L’Anticapitaliste : Trump s’était fait élire en portant un discours que certains qualifiaient de « non-interventionniste », promettant le retrait de troupes US, d’arrêter de se mêler de ce qui se passe aux quatre coins du monde. Trois ans plus tard, on se rend compte que le bilan est beaucoup plus « contrasté », et c’est un euphémisme. Comment peut-on comprendre et qualifier la politique étrangère de Trump ?
Gilbert Achcar : La fibre politique de Trump, celle sur laquelle il joue, est celle que l’on appelle, dans l’histoire américaine, « isolationniste », qui est notamment présente à droite et à l’extrême droite. Elle a longtemps été représentée aux États-Unis par Patrick Buchanan, politicien qui a été candidat à la primaire des Républicains en 1992 et 1996, avec un profil d’extrême droite isolationniste, sur le thème « Qu’allons-nous faire à envoyer des troupes à l’étranger, on a assez à faire chez nous, que le reste du monde se débrouille sans nous, etc. ».
Pour certains, ce type de discours peut apparaître comme progressiste, voire anti-impérialiste, mais ce n’est bien évidemment pas le cas de Trump. Celui-ci a une vision très étroite de la politique étrangère, il est contre l’idée des États-Unis comme gendarme du monde, mais pas par anti-impérialisme, et il n’est en réalité isolationniste que lorsque les États-Unis ne sont pas directement concernés. Par contre, dès que les intérêts les plus directs des États-Unis sont en jeu, c’est-à-dire là où il y a intérêt pour les USA d’intervenir, il n’est absolument pas contre. D’où le discours sur le nécessaire retrait d’Afghanistan, sur le retrait/redéploiement des troupes en Syrie, mais jamais l’évocation d’un retrait des troupes US des pays du Golfe, car il sait que c’est très bon et lucratif pour les États-Unis d’y rester, et il se contente donc de demander plus d’argent à ces pays… Et c’est la même chose pour l’Irak : durant sa campagne, il a dit et répété qu’il fallait que les États-Unis se servent dans le pétrole irakien pour se rembourser les dépenses occasionnées par leur présence dans ce pays. Et il y a un peu plus d’un an, il a fait une visite en Irak, où il a fait l’éloge de la « très belle base » où se trouvaient des militaires US, ce qui n’est pas vraiment l’attitude de quelqu’un qui a décidé de partir. Et dans le même temps il a critiqué Obama, l’accusant d’avoir voulu quitter l’Irak sans compensation financière…
Sa logique n’est donc pas du tout anti-guerre, comme certains ont pu le croire naïvement, comme durant la bataille Trump-Clinton, où des gens ont expliqué que pour des raisons progressistes, il valait mieux Trump… En réalité, c’est quelqu’un qui peut prendre des mesures très belliqueuses, comme il l’a fait en Syrie au tout début de sa présidence, avec des bombardements sur une base du régime syrien, ou comme on vient de le voir avec le général iranien Soleimani, tout en restant dans une logique qui explique, aussi, pourquoi les choses ne sont pas allées plus loin. Il a fait tuer Soleimani, mais nullement dans l’optique d’envahir l’Iran. Certains ont affirmé que Trump préparait une guerre contre l’Iran, mais on a bien vu qu’une fois l’assassinat perpétré, ça a été la désescalade. Sa réaction à la riposte iranienne a été, en gros : tout va bien, restons-en là.
Quel était, alors, l’objectif vis-à-vis de l’Iran ?
L’assassinat de Soleimani se place dans une logique, comme il le dit lui-même, de restauration de la « crédibilité » de la force de dissuasion américaine, mise à mal par l’Iran ces derniers temps. Depuis que Trump a augmenté la pression sur l’Iran après s’être retiré de l’accord sur le nucléaire, les Iraniens ont frappé jusque sur le sol saoudien, avec le bombardement d’installations pétrolières, et Trump n’avait pas réagi à ce moment-là, ce qui avait été vu comme une grande faiblesse. Et là, il fait passer un message : ne m’irritez pas trop, je suis capable de frapper moi aussi. Il s’agit de récupérer cette crédibilité, très importante vis-à-vis des très lucratifs alliés que sont les monarchies du Golfe.
