Luis Sepulveda était un grand écrivain et ses œuvres, traduites dans plus de 60 langues, ont connu un succès mondial.
Luis Sepulveda était aussi un militant. Adhérent du Parti communiste chilien dès l’âge de 12 ans, il avait rapidement évolué vers un engagement plus révolutionnaire. Ces dernières années, il avait pris de la distance avec les débats dans la gauche socialiste et révolutionnaire.
Luis Sepulveda nous était aussi très proche parce qu’il avait participé, en pratique et les armes à la main, à tous les débats du mouvement révolutionnaire du début des années soixante-dix au milieu des années quatre-vingt.
Aux origines de son engagement
Luis Sepúlveda est né le 4 octobre 1949 à Ovalle (Chili). Petit-fils d’un Andalou anarchiste (du côté paternel), contraint de fuir l’Espagne pour s’exiler en Équateur puis au Chili, et d’un chef indien Mapuche du Chili (par sa mère), il s’était engagé dès ses 12 ans auprès des jeunesses communistes. Militant des JC, il poursuit ses études tout en commençant à publier des textes de poésie dès l’âge de 17 ans.
Luis Sepulveda restait assez peu loquace sur ses années estudiantines. Il aurait été engagé par la Stasi (services secrets est-allemands) et aurait suivi une formation militaire. En tout cas, à la prise de pouvoir par l’Unité populaire dirigée par Salvador Allende en 1971, il n’est plus membre du PC (exclu en 1968) mais milite dans la tendance de gauche du PS « Ejercito de Liberacion Nacional », proche du MIR (Movimiento de la Izquierda Revolucionaria, dirigé par Miguel Enriquez). Il fait partie de la garde rapprochée et armée du président Salvador Allende (1908-1973) et reste dans la clandestinité pendant presque deux ans pour lutter contre la dictature d’Augusto Pinochet [1] instaurée suite au coup d’État du 11 septembre 1973 [2]. Dénoncé, il sera condamné à vingt-huit ans de prison pour trahison et conspiration, puis déchu de sa nationalité.
Grâce à une large campagne internationale menée par Amnesty International Allemagne, il est libéré en 1977 en échange d’un exil en Suède. Il se soustrait à cet exil et devient vagabond en Amérique Latine. Il séjournera plus d’une année auprès des indiens Shuars en Équateur [3] avant de rejoindre la Colombie où se mène une grande campagne de soutien à la lutte des Sandinistes pour libérer le Nicaragua. Il se retrouve en 1979, membre de la Brigade des Volontaires internationalistes Simon Bolivar (BSB). Après la joie de la victoire, les brigadistes sont priés de rester sage et de ne pas se mêler de la révolution en cours. Il connaîtra donc l’emprisonnement dans une prison dirigée par la Stasi à Managua avant d’être expulsé en Europe. Il en gardera une profonde amertume mais ne remettra pas en cause son engagement du côté des oppriméEs.
Le militant armé
Le parcours politique de Luis Sepulveda qui, à ma connaissance, ne fut jamais « trotskyste » traverse l’histoire de notre courant. L’expérience d’Unité Populaire au Chili (1971-1973) nous percutait directement par ses réalisations et la mobilisation populaire qu’elle suscitait. Les partis réformistes (PS et PC) la prenaient en exemple pour la mise en œuvre pacifique de leur « Programme commun » en cachant la mobilisation populaire, l’auto-organisation des masses et les menaces de coup d’État militaire au Chili. De notre côté, nous insistions pour une prise de contrôle totale de l’économie et l’armement de milices pour protéger le processus. Le gouvernement d’Unité Populaire était profondément divisé et ne prit pas les mesures nécessaires afin de ne pas rompre avec la Démocratie chrétienne chilienne et de ne pas effrayer l’impérialisme. Moscou et ses séides ne voulaient pas de la révolution tandis qu’Allende était plus sensible aux mouvements des masse et aux pressions de sa gauche. C’est dans ce cadre que fut formé le GAP, milice de protection armée d’Allende.
Luis Sepulveda, en raison de sa formation militaire, en fut membre. Ces quelques centaines de « soldats » du peuple avait bien compris que les promesses démocratiques de l’armée n’étaient qu’un leurre. Hélas, le courage ne peut remplacer une stratégie d’affrontement et de victoire contre les forces réactionnaires. Ces militants courageux le payèrent de leur vie, de la torture et de l’emprisonnement [4].
Luis Sepulveda n’oubliera pas et lorsqu’en 1979, il retrouve la possibilité d’une révolution, il le fera les armes à la main au côté du FSLN au Nicaragua et il rentrera victorieux dans la capitale libérée. La victoire acquise, il se rangea auprès de ces camarades de la BSB qui voulaient continuer la révolution pour prendre le contrôle total de l’économie du pays et ne pas recommencer un nouveau Chili. Une nouvelle fois, il ne fut pas entendu et fut expulsé dans des conditions assez sordides avec les autres brigadistes étrangers. Il déclara alors : « Encore une fois, une belle révolution finit en enfer ». Direction l’Allemagne et Hambourg.
