Ce qui aurait pu rester un épiphénomène circonscrit localement est devenu une épidémie mondiale en raison des trois maux profondément enracinés dans le régime chinois. Premièrement, la corruption : bien que l’Etat central ait strictement réglementé le commerce d’animaux sauvages à des fins alimentaires, celui-ci subsistait dans le marché de Wuhan d’où est partie l’épidémie grâce à une corruption organisée que la municipalité avait intérêt à cacher au gouvernement central.
Deuxièmement, l’obsession de la « stabilité sociale » – entendre : de la préservation de l’image du Parti a fortiori dans un contexte politique sensible comme celui de la préparation de la session plénière de l’Assemblée populaire nationale qui se tient chaque printemps.
Troisièmement, le contrôle de l’information, qui n’a cessé de croître sous Xi Jinping, se traduisant par l’ordre intimé aux médias de se faire les porte-parole du Parti et la reprise en main de réseaux sociaux, dans lesquels la sécurité d’Etat lit à livre ouvert, sous couvert d’endiguer la propagation de rumeurs.
Nombreux sont ceux en Occident qui se sont extasiés devant les capacités de réaction de la Chine et l’importance des moyens déployés : mise en quarantaine de 56 millions de personnes, deux hôpitaux sortis de terre en dix jours, utilisation de la reconnaissance faciale pour traquer les personnes potentiellement contaminées dans les trains, drones intimant l’ordre à des villageois de porter un masque et de rentrer chez eux…
Pourtant, il ne s’agit là que d’un volontarisme à la Mao, consistant pour l’Etat-parti à agir pour agir, peu importe l’efficacité de l’action entreprise et son coût en termes de violation des droits humains. Outre que la quarantaine a été déclarée bien trop tard – plus de 5 millions de personnes ont quitté Wuhan avant qu’elle ne soit appliquée – et qu’il est impossible de fermer hermétiquement une province entière, les autorités l’ont mise en œuvre sans s’assurer que la population soit suffisamment approvisionnée en vivres, médicaments, personnel et équipements médicaux. Dans un contexte de pénurie qui se prolonge, les deux hôpitaux font office avant tout de propagande.
A cela s’ajoutent des mesures plus traditionnelles de gestion des crises : campagnes médiatisées pour s’assurer que les directives de l’Etat central sont bien respectées localement ; monopole de la distribution de l’aide sociale par des organisations affiliées à l’Etat-parti malgré leur manque notoire de professionnalisme et de probité, avec interdiction faite aux citoyens de faire preuve d’initiative.
Le 1er février, une application gérée par Tencent a publié à deux reprises (accidentellement ?) un nombre de cas dix fois supérieurs et de décès 80 fois supérieurs à ceux officiellement annoncés
Il faut se rendre à l’évidence : ce qui n’est autre qu’une campagne politique reposant avant tout sur la propagande et les capacités du régime – décuplées par les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle – à surveiller et punir, ne marche pas. Et pour cause, comment gérer une épidémie sans liberté d’expression et d’information, sans accès pour tous à la santé, sans responsabilité des gouvernants devant les citoyens ?
Mais il faut montrer que l’Etat-parti a la situation bien en main, et pour cela maintenir la censure en dépit des affirmations de transparence. Le nombre réel de personnes contaminées et de décès reste toujours sujet à caution. Le 1er février, une application gérée par Tencent (un des géants des télécoms chinois affiliés à l’Etat-parti) a publié à deux reprises (accidentellement ?) un nombre de cas dix fois supérieurs et de décès 80 fois supérieurs à ceux officiellement annoncés.
Dans les hôpitaux, les cadavres encombrent chambres et couloirs
Les médias ayant interdiction de se rendre à Wuhan et de communiquer avec les professionnels de santé, deux journalistes citoyens ont entrepris de mener leurs propres enquêtes, publiant sur Twitter et YouTube – parce que leurs applications de chat chinoises ont été bloquées – des vidéos montrant l’état désastreux des hôpitaux où les cadavres encombrent chambres et couloirs, les patients refoulés, les morgues saturées… L’un de ces journalistes a été arrêté, le second a disparu, sans doute enlevé par la sécurité d’Etat. Dans ces conditions, le fait que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a salué la création par la Chine d’un nouveau standard pour la gestion des crises à venir donne à réfléchir.
Cette épidémie révèle un régime malade de sa matrice totalitaire que le président Xi Jinping n’a de cesse de vouloir ressusciter. Elle souligne le discrédit de son « rêve chinois » : celui d’un mode de gouvernance infaillible. Si certains pays et l’OMS en doutent encore, le peuple chinois lui, ne s’y trompe pas, comme l’illustre l’escalade de la contestation. Jusqu’à récemment, le mécontentement se tournait vers les autorités locales accusées d’avoir tardé à révéler l’épidémie et à prendre des mesures adéquates, en particulier contre le maire de Wuhan dont la population demande la démission.
Ces critiques ont pu s’exprimer sur les réseaux sociaux car l’Etat central les a tolérées : rejeter le blâme sur les autorités locales lui permet de se dédouaner, selon une tactique éprouvée. Mais la mort du docteur Li Wenliang, l’un des médecins qui avait révélé début décembre l’existence d’une épidémie comparable au SRAS et avait été sommé par la police de cesser de propager des rumeurs représente un potentiel déstabilisateur bien plus important pour le régime.
Garantir la liberté d’expression
Le décès de ce médecin érigé par la population en héros national est en train de raviver un type de mobilisation que Xi Jinping a tenté d’éradiquer par tous les moyens depuis son arrivée au pouvoir en raison de son potentiel révolutionnaire et qui en appelle aux libertés fondamentales stipulées par la Constitution.
Outrage public d’une ampleur sans précédent et que le Parti peine à censurer, deux lettres ouvertes ont été publiées le 9 février – l’une par dix professeurs de Wuhan, l’autre par neuf intellectuels de renommée nationale –, appelant l’Assemblée populaire nationale à garantir la liberté d’expression conformément à l’article 35 de la Constitution et à faire du 6 février [jour présumé de la mort réelle du docteur Li Wenliang, officiellement datée du 7 février] la journée nationale de la liberté d’expression.
Le gouvernement est sommé de formuler des excuses publiques à l’adresse des huit lanceurs d’alerte arrêtés et de les indemniser pour les préjudices subis. Faisant écho au docteur Li qui avait tweeté avant de mourir « Je pense qu’il doit y avoir plus d’une seule voix dans une société saine », l’un des signataires souligne : « Seule la démocratie pourra sauver la Chine. » A n’en pas douter, la crise du coronavirus révèle celle du régime chinois.
Chloé Froissart
Sinologue, maître de conférences en science politique au département d’études chinoises, université Rennes 2