Sydney, Port Macquarie, Katoomba, Batemans Bay (), de notre envoyé spécial.– Le 18 janvier 2020, la plus grande compagnie minière australienne, BHP, a expliqué, le plus sérieusement du monde, que la réduction de la qualité de l’air en Nouvelle-Galles du Sud causée par les méga-feux a contribué à ralentir la production de charbon destinée à la production électrique. « Nous surveillons la situation, et si la qualité de l’air continue à se détériorer, les opérations pourraient être encore plus limitées au cours du second semestre », a indiqué la compagnie en présentant ses résultats [1].
L’ironie de ce communiqué n’a pas échappé à grand monde, du moins en Australie. Mais l’anecdote souligne surtout le sentiment de toute-puissance de l’industrie du charbon dans le pays. Plus grand exportateur de charbon au monde, l’Australie en exporte chaque année pour une valeur de 67 milliards de dollars australiens (39,5 milliards d’euros). Paradoxe : le pays n’émet qu’environ 1,2 % des gaz à effet de serre mondiaux, mais sa dépendance à cette énergie fossile en fait le sixième plus grand producteur de combustibles CO2.
Or une étude rendue publique mercredi 4 mars indique sans ambiguïté que cette saison exceptionnelle en feux gigantesques est imputable pour partie à la crise climatique. Selon les scientifiques, la hausse des températures a favorisé pour au moins 30 % les risques d’incendie extrême en Australie – l’estimation moyenne est que ces risques ont été augmentés de 80 %. Pour les auteurs de l’étude, l’influence du changement climatique est même probablement beaucoup plus importante que ne le laissent paraître ces chiffres.
Les conservateurs à la tête du pays ont laissé ces dernières années les émissions augmenter, sans s’occuper du développement des énergies renouvelables. Les travaillistes, principal parti d’opposition, ne sont guère plus actifs, voire reculent sur le sujet.
« Le chef actuel du parti travailliste [l’Australian Labor Party, ALP – ndlr], Anthony Albanese, vient de la gauche du parti, mais il a adopté ce qu’on appelle ici “la stratégie des petits objectifs” [« Small target strategy »] », constate David Shoebridge. Ce député des Verts (Greens), élu au Parlement local de Nouvelle-Galles du Sud, a fait parler de lui en décembre dernier : il s’est fait arrêter lors d’une manifestation en faveur du climat devant la résidence secondaire du premier ministre fédéral Scott Morrison.
De fait, le Labor a revu sa stratégie après son cuisant échec aux dernières élections, mi-2019 – il pensait pouvoir les emporter. Une étude interne publiée dans la foulée des élections a donc tiré des conclusions qui, six mois plus tard, et après des incendies géants qui ont bousculé tout le pays, paraissent à tout le moins décalées. « Un parti travailliste moderne ne peut nier ou négliger les changements climatiques induits par l’homme », indique le rapport [2], pour tout aussi vite arguer : « Les travaillistes devraient reconnaître que l’extraction du charbon sera une industrie australienne dans un avenir prévisible et développer des plans d’emploi régionaux basés sur les forces concurrentielles des différentes régions. »
Pour David Shoebridge, le « timing a été désastreux ». « Cela a laissé le Labor sans réel message clair. Depuis, son seul truc, c’est de dire que le gouvernement actuel est mauvais, mais il n’apporte aucune réponse, alors que c’est ce que les gens demandent », poursuit le député.
Les incendies n’ont pas même infléchi la position des travaillistes. Au plus fort de la crise, en décembre 2019, le chef de l’opposition Anthony Albanese déclarait le plus sérieusement du monde que le retrait du marché des exportations de charbon australien pourrait entraîner une augmentation des émissions mondiales. « Si nous devions cesser d’exporter du charbon demain, cela ne ferait qu’entraîner un déplacement de la production et l’achat de charbon dans d’autres régions du monde », a-t-il déclaré lors d’une visite dans l’État du Queensland, au nord-est, principale région productrice de charbon.