Un fantastique conteur qui continuait à résister
En Allemagne, il rencontre sa nouvelle compagne, une infirmière, avec laquelle il aura trois enfants. Pour faire bouillir la marmite, il écrit pour différents journaux allemands et français et finit par s’établir en Asturies, au nord de l’Espagne. Une région dont il louait la « tradition de lutte politique instaurée par les mineurs et la fraternité qui y règne ». Une région à son image où il y reprit ses travaux d’écrivain.
Dès son premier roman publié en 1992, le Vieux qui lisait des romans d’amour (traduit en France par François Maspero), le succès est au rendez-vous. L’histoire d’Antonio José Bolivar, un vieux qui connaît tous les secrets de la forêt amazonienne et de ses habitantEs, le peuple des Shuars, est traduite en 60 langues et même adaptée au cinéma. Dès lors, son œuvre sera marquée par l’expérience de l’exil, ses combats pour les droits humains et pour l’écologie.
En 1996, il publie un récit de voyage, le Neveu d’Amérique, qui conte une traversée depuis l’Amérique jusqu’en Andalousie. Suivront Rendez-vous d’amour dans un pays en guerre (1997), les Roses d’Atacama (2001).
En 2009, fidèle à ses engagements et à ses combats contre les dictatures, Sepulveda « revient » au Chili avec l’Ombre de ce que nous avons été. Il y raconte les retrouvailles à Santiago de trois anciens militants de retour d’exil trente-cinq ans après le coup d’État de Pinochet, bien décidés à participer à une ultime action révolutionnaire. L’écrivain déclare alors sur France Culture : « La littérature, parfois, devient l’ombre de la mémoire. Seulement ce qui existe a une ombre et donc en ce sens, la littérature est l’ombre de ce qui se passe réellement. La littérature a un rôle de rappel de ce qui s’est passé et on ne va pas admettre une solution facile comme les amnisties par exemple ou le fait d’oublier pour aller de l’avant. »
Mais le meilleur outil en littérature pour continuer le combat contre l’impérialisme, le capitalisme et ses monstres et se placer du côté des perdants, des anonymes ou des oubliés de l’histoire, c’est évidemment le polar. Par le biais du thriller et d’un alter ego romanesque, Juan Belmonte, un ancien de la GAP chilienne et de la BSB nicaraguayenne, l’écrivain règle ses comptes avec ses ennemis de toujours et avec ses souvenirs. Dans un Nom de torero (1994), puis avec la Fin de l’histoire (2017), Belmonte, retiré des affaires, repart au Chili et y retrouve des ex de la Stasi et d’ex-tortionnaires de la junte chilienne ainsi que les contempteurs de l’économie de marché « par tous les bouts ».
Enfin, pour être complet et parce que « Raconter, c’est résister », Luis Sepulveda a aussi écrit pour la jeunesse avec Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler (1996) et Histoire d’un chien Mapuche (2016).
Toutes les œuvres de Luis Sepulveda sont publiées aux Editions Métailié et en poche chez Points. Le tragique de cette mort due au Covid, c’est que les librairies sont fermées en France. Les librairies que le chilien chérissait.
On les aura Luis !
Sylvain Chardon
Notes
1. Pinochet est mort sans jugement ni condamnation, dans son lit, en 2006.
2. Dictature toujours pas réellement démantelée, mais ça chauffe au Chili depuis un an.
3. Expérience dont il s’inspira pour écrire son premier roman le Vieux qui lisait des romans d’amour.
4. La première compagne de Sepulveda fut violemment torturée et laissée pour morte. Ils ne se retrouvèrent que dans les années 1990.
• Créé le Jeudi 16 avril 2020, mise à jour Jeudi 16 avril 2020, 19:25 :
https://npa2009.org/idees/culture/luis-sepulveda-militant-revolutionnaire-et-ecrivain-chilien-est-mort
Romans. Une fin de l’histoire qui cache bien son jeu : deux livres de Luis Sepulveda
La Fin de l’histoire, Éditions Métailié, 2017, 17 euros. Un nom de torero, Éditions Métailié, 1994 et Poche Points, 2017, 6,40 euros.
Ces deux romans « noirs » mettent en scène le Chilien Juan Belmonte, ex-guérillero en Bolivie, ex-membre de la garde rapprochée de Salvador Allende (le GAP), ex-membre de la guérilla au Nicaragua, formé dans les académies militaires d’URSS, de RDA et de Cuba.