N’y a-t-il pas aussi une dimension de politique intérieure, vis-à-vis de certaines franges de son électorat, notamment les plus islamophobes ?
Tout à fait. Tout est toujours très lié chez Trump. C’est quelqu’un qui ne fait pas beaucoup de distinction entre les intérêts des États-Unis et ses intérêts propres. Et on peut même parler d’un complexe extraordinaire vis-à-vis d’Obama, qui peut expliquer en partie le bombardement sur la Syrie au début de son mandat : une volonté de montrer qu’il est un président plus fort, meilleur qu’Obama. Avec l’assassinat de Baghdadi, il était dans une situation de match nul avec Obama qui avait fait tuer Ben Laden, et là avec Soleimani, c’est deux buts à un. Il ne faut pas sous-estimer cette dimension.
Vis-à-vis de son électorat, les résultats peuvent être contrastés. La partie la plus isolationniste de son électorat peut ne pas apprécier ces bombardements et ces assassinats, mais la base évangéliste, très pro-israélienne et anti-iranienne, que représente notamment Mike Pompeo, les soutient. Mais au total, il semble qu’il ait réussi à vendre l’opération Soleimani, sur le thème « Nous, on ne nous défie pas impunément ». Car il faut se souvenir qu’il y avait eu auparavant, en Irak, une recrudescence des attaques anti-américaines, de la part des forces contrôlées par l’Iran, avec même un mort américain fin décembre. Les États-Unis avaient répliqué très durement en bombardant une base d’un groupe lié à l’Iran, lequel groupe avait alors attaqué l’ambassade US à Bagdad, et Trump a alors vu rouge.
Si on change de région, tout en continuant sur la politique étrangère de Trump, comment décrire son attitude vis-à-vis de l’Union européenne, avec entre autres son soutien appuyé à Boris Johnson et au Brexit ?
Il ne fait aucun doute qu’il est hostile à l’Union européenne, d’abord pour les mêmes raisons qui font que l’extrême droite européenne l’est aussi, avec le discours sur les nations, la souveraineté des nations, etc. Le projet européen est un projet libéral, né dans l’après-guerre, d’une réflexion sur le dépassement des nationalismes, et l’extrême droite n’aime pas ça. Ceci a été renforcé chez Trump par la contribution de Steve Bannon à son éducation politique, qui fait désormais la tournée des extrêmes droites européennes. Ce qui permet aussi de comprendre pourquoi Trump n’est pas dans la lignée du libéralisme politique US, qui voyait dans l’Union européenne un allié clé sur la scène mondiale, et a plus d’affinités avec un Poutine qu’avec l’UE.
Il y a donc une dimension fortement idéologique dans l’hostilité de Trump à l’Union européenne, qui ne se retrouve pas dans une logique économique rationnelle. Il y a bien sûr une concurrence économique entre l’UE et les États-Unis, comme il y en a une avec la Chine, et Trump réfléchit en boutiquier, dans une logique de guerre commerciale. Il représente une veine de droite très dure dans le cadre de la classe capitaliste étatsunienne, et nombreux sont ceux qui, dans cette classe, trouvent cette politique inacceptable. Car dans une logique économique rationnelle, on se rappellera que l’Union européenne est un projet que les États-Unis eux-mêmes ont soutenu, dans le but de voir se constituer un marché à la mesure de leurs propres industries, de leur puissance économique. Il y a une convergence entre l’intérêt du capitalisme à l’échelle européenne, qui voulait un marché unifié, et l’intérêt des États-Unis, pour lesquels un tel marché était une bonne chose.
Tu viens d’évoquer la Chine. Peut-on dire que pour les États-Unis, c’est le concurrent principal, et que cette concurrence permet d’éclairer elle aussi la politique étrangère US ?