Il y a deux semaines encore, le même Albanese expliquait que l’extraction du charbon pourrait se poursuivre au-delà de 2050, même si l’Australie adoptait un objectif de zéro émission nette…
Du côté des conservateurs, les choses ne sont pas plus claires. Scott Morrison, premier ministre fédéral, sort certes affaibli de la crise des méga-feux, mais surtout en raison de ses erreurs de communication pendant la crise – ses vacances à Hawaï au moment de Noël, notamment, ou encore parce qu’il a obligé une victime des incendies à lui serrer la main.
Dans les colonnes du Sydney Morning Herald [3], le journaliste Waleed Aly a publié, le 14 février, un résumé politique de la situation post-incendies, dont le titre dit tout : « Cela ressemble à un bouleversement, mais peu de choses ont changé ». À propos de la coalition conservatrice au pouvoir, il écrit : « La coalition est toujours divisée sur la question, ce qui signifie qu’une politique climatique sérieuse n’est pas une option, car elle déchirera le gouvernement de l’intérieur. En attendant, on ne sait pas exactement où le vide politique actuel va les atteindre sur le plan électoral. »
« Le gouvernement fédéral propose de nouveaux objectifs d’émissions pour 2050, mais en même temps il mène une politique agressive d’ouverture de nouvelles mines de charbon, et de rallongement de la durée de vie des mines existantes », constate, amer, l’écologiste David Shoebridge, pour qui les nouveaux objectifs pour 2050 « seront irréalisables ». « L’industrie du charbon en Australie, c’est un pouvoir politique en soi, et un pouvoir économique significatif évidemment. Mais le charbon a fait son temps maintenant. Il faudrait que les travailleurs du charbon, leurs syndicats, usent de leur pouvoir politique, de leur richesse, pour imaginer un futur sans charbon », poursuit-il. Et d’ajouter : « Ma crainte, c’est que les conservateurs passent à côté de ce futur sans charbon et qu’ils finissent par faire disparaître, purement et simplement, ces travailleurs. Ce serait terrible… totalement perdant-perdant. »
Depuis son bureau du deuxième étage du bâtiment style « Oxbridge » de la faculté de Sydney, David Schlosberg, professeur en politique environnementale, reste sceptique au sujet de l’actuel gouvernement. « Pour l’instant, il ne s’engage à rien, déplore-t-il. C’est même plutôt du sabotage en ce qui concerne ses projets de réduction d’émissions, du sabotage pour le pays mais aussi du sabotage au niveau des relations internationales. »
Schlosberg est cependant tout aussi sceptique au sujet du Labor, dont « les donateurs sont les mêmes que ceux des conservateurs : l’industrie du charbon ». « Il y a pourtant plein de possibilités pour une transition juste, mais le Labor ne s’en soucie pas, et c’est une grande erreur, juge-t-il. Ils disent qu’ils prennent le changement climatique au sérieux, contrairement au gouvernement, mais ils continuent de soutenir le charbon. Clairement, à cet instant, on ne voit aucune influence des événements de l’été dans la politique du Labor. »
Adaptation
Le professeur mise plutôt, paradoxalement, sur « l’aile progressiste du parti libéral ». « Ce parti est vraiment divisé, entre une tendance proche d’un modèle républicain américain et une tendance plutôt proche des tories anglais. Je ne sais pas combien cette branche progressiste représente de personnes, mais ce sera intéressant de voir cela dans les prochains mois. » Comme pour lui donner raison, la libérale Karen Andrews, ministre de l’industrie et des sciences, vient de déclarer : « Nous devons aller au-delà de nos disputes sur la réalité du changement climatique. »
De quoi rester optimiste ? Schlosberg le pense. Pour lui, « il y a depuis quelque temps maintenant une majorité de plus en plus large qui soutient un changement de politique par rapport à la crise climatique, et le gouvernement ne reflète pas cette opinion publique ».
