Berlin (Allemagne), de notre correspondant.– L’écologiste Katharina Fegebank n’est arrivée qu’en deuxième position des élections au Parlement de Hambourg, qui se sont déroulées dimanche 23 février. Mais pour la vice-maire du grand port allemand, c’est elle la gagnante du scrutin.
« Il est regrettable de ne pas avoir été élue maire. Mais notre stratégie a fonctionné. Nous n’avons pas hésité à provoquer les sociaux-démocrates en duel et à nous concentrer sur nos thèmes. Cela a été payant », dit-elle, pleine d’assurance.
Peter Tentscher, maire SPD sortant et allié de Mme Fegebank lors de la dernière législature, a obtenu une belle première place, avec 39 % des voix. Mais les écologistes lui ont taillé des croupières et il a perdu sept points par rapport aux précédentes élections.
Les conservateurs de la CDU, eux, sont en pleine débâcle, avec seulement 11,2 % des voix. Le seul parti à progresser significativement est Bündnis 90/Die Grünen, qui double son score avec 24,2 % des voix. « C’est le deuxième meilleur résultat historique d’un candidat écologiste dans une élection régionale », souligne aussi le coprésident du parti, Robert Habeck, dans un large sourire.
L’analyse du scrutin hambourgeois montre ce que l’on voit ailleurs en Allemagne, à l’exception des Länder de l’Est. Les Verts sont surreprésentés chez les jeunes, les femmes, les diplômés du supérieur et les urbains. Mais ils sont aussi capables de mobiliser les abstentionnistes et attirent des électeurs de tous les partis, extrême droite exceptée. Bref, les idées écologistes occupent de plus en plus le centre de l’échiquier politique.
« Nous assistons, en Allemagne, à l’effritement des grands partis. Sur 14 ans de gouvernement Merkel, il y a 10 ans de grande coalition. Or, c’est un programme qui s’aligne toujours sur le plus petit dénominateur commun. Même si certains ministres de la grande coalition font un travail solide, on ne les perçoit plus », analyse le député et stratège vert Jürgen Trittin, premier écologiste à devenir ministre fédéral de l’environnement en 1998.
« Les citoyens veulent un nouveau récit, poursuit-il. Nous, nous avons un projet qui propose le remodelage de notre système productif vers un modèle plus équitable et climatiquement neutre. Notre récit s’impose d’ailleurs au point qu’il est repris par les autres. Même la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen veut désormais un “Green Deal” pour l’Europe. »
L’ancien ministre de Gerhard Schröder parle d’une voix mesurée. Mais ses propos masquent à peine l’ambition que l’on retrouve actuellement dans la voix de tous les dirigeants verts. Depuis 2017, ce parti fondé il y a 40 ans ne cesse de progresser dans toutes les élections (sauf en Thuringe). Il est aussi arrivé en seconde position, juste derrière les conservateurs, lors des dernières élections européennes.
Dès juin 1982, peu de temps après son arrivée dans le paysage électoral régional, le parti montre lors d’élections à Hambourg, puis à Francfort, qu’il est déjà capable de bloquer le jeu ronronnant des alternances politiques entre conservateurs, sociaux-démocrates et libéraux.
En interne, cependant, le désaccord règne. Les fameux « Fundis » (« fondamentalistes ») s’opposent aux « Realos » (« réalistes »). « Si les Verts envoient un jour un ministre à Bonn, alors ce ne sera plus le parti que je voulais construire », déclare alors une porte-parole des Fundis, Petra Kelly, dans une interview intitulée « Nous sommes le parti anti-partis ! ».
Quelques mois plus tard, la branche réaliste, incarnée par Joschka Fischer et Daniel Cohn-Bendit, lui répond dans un article de la revue Pflasterstrand : « Rester bloqués dans une opposition fondamentale, ce serait compromettre une chance historique et laisser au SPD l’espace politique qui revient de fait aux Verts », écrivent les auteurs, estimant, déjà, que leur stratégie permettrait de créer un « bloc écologiste » avec les sociaux-démocrates !
À l’époque de leur fondation, les Verts allemands sont encore une mosaïque que l’on réduit trop souvent aux courants issus de la nouvelle gauche et des mouvements pacifistes.
