Guyane, de notre correspondante.- Le feu couvait ces derniers mois sur le littoral guyanais. Jeudi 23 mars au matin, différents groupes, citoyens, syndicaux, patronaux ont convergé pour faire entendre à Paris leurs revendications d’ordre « sanitaire, économique, éducatif, sécuritaire, foncier et énergétique ».
« Deux cents hommes » ont été déployés sur les villes de Kourou et Cayenne selon Laurent Lenoble, directeur de cabinet du préfet, lequel annonce l’arrivée vendredi d’une « quarantaine » de gendarmes mobiles en renfort depuis les Antilles, acheminés par « des vols militaires réquisitionnés ». La légion, continuellement en poste dans la ville de Kourou pour sécuriser les missions spatiales, a été stratégiquement postée il y a plusieurs jours pour défendre le centre spatial guyanais (CSG) en cas de besoin.
Jeudi, en quelques heures, des barrages ont été érigés sur l’ensemble des ronds-points et au cœur des villes, tout le long des 500 kilomètres de façade atlantique du territoire. Les blocages routiers ont entraîné une fermeture en chaîne, et parfois cacophonique, des établissements scolaires, des mairies, de l’université et finalement des commerces. Après trois reports, Arianespace a finalement « ajourné » le vol d’une Ariane 5 initialement prévu mardi 21 mars et Air France a « suspendu » ses vols en direction de Cayenne « jusqu’à nouvel ordre ».
Dès les premières heures, les travailleurs ont dû faire demi-tour pour rentrer chez eux, ou traverser les barrages à pied dans l’espoir de gagner par un autre moyen leur lieu de travail. Tout au long de la journée, sous le bruit de rotations des hélicoptères de gendarmerie qui assuraient une surveillance aérienne, les rayons des magasins ont été fortement allégés, et les cuves des stations essence vidées. Les Guyanais ayant en mémoire le blocage du territoire pendant de longues semaines au quatrième trimestre 2008 au cours d’un soulèvement « contre la vie chère » et qui s’était propagé aux Antilles.
Face à cette mobilisation naissante et en cours de structuration, évidemment soutenue par la classe politique locale, tant la lame de fond est d’ampleur, les ministres de la santé et des outre-mer ont répondu par des annonces. Marisol Touraine a « suspendu » jeudi le processus controversé de reprise entamé entre la Croix-Rouge, gestionnaire du centre médico-chirurgical de Kourou (CMCK), et le groupe Rainbow Santé.
Quelques heures plus tard, Ericka Bareigts a communiqué sur l’attribution de 3,5 millions d’euros au titre du fonds exceptionnel d’investissement (FEI) en 2017. Par ailleurs, la ministre des outre-mer a proposé la tenue de « réunions préparatoires » la semaine prochaine à Paris avec des élus guyanais et les porte-parole du mouvement.
Elle a essuyé un refus cinglant de la part des manifestants et des quatre parlementaires guyanais, socialistes, lesquels estiment que « la solution à cette crise majeure ne pourra être trouvée que sur le sol guyanais ».
Vendredi 24 mars, les citoyens sont invités à descendre dans la rue aux quatre coins « du péyi » pour une « mobilisation générale », une mobilisation d’agrégats : des collectifs citoyens, dont l’un d’eux semble se radicaliser, appellent à se lever pour une amélioration des soins hospitaliers et pour une politique sécuritaire rehaussée, des personnels d’EDF entendent infléchir sur la politique énergétique en cours, les agriculteurs conspuent les retards de versements qui découlent de la politique agricole commune (PAC), les enseignants rappellent qu’ils attendent un plan massif de rattrapage en faveur de l’éducation, les patrons estiment que les leviers économiques ne sont pas assez actionnés, les orpailleurs exigent une politique minière « camarade », des représentants amérindiens s’élèvent contre les agressions, contre l’exploitation aurifère, « contre le vol de nos terres ». « En dehors des groupes structurés, on n’a pas de cahier de revendications clair, et ça nous pose un souci car on ne peut pas travailler sans cela. On ne fera pas venir un ministre en Guyane tant que ce ne sera pas structuré », annonce le directeur de cabinet du préfet.