Le Dr John Merson, directeur du Blue Mountains World Heritage Institute, estime de son côté que « les conservateurs ne représentent plus la majorité à présent ». « Les gens voient bien qu’ils sont trop liés aux industries fossiles, qu’ils privilégient l’économique sur le reste, ajoute-t-il. La pression va être forte pour que l’Australie s’engage fortement à Glasgow. D’autant que les conservateurs britanniques, eux, ont largement évolué sur cette question. On ne pourra pas revenir au business as usual ».
Les citoyens que nous avons rencontrés ne semblent pas si convaincus. À l’exemple de Stephen Nichlos, 75 ans, habitant de Rainbow Flats, à environ 300 km au nord de Sydney, qui a vu une partie de sa maison partir en fumée mais refuse d’attribuer ces incendies à la crise climatique. « Notre gros problème c’est les parcs naturels nationaux, ils nous entourent et ils sont mal entretenus, expose-t-il. Ces incendies, ça n’a rien à voir avec le changement climatique, non, ça a à voir avec la gestion de ces parcs, je vous l’assure. »
Bill Elder, group captain des pompiers de Braidwood, à 350 km au sud de Sydney, est moins catégorique, mais relativise : « Il y a une influence du changement climatique mais l’Australie a toujours eu des climats extrêmes. » Et le volontaire de se montrer optimiste pour la suite : « Après l’intense sécheresse, des torrents d’eau sont tombés en quelques jours et regardez comme tout reverdit si vite. Mais bon, cela recrée encore plus de fuel pour l’année prochaine ! »
Le premier ministre fédéral Scott Morrison se trouve donc dans la position de pouvoir maintenir son soutien au charbon, tout en prétendant qu’il a tout de même tiré quelques leçons de cette crise des incendies. « Notre industrie des ressources est incroyablement importante pour l’Australie », a-t-il répété récemment, ajoutant que le charbon « vaut 70 milliards de dollars australiens [41,3 milliards d’euros – ndlr] pour l’Australie et qu’il est important pour les communautés à travers le pays. » Il y a trois ans, au Parlement, Morrison avait brandi un morceau de charbon pour montrer comment la coalition conservatrice au pouvoir prévoyait de maintenir les lumières allumées et les prix de l’électricité bas.
Il estime que l’avenir réside désormais dans le gaz : « Il n’y a pas de plan crédible de transition qui ne passe pas par une hausse de l’usage du gaz », a-t-il dit en janvier. Son ministre de l’énergie et de la réduction des émissions, Angus Taylor, menace, lui, carrément l’État de Victoria de lui couper les fonds gouvernementaux s’il ne renonce pas à son interdiction de forages gaziers conventionnels terrestres : « Le principe est simple : pas de gaz, pas de cash. »
Par ailleurs, Morrison promet régulièrement, ces dernières semaines, que son gouvernement « atteindra et dépassera » l’objectif de réduction des émissions mondiales de 26 % convenu lors de la signature de l’accord de Paris en 2015, et ce « sans imposer de taxes aux gens, sans augmenter les prix de l’électricité et sans arracher le tapis aux communautés régionales qui dépendent du secteur pour leur subsistance ». Et tant pis si les climatologues affirment que les objectifs étaient parmi les plus faibles de ceux proposés par les pays développés.
Prisonnier de son soutien à l’industrie charbonnière, le conservateur au pouvoir fait aussi jouer un autre levier, celui de l’adaptation. « Je pense que nous voulons avoir un niveau élevé de confiance dans le fait qu’en tant que nation, nous améliorons notre résilience et notre adaptation pour répondre à la réalité de l’environnement dans lequel nous vivons », a-t-il lancé il y a quelques jours.