« Même si les représentants de ces deux groupes sont en supériorité numérique, la palette idéologique qui préside à la fondation des Verts est plus large. Il y a aussi des gens comme Herbert Gruhl qui viennent de la CDU et croient en la décroissance », explique l’historienne Silke Mende, directrice adjointe du Centre Marc-Bloch à Berlin et autrice d’une thèse sur la fondation des Grünen.
Le mariage des écologies « de gauche » et « de droite » ne dure cependant pas très longtemps. « Dès que les sujets comme la place des femmes ou le type de gouvernance du parti sont arrivés sur le tapis, les groupes de droite se sont retrouvés en minorité et ont quitté les lieux. Herbert Gruhl a créé une formation qui est aujourd’hui l’ancêtre du petit parti écolo-chrétien, l’Ökologisch-Demokratische Partei », rappelle Silke Mende.
En 1983, l’entrée au Bundestag et la première participation des Verts à un gouvernement régional en 1983, avec la fameuse photo de Joschka Fischer prêtant serment en baskets pour devenir ministre de l’environnement de Hesse, va régler le différend entre Fundis et Realos. Le gros des Fundis quitte ainsi le parti dès la fin des années 1980.
Des revers cinglants, les Verts en connaissent quelques-uns : « Il y a le rendez-vous manqué des Verts ouest-allemands avec la réunification. En 1990, ceux-ci choisissent de faire campagne avec un slogan incroyable : “Ils parlent tous d’Allemagne, nous parlons de la météo !”. Évidemment, ils ne recueillent pas suffisamment de voix pour rester au Bundestag », raconte Jens Althoff, chef du service de presse fédéral de Bündnis 90/Die Grünen de 2006 à 2014 et actuellement directeur du bureau parisien de la fondation Heinrich-Böll.
De même, en 1999, le nouveau ministre des affaires étrangères fédéral Joschka Fischer vient devant ses troupes pour expliquer pourquoi il veut engager la Bundeswehr dans les opérations de défense du Kosovo.
« La décision de 1999 nous a coûté plusieurs milliers d’adhérents. Mais elle a attiré une autre clientèle. Et malgré des débats houleux, le congrès a débouché sur une décision qui a tenu », retrace Jens Althoff.
Lors de leur passage au gouvernement fédéral, de 1998 à 2005, et de leur montée dans les parlements régionaux, les Verts apprennent le métier. C’est alors qu’arrive la catastrophe de Fukushima et la décision de Merkel d’accélérer la sortie du nucléaire en Allemagne [1]. Ce revirement vient alors confirmer les thèses écologistes. Résultat, Winfried Kretschmann, écologiste catholique et conservateur, s’empare de la présidence du Land de Bade-Wurtemberg, bastion conservateur historique et cœur industriel de l’Allemagne.
Dès ce moment, l’option politique d’une coalition entre les conservateurs et les Verts au niveau national commence à être évoquée. Kretschmann se montre assez ouvert aux doléances de l’industrie automobile, estime que le blocage des loyers imposé par la coalition berlinoise rouge-verte « n’a pas de sens » et n’a rien contre l’idée de « renvoyer les étrangers criminels dans la pampa » !
De telles déclarations provoquent des débats. Mais Kretschmann est trop populaire pour être censuré, et les Verts font, une fois de plus, preuve de souplesse et de discipline.
À partir de 2015, le scandale du « Dieselgate », les graves problèmes de pollution de l’air dans les villes allemandes ou les incendies estivaux qui se multiplient achèvent de relancer les écologistes.
« La problématique environnementale touche désormais tous les domaines et tous les niveaux. Par ailleurs, les Verts sont perçus comme l’antithèse de l’extrême droite. Enfin, nous avons des leaders jeunes, qui couvrent une large palette de sensibilités politiques », résume Jochen Partsch, premier maire écologiste de Darmstadt (Hesse).
Aujourd’hui, ils sont donc plus que jamais prêts à revenir au pouvoir à Berlin. « Nous sommes plus proches de la gauche en matière de justice sociale et fiscale. Mais la politique, ce n’est pas de la musique à la demande. Nous devons aussi chercher une majorité stable pour l’Allemagne », explique Jürgen Trittin. Pourtant, avant d’évoquer une éventuelle alliance avec les conservateurs, il promet « des élections législatives comme nous n’en avons jamais vu, avec probablement un combat sans merci entre conservateurs et écologistes ».
Thomas Schnee