L’envahissement à deux reprises des locaux de la CFDT par des grévistes ou l’exfiltration de Macron du théâtre des Bouffes du Nord, qui ont fourni un prétexte pour dénoncer les soi-disant violences des grévistes, ont marqué un tournant dans la mobilisation.
Retour sur un effacement
Un an après avoir semblé définitivement marginalisées par le mouvement des Gilets jaunes, les principales organisations syndicales se sont retrouvées en première ligne dans une mobilisation d’ores et déjà qualifiée d’historique face à la « contre-réforme » des retraites structurée par le rapport Delevoye avec la volonté annoncée d’être portée jusqu’à « la victoire finale » par Édouard Philippe et Emmanuel Macron.
La perte de visibilité et de crédibilité des organisations syndicales est la conséquence d’évolutions majeures, largement interpénétrées. D’abord, celle de l’organisation de l’appareil économique et productif. D’un côté des externalisations, délocalisations, diminutions de la taille des établissements, de l’autre le bouleversement des processus de production et la précarisation de l’emploi. Dans le même temps, on a subi un vaste processus de privatisations dans des secteurs qui constituaient souvent des bases essentielles des organisations syndicales et où l’introduction des méthodes managériales calquées sur celle du privé a largement contribué à déstructurer des collectifs de travail sur lesquels s’appuyaient les résistances sociales. L’accompagnement d’une partie de ces privatisations par les organisations syndicales a largement participé d’une déstabilisation des équipes militantes.
L’ensemble de ces évolutions a déstabilisé et affaibli les organisations syndicales dès la fin des années 1970 dans un contexte de montée du chômage et de « disparition » du « socialisme réellement existant ». Leur fonctionnement bureaucratique, plombé par une institutionnalisation centrée sur le dialogue social, les a rendues incapable de s’adapter aux nouvelles conditions d’exploitation du prolétariat. Avec la particularité d’une CFDT, moins cadenassée à l’époque, qui sera plus sensible à la place prise par les femmes, l’immigration ou le thème de l’autogestion. Autre époque…
La seconde évolution est celle des positionnements de la bourgeoisie et des partis politiques au pouvoir face aux corps intermédiaires en général et aux organisations syndicales en particulier. Le plus destructeur sera l’accompagnement des reculs sociaux des gouvernements de gauche. Depuis la fin de l’indexation des salaires sur l’inflation sous Fabius, la généralisation des ouvertures du capital ouvrant sur les privatisations, l’annualisation du temps de travail avec Aubry, l’abdication de Jospin dans la lutte contre les fermetures d’entreprises, jusqu’au refus de mettre en œuvre la traditionnelle amnistie des militantEs syndicaux/ales, c’est une longue liste de mesures qui ont assuré une rupture profonde entre la gauche et le monde du travail et ont vidé de tout contenu les velléités d’un dialogue social que seules la CFDT et ses alliées continueront de défendre. Sous Sarkozy se mettra en place les nouvelles modalités de calcul de la représentativité en accord avec la CFDT et la CGT, qui débouchera sur le vrai-faux passage de la CFDT comme première organisation syndicale. Les réformes imposées sous Hollande, et déjà portées par Macron, la cassure du dialogue social, va s’amplifier y compris en passant par une amplification de la répression. Macron et sa volonté affichée de faire l’impasse sur les corps intermédiaires et autres partenaires sociaux, malgré sa faible assise électorale, semblait boucler la question.
Une stratégie qui semblait payante au regard des échecs des mobilisations mais qui a brutalement été mise en question par la mobilisation des Gilets jaunes, qui a bousculé les rites habituels des mobilisations et imposé des reculs partiels là où les organisations syndicales avaient régulièrement échoué depuis une dizaine d’années.
Un retour plein de contradictions
C’est dans cette situation que le gouvernement Macron-Philippe a décidé d’engager une réforme décisive au cœur du système social français, le système de retraites par répartition, dans l’espoir que les organisations syndicales seraient incapables de s’y opposer.
Son atout principal résidait dans l’acceptation par certaines organisations (CFDT, CFTC et UNSA) du cadre global de la réforme, à l’opposé de FO, la CGT, Solidaires, FSU et la CFE-CGC. Mais, contrairement à 1995, la mobilisation n’a pas été préparée en profondeur par les structures confédérales ou fédérales de la CGT ou de FO. Le départ de la grève a été initié par l’intersyndicale de la RATP suite à l’impressionnante grève du secteur en septembre. Cela mettait en évidence dès cette date des positionnements radicaux, y compris dans les structures de la CFE-CGC et surtout dans l’UNSA dans les secteurs des transports collectifs. Dans la foulée, toute une série de structures syndicales, notamment CGT et Solidaires se sont associées à l’appel à la grève du 5 décembre.
