Le 18 janvier 2020, dans une petite ville de la province française, une lycéenne de 16 ans est menacée de mort sur Instagram pour avoir fait usage de son droit constitutionnel à la liberté d’expression. L’un de ses interlocuteurs n’a pas supporté qu’elle exprime un rejet catégorique des religions en général et de l’islam en particulier ; ses amis dûment alertés, il a formé une coalition, bientôt répandue dans plusieurs réseaux sociaux. Elle est si nombreuse et agressive que la jeune Mila doit se mettre sous la protection de la police, et qu’elle est contrainte d’entrer dans la clandestinité : en quelques heures, son droit d’aller et de venir, son droit à l’éducation, son droit à l’intégrité corporelle, et son droit à la vie sont ainsi anéantis.
Les médias tardent à rendre compte de ce fait divers d’un genre nouveau, certains d’entre eux refusant même d’en parler après que « l’affaire Mila » se soit installée à la Une. Le gouvernement, la justice, les personnalités politiques et les intellectuels publics, quand ils ne se réfugient pas dans le silence, se demandent pendant quelques jours lequel des deux partenaires de ce malheureux live sur Instagram doit porter la responsabilité d’une situation aussi désastreuse.
D’ailleurs, comment convient-il de la qualifier ? Faut-il l’envisager sous l’angle du droit, de la coexistence civile, ou de la morale ? Quant à l’opinion commune, elle paraît balancer entre la disqualification de l’événement — une dispute entre des adolescents mal élevés —, et la crainte de la violence attribuée aux « musulmans ». Plus encore que les malheurs de la jeune Mila, l’embarras considérable de si nombreux Français majeurs paraît donc caractériser cet événement, et en faire un emblème de notre état de société en 2020.
Deux médias ont publié tout ce qu’on peut savoir de l’épisode initial de cette crise, puisqu’ils ont été les seuls à enregistrer un entretien avec Mila avant qu’elle n’entre dans la clandestinité. Ils ont paru les 21 et 22 janvier, et n’ont été commentés, pendant quelques jours, que par l’extrême droite, et par des militants laïques isolés. L’article plus complet est l’œuvre de Solveig Mineo, animatrice d’un webzine identitaire et féministe, Bellica-Femmes entières : le seul fait qu’elle ait pu être proche de Renaud Camus rendra ses révélations suspectes aux yeux de la gauche.
L’autre est un article de Libération dans la rubrique Checknews, qui se saisit du cas avec des pincettes ; les pages rédactionnelles du quotidien vont ensuite ignorer les mésaventures de la jeune fille pendant plusieurs jours, comme si la relation qu’elle en avait proposée était incrédible. En combinant ces deux sources, il est cependant possible de construire un récit qui respecte l’ordre d’apparition des éléments de la scène initiale.
Du fiasco sexuel au châtiment religieux
Le compte de Mila sur Instagram est consacré à sa passion pour le chant, dont elle veut faire son métier. Lorsqu’ils consultent son « profil », ses abonnés savent aussi qu’ils auront affaire à une lesbienne — un drapeau arc-en-ciel orne d’ailleurs sa description —, et à une athée, deux singularités dont elle s’entretient sans détour.
Le 18 janvier, elle ouvre une conversation en direct avec ses abonnés, un live. Une fille en vient à l’interroger sur ses préférences érotiques, car elle-même n’apprécie pas les « rebeu ». Selon Bellica, les deux jeunes femmes auraient parlé des mecs rebeu et selon Libération, des filles rebeu. Toutefois, cette divergence importe peu, car Mila répond que « les rebeu, c’est pas [s]on style. »
Un garçon s’introduit alors dans la conversation, apparemment déterminé à séduire Mila. Il la drague « de plus en plus lourdement », elle l’éconduit, mais « en se moquant gentiment ». Ce refus le met en fureur, il accuse les deux jeunes filles d’être « lesbiennes et racistes ». Autant le signaler d’emblée : quand ensuite le procureur de Vienne prendra connaissance de ces échanges, il n’y trouvera aucun élément passible d’une sanction pénale, par exemple pour « provocation à la haine ».
Puis, l’abonné alerte ses amis, qui le rejoignent sur le compte de Mila et se mettent à l’insulter : « salope », « sale Française », « Française de merde », « sale pute », « sale gouine », « chiennasse », « la putain tes morts on va te retrouver tu vas mourir », « inchallah tu meurs sale pute que tu es ». Sans qu’on puisse savoir de quelle manière exactement, selon Mila, « le sujet a commencé à déraper sur la religion, donc moi j’ai dit ce que j’en pensais, […] que je n’aimais pas ça et que c’était une religion de haine ». Aussitôt, les garçons l’accusent de blasphème et ils la maudissent : « pétasse, d’où tu dis ça notre dieu Allah c’est le seul et l’unique, j’espère tu vas brûler en enfer », « sale keh (pute), va mourir en enfer grosse pute sale lesbienne ». Ils exigent enfin qu’elle s’excuse, ce qu’elle refuse de faire.
