sur la « responsabilité sociale des entreprises ».
C’est un refus très parlant de la stratégie gouvernementale. Pour Bercy, toute contrainte sur les entreprises viendrait détruire des emplois. En réalité, faute de conditions strictes aux aides de l’État, ils le seront néanmoins au nom de la compétitivité et de la rentabilité et la France prendra du retard sur les sujets phares de demain : santé, environnement, social. Il y aurait une autre voie : une sauvegarde du niveau de vie des salariés, ainsi que de mesures de formation et d’investissement dans des domaines d’avenir. Le gouvernement ne le voit cependant pas ainsi : la priorité est à la protection des grandes entreprises, à tout prix. Parce qu’il croit intrinsèquement que tout se jouera demain dans le secteur privé. On a connu plus « socialiste »…
Dans un autre domaine, le gouvernement confirme cette stratégie. Au début de la crise, et non sans raison, il avait insisté sur le maintien des délais de paiement, notamment ceux envers les PME. C’est un élément clé : elles ne pourront survivre si les grandes sociétés font leur trésorerie à leurs dépens. Et celles qui ne seront pas payées ne pourront pas régler leurs fournisseurs. Bruno Le Maire avait prévenu que les mauvais payeurs pourraient bien ne pas avoir droit au soutien de l’État.
En réalité, aucun report de charge n’a été refusé jusqu’ici, d’après Bercy, preuve que l’on ne s’est guère soucié de ce domaine. Et Bercy s’est contenté de publier une liste… des « bons payeurs », continuant à taire les mauvais. Outre que l’État est ainsi venu appuyer la communication de ces entreprises, elle empêche de vérifier que le gouvernement ne distribue pas aux mauvais payeurs une partie des 20 milliards d’euros cités plus haut ou une partie de la dette garantie…
Cette politique est clairement conservatrice. Elle tranche avec celle portée par le gouvernement de centre-gauche du Danemark qui a renforcé son plan de soutien samedi 18 avril. Celui-ci, relativement classique, s’élève à 100 milliards de couronnes danoises, soit 13 milliards d’euros ou 4,1 % du PIB. Néanmoins, le ministre des finances du royaume, Nicolai Wammen, a conditionné cette aide au non versement de dividendes, au rachat d’actions et aussi à une non-présence dans les paradis fiscaux tels que définis par l’UE [4]. Certes, cette liste européenne est très contestable et la condition est assez faible, mais c’est un message clair : on ne peut réclamer l’aide de l’État si on réalise une politique fiscale d’évitement. La Pologne, dirigée par un gouvernement de droite nationaliste, avait pris la même décision le 8 avril dernier [5].
Ces mesures sont en partie symboliques, mais elles traduisent une volonté de modifier le rapport de force entre multinationales et État. Elles indiquent, en filigrane, que les gouvernements sont prêts à sacrifier certains emplois pour empêcher des pratiques qui, au bout du compte, sont des plus dommageables pour la communauté et l’emploi.
En France, on se contente de grands discours sur « le nouveau capitalisme » à inventer qui devrait être « plus respectueux » et moins « inégalitaire » pour reprendre les mots de Bruno Le Maire. Mais on refuse tout passage à l’acte. La seule condition arrachée à Bercy a été une invitation à suspendre le versement de dividendes qui n’a guère eu d’effet [6]. Pour le gouvernement, toute condition placée devant une entreprise est une entrave à son développement. L’État doit donc l’aider en cas de crise sans demander quoi que ce soit à part qu’elle reparte de plus belle après la crise pour assurer la prospérité du pays. On a du mal à voir une logique qui diffère de « l’ancien » capitalisme néolibéral.
Cela est évidemment de très mauvais augure pour le plan de relance sur lequel travaille Bercy actuellement [7]. Pour le moment, on est bien en peine d’y voir des éléments nouveaux. Bruno Le Maire répète les mêmes vieilles antiennes de « mesures fiscales ciblées » pour certains secteurs, comme la rénovation thermique ou les voitures électriques. Mais ces politiques menées depuis des années n’ont jamais été à la hauteur des enjeux. Toujours obsédés par les impôts, les économistes mainstream qui conseillent le gouvernement, restent favorables à de nouvelles baisses de la fiscalité, notamment sur la production. Là encore, ce serait rester dans un positionnement de confiance absolue aux choix des entreprises, sans contraintes. C’est la politique d’avant la crise. Il n’y a pas de raison qu’elle soit plus efficace après.
Devant cette crise qui a commencé et qui va se poursuivre longtemps, le pays va avoir besoin d’investissements publics forts pour réamorcer la pompe économique dans les secteurs qui sont cruciaux : environnement, santé, secteur social. La crise du coronavirus montre avec éclat les manques de notre système de santé et de notre système de prise en charge des personnes âgées. Elle montre aussi la nécessité de prendre en compte ce que les économistes néolibéraux appellent des « externalités » et qui sont en réalité des données intrinsèques à notre monde : la dégradation de la biodiversité et le changement climatique. Là aussi, rien ne remplacera l’investissement public. Enfin, il faudra en passer par une vision à long terme détachée de l’obsession du profit, donc par une nouvelle forme de planification qui prenne en compte ces nouveaux risques.
Enfin, l’enjeu de la reprise, ce seront les inégalités. Comme on l’a vu, dans le cadre d’une reprise lente, le chômage partiel ne tiendra pas longtemps. Le vrai chômage risque d’exploser, provoquant des situations sociales dramatiques. Et déjà dans les secteurs les plus pauvres de la société, on ressent les effets de la crise. Plus que de sauvegarder la vie d’entreprises condamnées par le changement des temps, il semble urgent d’offrir un filet de sécurité plus solide aux plus pauvres et, pour cela, de développer l’assurance-chômage et même la garantie de l’emploi. À l’inverse, le gouvernement entretient un savant flou sur l’avenir de la réforme de l’assurance-chômage encore prévue au 1er septembre et qui frappera de plein fouet les plus fragiles. Ce flou n’est pas un hasard : il traduit le maintien de l’idée que la flexibilité du marché du travail et des « incitations » pour les chômeurs fonctionne encore. Plutôt que de contraindre les entreprises, on préfère contraindre les salariés et les chômeurs. Alors que les entreprises devront reconstituer leurs marges, la pression risque donc de porter d’abord, et assez classiquement en l’absence de rapport de force, sur le monde du travail et les plus fragiles.
Réfléchir à tout cela semble hors de portée d’un gouvernement enfermé dans ses certitudes d’avant la crise. S’il en fallait un exemple, il suffirait de citer les économistes qui participent à la conception du « plan de relance » : Jean Pisani-Ferry, Philippe Martin du Conseil d’analyse économique, Gilbert Cette et Olivier Garnier, de la Banque de France, Élie Cohen… Des partisans convaincus de l’actuel gouvernement qui ont tous plus ou moins participé à son programme présidentiel et ont défendu sa politique. Tous sont convaincus des vertus de la concurrence et ont une vision smithienne de la société. Aucun n’est capable de construire un nouveau paradigme : ils sont les représentants les plus évidents de l’ancien.
Pourtant, il semble que l’heure n’est certainement pas de faire une confiance aveugle aux entreprises en comptant plus que jamais sur la magie de la main invisible, mais tout au moins de diriger et de remplacer les actions du secteur privé par des mesures énergiques. Si le gouvernement croit réellement dans son « nouveau capitalisme », il doit tenter de le construire dès à présent. Mais il n’en est qu’à cacher ses solutions de fonds de tiroir par des discours sucrés. Si la presse allemande y voit du socialisme, avouons que c’est un socialisme de pacotille…
Romaric Godin