Sans surprise, les directions nationales de la CFDT et de l’UNSA ont joué la mouche du coche autour de la question de l’âge pivot, même si l’attitude du gouvernement n’a pas vraiment mis en valeur ce rôle en faisant une concession qui paraît largement une entourloupe. Mais ceci semble avoir suffi à la plus grande partie des structures et adhérentEs notamment dans une CFDT où le centralisme bureaucratique est particulièrement efficace. Seules les structures de la SNCF et de la RATP, sous la pression des grévistes, ont forcé les consignes confédérales.
FO, affaiblie par les crises internes, n’a pas été en capacité de structurer en profondeur et dans le long terme sa participation au mouvement et laisse son secrétaire général en porte-voix soutenu par peu de troupes. La FSU tente de se reconstruire une légitimité après des années passées à avaler les couleuvres des gouvernements successifs. De ce fait, alors que les personnels de l’éducation sont parmi les plus touchés par la réforme, c’est lentement que la mobilisation des enseignantEs s’est construite, sous le double refus des pseudo compensations financières et le rejet des réformes spécifiques au secteur, notamment celle du bac.
Si surprise il y a dans cette mobilisation, c’est bien le positionnement de la CFE-CGC. Une confédération généralement aux cotés de la CFDT dans une modération respectueuse du dialogue social et d’un libéralisme éclairé. Les bouleversements dans l’appareil productif et l’organisation de l’économie ont particulièrement impacté celles et ceux qu’on désigne sous les vocables d’employéEs, ingénieurEs, cadres et techniciennes. Croissance des effectifs, écartèlement du fait des politiques des directions d’entreprises qui vont d’une taylorisation croissante à une volonté d’intégration aux politiques ultra-libérales en passant par l’accroissement du rôle de garde-chiourmes. Dans ce maelström, la CFE-CGC a conquis des positions électorales importantes qui ne correspondent certes pas à une grande combativité, mais à une exigence de représentation des intérêts de ces couches, dont la retraite fait partie. Ce qui se traduit par un corporatisme radical.
En ce qui concerne la CGT, moins que toute autre confédération, difficile de se contenter des certitudes globales. Au niveau confédéral, l’existence d’une intersyndicale rend parfois difficile la lecture des positions de chaque syndicat. Sur le strict déroulé de la mobilisation, on doit pointer la lenteur à rejoindre l’appel de la RATP, l’acceptation du trou dans les propositions d’actions entre le 19 décembre et le 9 janvier. Mais, au total, ce qui reste visible, ce sont une dénonciation claire du projet Macron et l’exigence de l’extension à d’autres secteurs. Quant au soutien à l’auto-organisation, cela est (très) loin de l’ADN cégétiste, y compris (surtout ?) dans certains secteurs parmi les plus radicaux (dockers, raffineries, mines-énergie, certaines UD…). Mais ce qui domine c’est la grande difficulté à mobiliser largement dans toute une série de secteurs hors RATP et SNCF. En ce qui concerne le privé, globalement, les causes « objectives » sont identifiées. Mais, quand même, l’absence ou la faible présence de secteurs comme le bâtiment, l’agro-alimentaire, la chimie et le commerce interroge car ces fédérations sont généralement perçues comme « radicales ». Comme dans d’autres secteurs (territoriale, banques, finances publiques…), les pertes de repères, la désaffection de militantEs semblent avoir limité les possibilité de mobilisation notamment par la grève. Dans des secteurs comme le secteur hospitalier ou l’éducation nationale, pourtant profondément mobilisés sur leurs propres revendications, la jonction avec la lutte contre la réforme des retraites reste difficile.
Pour Solidaires, calée sur un rejet clair du projet Macron-Delevoye, la taille des structures dans beaucoup de secteurs, l’ostracisme du pouvoir, de certains syndicats et des médias en limite la visibilité. Cependant, tant dans les manifestations qu’au travers d’initiative de blocages et autres, les militantEs apportent souvent leur savoir-faire et leur dynamisme.
Des changements nécessaires
Comme le pointait Annick Coupé, « Nous n’avons pas entretenu collectivement l’idée que la grève générale pouvait être un outil notamment pour bloquer l’économie et établir un rapport de forces pour faire avancer les choses [1] ». D’ores et déjà, la consolidation de « cortèges de têtes », de collectifs interprofessionnels aux cotés des intersyndicales traditionnelles ou le développement d’opérations dites « coup de poings » à forte visibilité médiatique, mettent en évidence les difficultés que rencontre le mouvement ouvrier traditionnel à prendre en comptes les secteurs peu organisés, à répondre aux exigences d’innovation, de radicalité que le mouvement des Gilets jaunes avait déjà révélées. La façon dont les directions syndicales accompagneront, assumeront le passage d’une guerre de position, la grève reconductible, à une guerre de mouvement avec notamment ces actions « coup de poing », ciblant davantage les responsabilités politiques (ou syndicales !) et la visibilité médiatique pourrait impacter les bilans qui ne manqueront pas d’être tirés à l’issue du mouvement.
Robert Pelletier