Belmonte a été un combattant dont le parcours ressemble beaucoup à celui de l’auteur Luis Sepulveda. Grâce à ce personnage fictif, l’auteur peut « raconter ce que l’histoire officielle dissimule ». Sous Pinochet, Belmonte a réussi à échapper aux sbires de la junte chilienne et à s’exfiltrer. Sa compagne, Veronica, l’amour de sa vie, a eu moins de chance. Après avoir été torturée dans les sous-sols de la sinistre villa Grimaldi, elle a été laissée pour morte, nue, sur une décharge de la périphérie de Santiago le jour même où Belmonte entrait en vainqueur à Managua. Elle n’a pas livré le nom de ses camarades, mais reste prostrée dans un état d’hébétude. Les années ont passé, Belmonte survit assez misérablement à Hambourg, où il fait office de videur dans une boîte glauque et envoie de l’argent au Chili pour sa compagne.
Un nom de torero (traduit par François Maspero)
En 1994 (Un nom de torero, Points), Juan Belmonte est contacté par le mystérieux Oskar Kramer, qui se présente comme chargé des enquêtes outre-mer de la Lloyd hanséatique – désignation qui masque des activités, on s’en doute, peu avouables. Il sait tout du passé de Belmonte et, sous la menace du chantage, contraint l’ex-guérillero à reprendre du service. Il s’agit en l’occurrence de retrouver avant l’ex-Stasi un lot de 63 pièces d’or de la collection du « Croissant de lune errant » (hommage du sultan du Maroc à Ibn Batutta en 1357) disparu à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le trésor se trouverait en Patagonie dissimulé par un ancien soldat de la Wehrmacht. Galinsky, l’ex-Stasi dépêché sur place connaît bien le terrain et avance avec des méthodes très expéditives. Ni héros ni salaud, Juan Belmonte, l’homme qui porte le nom du célèbre torero, ami d’Hemingway, doit réactiver d’anciens réseaux. De Santiago à la Terre de Feu, la course au trésor s’engage. Par le biais des rencontres et des souvenirs, Belmonte/Sepulveda conte la vie d’hommes et de femmes qui ont combattu au Chili ou au Nicaragua et qui doivent composer avec le poids des morts et le peu reluisant présent de la « transition démocratique ». L’enjeu du combat pour Belmonte est l’argent pour faire soigner Veronica tandis que Galinsky rêve de retrouver son rang perdu depuis la chute du Mur.
La fin de l’histoire
Quinze ans plus tard, Juan Belmonte a déposé les armes. Il vit en Patagonie en compagnie d’un ami chilien de Hambourg et de Veronica qui reprend peu à peu ses esprits. Kramer de la Lloyd hanséatique a tenu ses promesses et l’a fait soigner dans la meilleure clinique danoise. Mais comment échapper à son passé et au sang versé ? Kramer et les services secrets de la Russie de Poutine ont à nouveau besoin des services de Belmonte pour prévenir une action qui pourrait nuire aux bonnes relations entre Russie et Chili. Un groupe de cosaques nostalgiques a décidé de libérer le descendant du dernier ataman, Miguel Krassnoff. Petit-fils et fils des cosaques russes qui ont participé à la guerre civile contre l’Armée rouge de Trotski puis à la Seconde Guerre mondiale dans les régiments SS, Krassnoff est devenu général de l’armée de Pinochet, avant d’être emprisonné à Santiago pour sa participation à la répression et à la torture pendant la dictature militaire. Pour mener l’opération, les cosaques ont recruté, contre une petite fortune, deux anciens Chiliens du KGB. Belmonte devra les retrouver. Mais qui manipule qui ? Qui règle ses comptes avec qui pour la « fin de l’histoire » ? De la Russie de Trotski et Babel au Chili de Pinochet, de l’Allemagne de Hitler au Santiago d’aujourd’hui, la Fin de l’histoire traverse le 20e siècle pour venir échouer sur les rivages fracassés du 21e siècle commençant.
Les deux romans peuvent se lire séparément. Pour une meilleure compréhension, il est préférable de commencer par Un nom de torero. Les deux ouvrages sont une mine d’informations sur le courage de l’équipe qui entourait Allende (le GAP), sur la libération du Nicaragua et le rôle peu glorieux joué par Cuba et la RDA pour expulser les guérilleros indésirables ainsi que sur les agissements de l’« Oficina », qui organisa la « transition démocratique » au Chili. On est saisi par les scénarios des romans, la poésie et l’amour qui s’en dégagent.
Comme on ne peut « échapper à l’ombre de ce que nous avons été », un troisième « Belmonte » est en préparation.
Sylvain Chardon
• Créé le Jeudi 7 septembre 2017, mise à jour Vendredi 17 avril 2020, 09:55 :
https://npa2009.org/idees/culture/romans-une-fin-de-lhistoire-qui-cache-bien-son-jeu-deux-livres-de-luis-sepulveda