Mila clôt l’échange, mais la colère la saisit, et elle revient peu après sur Instagram avec une vidéo — une story — qu’elle a enregistrée : « Je déteste la religion, le Coran est une religion de haine, l’islam c’est de la merde. Je dis ce que je pense, putain. Je suis pas raciste, pas du tout. On ne peut pas être raciste d’une religion. J’ai dit ce que je pensais, j’ai totalement le droit, je regrette pas du tout. Il y a des gens qui vont encore s’exciter, j’en ai rien à foutre. Votre religion, c’est de la merde, votre Dieu je lui mets un doigt dans le trou du cul, merci au revoir. »
La suite est davantage connue de tous les Français. Une campagne de harcèlement se développe sur les réseaux sociaux, qui comportent, outre le genre d’insultes et de menaces évoquées plus haut, des menaces racistes — « crari tu parles des arabes toi ptite babtou (blanche), wallah on va venir avec des pelo (garçons), t’inquiète pas on va t’attraper » —, des menaces de viol associées à des insultes lesbophobes « Sale trou du cul de lesbienne on va te niquer toi » —, des menaces de mort : « on va te retrouver et t’égorger sale chienne », « je te vois t’es morte sale chienne », « wesh sale pute sur le coran tu fous la haine INSHALLAH tu meurs sale lesbienne », « t’es qui pour insulter notre religion sale folle passe ton adresse j’vais t’égorger ».
Ses coordonnées personnelles ayant été divulguées, certains de ses condisciples lui donnent rendez-vous — « elle est dans mon lycée, c’est une seconde et lundi on va régler ça », « t’es au lycée Vinci, attends-toi au pire, ça va te niquer ta mère », « t’es morte, on sait où t’habites ». C’est alors que sa famille demande la protection de la police et qu’elle prévient son établissement scolaire.
Une authentique affaire de la liberté d’expression
Le fait que ce conflit soit né dans ce « bas-fond » de la culture que sont les réseaux sociaux, que ses protagonistes soient de très jeunes gens, s’exprimant dans une langue brutale, où prédominent les onomatopées, l’argot djeun, et les rythmes syncopés, et qu’il ait eu, enfin, pour détonateur un échec sexuel, rien de tout cela n’empêche qu’on soit en présence d’un conflit sur la liberté d’expression : car la culture de masse, avec ses tweets et ses vidéos, s’inscrivent, eux aussi, dans l’espace public de la société civile, au même titre que les œuvres d’art prestigieuses ou la presse politique [1].
Nous assisterions alors à une nouvelle étape dans la longue histoire du « blasphème » : quand leur séduction naturelle ne suffit plus, des jeunes hommes en viennent à invoquer une religion qui assure leurs droits sur la sexualité de filles — fussent-elles lesbiennes ; et celles-ci répliquent par des « blasphèmes » dont l’extrême violence manifeste qu’elles défendent, tout bonnement, leur liberté d’exister.
Par ses propos, la jeune femme a sans aucun doute gravement insulté l’islam. On peut toutefois s’interroger sur la nature particulière de la religion de ses dragueurs : que vont faire de pieux musulmans sur le compte Instagram d’une lesbienne affichée ? pourquoi lui adressent-ils des propositions sexuelles ? quelle est cette religion, qui les autorise à contraindre une jeune femme inconnue à accepter une relation sexuelle dont elle ne veut pas, et qui appelle sur elle une sanction divine pour l’avoir refusée ?
Le plus étrange est qu’en condamnant à mort la jeune femme aussitôt qu’elle a déclaré « l’islam est une religion de haine », ils lui démontrent qu’elle a raison, et aussi — qu’on se souvienne des insultes rapportées plus haut, que leur islam est raciste, xénophobe, et homophobe. Or ces particularités ne paraissent pas avoir scandalisé les responsables musulmans qui ont pris position sur l’affaire. L’un d’eux, M. Abdallah Zekri, délégué général du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), sans pour autant appeler à l’assassinat de Mila, s’est lavé les mains de son sort : « Elle l’a cherché, elle assume ».
Les autres ont appelé au calme, mais dans des discours si banals qu’ils n’avaient aucune chance de convaincre les bouillants champions de la foi. Surtout, aucun dirigeant religieux n’a mis en cause la conduite de paroissiens aussi problématiques, ni pensé à leur rappeler qu’ils étaient des Français, citoyens d’un État dont la Constitution protège la liberté d’expression ; et qu’enfin, ce n’était pas être un bon musulman que de défendre l’honneur de Dieu au mépris de la loi. Quant à leur sensibilité religieuse blessée, elle est le lot commun de tous les citoyens dans un État pluraliste : chacun est donc prié de la soigner avec ses propres remèdes, sans accuser autrui d’ « islamophobie », ni recourir à l’autorité publique.
Jeanne Favret-Saada
ANTHROPOLOGUE, DIRECTRICE D’ÉTUDES À L’EPHE