Il est certain, et c’est le cas depuis l’écroulement de l’Union soviétique, que les États-Unis ont les yeux braqués sur la Chine, qu’ils considèrent, c’est le terme employé dans leurs documents stratégiques, comme leur « pair concurrent » (« peer competitor »). Aux États-Unis, on se dit, depuis une trentaine d’années, que la Chine est un concurrent qui va être, à l’avenir, à leur niveau, qui va connaître un développement qui va l’amener à être un équivalent de la force américaine, mais qui incarne une politique différente, qui ne va pas se placer sous l’aile des États-Unis comme l’Union européenne ou le Japon, et va contester l’hégémonie des USA. Si on ajoute à cela le fait que la balance commerciale des États-Unis avec la Chine est très favorable à cette dernière, pour Trump, c’est la cible numéro 1.
Devant la Russie, qui est loin d’être un concurrent économique pour les États-Unis, avec en plus les affinités politiques Trump-Poutine que l’on a déjà évoquées. Il y a donc une fixation sur la Chine, avec l’argument de la guerre commerciale, dont Trump fait un usage intensif sur le plan électoral. Mais sur le plan politique, à peu près rien, à part quelques déclarations sur Hong Kong qui n’ont fait illusion auprès de personne… Là encore, et cela confirme ce que l’on disait, la logique de Trump en termes de politiques extérieures, c’est la logique du portefeuille. Trump ne s’encombre pas de principes, quels qu’ils soient, le libéralisme politique ne fait évidemment pas partie de son bagage, et les discours politiques creux cachent mal le fait que la seule motivation de Trump, et son slogan, c’est « l’Amérique d’abord ».
Au total, Trump n’est-il pas l’expression, avec ses contradictions, d’un impérialisme qui, bien que toujours dominant, est déclinant, et ne l’accepte pas ?
Il y a bien sûr cette dimension, qui est elle aussi récurrente dans l’histoire des États-Unis. Il faut se souvenir que Reagan s’était fait élire, en 1980, sur le thème du retour et du « réarmement » de l’Amérique, comme si l’Amérique avait été désarmée, ce qui était grotesque. Mais ce thème du réarmement avait fait exploser tous les records de dépenses militaires hors guerre. Ce sont des années où les États-Unis étaient encore sous l’effet de la défaite au Viet Nam, le « syndrome vietnamien », comme on l’appelle là-bas, et n’ont pas mené d’intervention militaire à grande échelle, mais ont pourtant eu des dépenses militaires faramineuses, qui avaient d’ailleurs considérablement relancé l’économie étatsunienne.
Mais dire aujourd’hui que l’Amérique est en déclin, c’est se référer seulement à la croissance de la Chine. Si un autre pays croît, cela ne signifie pas nécessairement que le tien est en train de décliner, juste que son poids relatif dans l’économie mondiale diminue. Donc le déclin est très relatif en réalité. Certes, sur le plan politique, de même qu’il y avait eu un déclin post-Viet Nam, il y a eu un déclin post-Irak. Ce qui explique ce dont on parlait tout à l’heure, autour de la volonté de restaurer la « crédibilité » des USA, et un discours très musclé visant à affirmer le leadership des États-Unis, avec chez Trump un côté fanfaronnade, sur le thème « les États-Unis sont les meilleurs dans tous les domaines ».
Mais au total, il ne faut pas se méprendre, avec le discours sur le « déclin » sur le poids des États-Unis dans le monde. Cela reste, et de très loin, la première puissance mondiale, et ce n’est pas demain que cela va s’arrêter. Pour que la Chine arrive à un tel niveau, il faudrait déjà que les dépenses militaires de la Chine, pourtant élevées et en augmentation, explosent. Il y a un véritable fossé considérable entre le budget militaire étatsunien et celui du reste du monde, Chine comprise. À terme, si l’on se projette sur 20, 30 ans, il y a évidemment des fossés qui pourraient se rétrécir. J’utilise le conditionnel car l’avenir de la Chine dépend aussi de ce qui se passe sur le plan intérieur en Chine et, là-dessus, difficile de faire des pronostics, car ce n’est pas un régime d’une stabilité à toute épreuve.
Trump est bien dans une logique de coup de poing sur la table, pour que les États-Unis soient respectés à la hauteur de leur force réelle, plutôt que dans une réaction de force désespérée qui serait, aujourd’hui, en train de perdre du terrain.
Propos recueillis par Julien Salingue.