L’idée d’une inéluctable adaptation, au détriment de l’atténuation, commence à infuser. Le 15 février, alors que les pluies diluviennes venaient à peine d’éteindre les derniers incendies, le Sydney Morning Herald a par exemple consacré presque une double page à la géo-ingénierie. L’article commence ainsi : « Des “volcans” artificiels lançant du soufre dans le ciel. Un parapluie spatial géant composé de minuscules vaisseaux miroitants pour bloquer la lumière du soleil. Recongeler les pôles en pompant l’eau de mer à travers les nuages. Recouvrir les déserts de feuilles réfléchissantes. On dirait les intrigues des films de James Bond. Mais à mesure que le monde s’approche de la catastrophe climatique, ce sont de plus en plus les scientifiques, et non les super-vilains, qui réfléchissent sérieusement à ces méthodes radicales de refroidissement de la planète. »
Les partisans de la géo-ingénierie « soulignent que le monde s’est déjà engagé dans la géo-ingénierie depuis la révolution industrielle – lorsqu’il a commencé son expérience de rejet d’énormes quantités de dioxyde de carbone dans l’atmosphère », écrit l’auteur, ajoutant que d’autres répondent : « Et regardez comment cela se passe. »
Face à ce panorama politique, les Verts australiens pensent qu’ils ont un coup à jouer. Ils viennent d’ailleurs de changer de chef de file : Adam Bendt, issu de l’aile gauche du parti, est également le seul député des Verts au parlement fédéral. Selon son camarade David Shoebridge, Bendt « établit une meilleure et plus forte connexion entre les fondamentaux de l’écologie et de l’économie » que son prédécesseur. « Si l’on veut remporter le combat, il faut bien montrer aux gens que la bataille contre la crise climatique n’est pas qu’environnementale mais qu’il en va aussi de leur bien-être, notamment économique. C’est ce qu’Adam peut faire. »
Il y a cependant du travail pour convaincre. Daniel par exemple, ce jeune cuisinier de Berrara Beach croisé début février, reste critique. « Les Verts “craignent” », assène-t-il, avant d’expliquer : « Ils veulent que tout pousse comme ça partout et résultat, tout a cramé. C’est pas comme ça qu’ils vont gagner des voix. Oui, il y a du changement climatique, mais il va falloir s’y adapter, voilà tout. »
Une autre difficulté, de taille, attend les écolos : le système politique australien. Les mandats sont courts – trois ans entre chaque élection. Et encore, la durée moyenne d’un gouvernement est plutôt de 32 mois.
Le système du vote préférentiel complique encore la donne. Le voici expliqué dans son drolatique récit de voyage par l’écrivain américain Bill Bryson (Nos voisins du dessous, éditions Payot Rivages) : « Si, après addition des votes de seconde préférence aux votes de première préférence, il n’y a toujours pas de candidat recueillant la majorité des voix exprimées, on doit répéter le processus : les voix du candidat arrivé dernier à ce stade du calcul sont divisées proportionnellement aux votes de seconde préférence. S’il hérite certaines voix de seconde préférence du premier candidat éliminé, celles-ci seront redistribuées selon une troisième préférence, et ainsi de suite. »
La fiche Wikipedia n’est pas beaucoup plus claire. Ce qu’il faut en retenir, c’est que le système entretient l’hégémonie des deux blocs dominants : les travaillistes et les conservateurs (qui sont en fait la réunion de plusieurs partis : le Liberal Party, le Liberal National Party of Queensland et The Nationals). À l’intérieur de ces blocs, les règlements de comptes ne ménagent personne : il y a ainsi eu trois premiers ministres conservateurs en quelques années seulement.
Selon la BBC, la situation politique en Australie est si inconstante que les secouristes, en 2015, auraient tout simplement arrêté de demander aux patients souffrant d’un traumatisme crânien le nom du premier ministre. Les questionner sur la politique climatique actuelle du pays ne serait pas plus probant.
Christophe Gueugneau