Tout a démarré par des barrages routiers lundi 20 mars dans la ville spatiale de Kourou, à la veille d’un tir d’une Ariane 5. En interne, des salariés de la société Endel, chargés de la maintenance au centre spatial, avaient suspendu leur activité pour faire pression sur la négociation annuelle obligatoire. Un accord a depuis été trouvé. Dans le même temps, des grévistes d’Edf emmenés par le puissant syndicat de l’union des travailleurs guyanais (UTG) sont entrés en « grève illimitée » « après des négociations infructueuses entre la direction d’EDF et le syndicat UTG Edf/Guyane », selon Guyaweb. Ces grévistes ont érigé des blocages aux abords du centre spatial. Un collectif opposé à la vente du CMCK et pour une meilleure couverture hospitalière s’installait aussi devant l’enceinte du centre spatial.
Mardi, le ton est monté. « On a procédé à une sommation très claire à l’attention des manifestants pour leur dire que le centre spatial est une zone protégée et qu’il n’est pas possible de les laisser passer. Les manifestants n’ayant pas entendu, on a utilisé des moyens lacrymogènes pour éviter une confrontation, c’est une règle d’usage », relate le directeur de cabinet du préfet.
Depuis le début de la semaine, des transporteurs rendent inaccessible le port de commerce de Dégrad-des-Cannes. Ils sont « rejoints » ce vendredi par les dockers, selon l’un de leurs représentants, le secrétaire général UTG, Jules Florent. À ce jour, selon le syndicaliste, « deux transatlantiques sont repartis de la Guyane sans avoir pu décharger » leur cargaison, majoritairement en denrées alimentaires. Cette situation aura forcément des conséquences, puisqu’« il n’y a rien en production locale. Les importations en Guyane, c’est 99 %, donc on devrait le sentir dans vingt-deux jours », commente le secrétaire général UTG.
L’épicentre de la contestation est Kourou, l’une des capitales européennes du spatial, qui cristallise les rancœurs envers Paris. « Kourou, c’est l’État dans l’État. J’ai vu les hélicos passer et je me suis dit : “Ah bon ? On a tout ça ici ?” On voit les priorités de la France en Guyane, c’est la fusée qui l’intéresse », lâche un manifestant, qui garde en mémoire les taux alarmants de la délinquance sur le territoire : 38 homicides en 2015.
Les signes avant-coureurs sont présents depuis plusieurs mois déjà. Les derniers datent de la semaine dernière au cours du déplacement de trois jours de la ministre de l’environnement. La visite ministérielle avait été fortement contrariée par des organisations professionnelles, dont le Medef, et un nouveau collectif d’hommes cagoulés, « Les 500 frères contre la délinquance », à tel point que Ségolène Royal a quitté précipitamment le territoire.
Plus globalement, le même sentiment revient chez les mobilisés, celui « d’une Guyane oubliée de la République » et d’institutions locales qui ont failli. « Les gens sont très déterminés. Ça fait trente ans que la Guyane vit sur une économie de comptoir. Les citoyens ont décidé de prendre à bras-le-corps les problèmes car ils se sont aperçus que les élus ne parviennent pas à se faire entendre par Paris », affirme Jemetree Guard, membre du « comité pou Lagwiyann dékolé ».
« Si c’est aujourd’hui que les élus se réveillent, eh bien, tant mieux, mais on en a marre de ces retards d’infrastructures, de ces jeunes qui n’ont pas de formation [plus de la moitié de la population en âge de travailler n’a aucun diplôme selon l’Insee]. Les préliminaires ont été passés depuis longtemps. Les élus doivent être conscients que le peuple a pris le pouvoir », prévient un membre actif des barrages.
Marion Briswalter