Mardi 21 janvier, le parquet brésilien a inculpé Glenn Greenwald, un journaliste récompensé par le prix Pulitzer, fondateur du site The Intercept Brasil, pour ses enquêtes explosives sur la corruption aux plus hauts échelons du gouvernement brésilien.
Glenn Greenwald a fait des révélations retentissantes. Entre autres, il a dévoilé qu’un juge de renom, Sergio Moro, avait truqué un procès pour envoyer derrière les barreaux la figure politique la plus populaire du pays [l’ancien président Lula da Silva], ouvrant ainsi la voie à la victoire de Jair Bolsonaro – qui s’est empressé de le récompenser en lui offrant le ministère de la justice et de la sécurité publique.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant qu’une proportion significative du monde politique brésilien – et même quelques figures généralement alignées avec l’ignoble régime de Bolsonaro – a choisi de se tenir du côté des organisations de défense de la liberté de la presse et de dénoncer l’acte de répression politique que constituent les absurdes accusations de « cybercriminalité » qui pèsent sur M. Greenwald.
Si absurdes que soient ces accusations, elles n’en sont pas moins dangereuses – et pas seulement pour M. Greenwald : elles menacent la liberté de la presse du monde entier.
Selon le parquet brésilien, les journalistes qui publient des documents qui ont fuité et les personnes qui leur ont fourni ces pièces sont les auteurs d’une « conspiration » criminelle. Cette argumentation est pratiquement identique à celle qu’avance l’administration Trump pour poursuivre le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, dans une nouvelle application de la loi américaine hautement équivoque, dite Espionage Act.
« Un clair acte de censure »
Dans les deux cas, avec leurs accusations, les autorités opèrent un revirement par rapport à leurs positions précédentes. De fait, en décembre 2019, la police brésilienne déclarait qu’elle avait examiné le cas de M. Greenwald pour déterminer si l’on pouvait considérer qu’il avait participé à un crime : elle avait alors conclu sans équivoque que ce n’était pas le cas.
Cette déclaration assez extraordinaire faisait suite à l’ordre, émis en août 2019 par un juge de la Cour suprême – face aux attaques publiques de M. Bolsonaro et de ses alliés à l’encontre du journaliste –, interdisant explicitement à la police d’enquêter sur M. Greenwald. Le juge en question avait souligné qu’une enquête constituerait « un clair acte de censure ».
Dans le cas de Julian Assange, les accusations portées au nom de l’Espionage Act sont arrivées des années après que la même argumentation avait été étudiée – et rejetée – par le ministère de la justice de l’ex-président Barack Obama, et ce bien que l’administration Obama n’appréciât guère WikiLeaks. C’est ce qu’a par la suite expliqué Matthew Miller, qui était alors le porte-parole d’Eric Holder, le procureur général de Barack Obama. « Le problème auquel le ministère de la justice s’est toujours heurté avec Julian Assange, c’est que l’on ne peut pas le poursuivre pour avoir rendu publiques des informations secrètes sans que la même logique soit applicable aux journalistes, résumait-il. Si l’on ne veut pas poursuivre des journalistes qui rendent publiques des informations classées secrètes, ce que le ministère n’a pas l’intention de faire, alors il n’existe aucun moyen de poursuivre Assange. »
Autrement dit, même si l’administration Obama s’est servie de l’Espionage Act pour assigner en justice plus de personnes ayant fourni des informations à la presse que tous les précédents gouvernements réunis, elle a choisi pour limite de ne pas intenter d’action directement contre des journalistes et des médias.
J’ai pris conscience de cette règle tacite en 2013, lorsque j’ai révélé l’existence d’un système de surveillance de masse mondial. Tandis que Glenn Greenwald m’écoutait patiemment exposer les informations classées secrètes et les crimes du gouvernement, nous savions tous dans la salle – nous pensions – que notre projet n’aurait de conséquences que pour moi, qui étais à l’origine de ces révélations.
La paralysie et la peur
Or l’administration Trump, dont le mépris pour la liberté de la presse n’a d’égal que son ignorance de la loi, ne respecte pas cette limite : elle a pris la décision sans précédent d’inculper un journaliste au titre de l’Espionage Act. Cela a des conséquences extrêmement dangereuses pour tous les reporters américains spécialisés dans les questions de sécurité nationale. Je suis convaincu que M. Greenwald aurait couvert les révélations sur les programmes de surveillance de masse même s’il avait risqué la prison – mais en va-t-il de même de tous les journalistes ?
Il existe un autre point commun entre les cas de MM. Greenwald et Assange : leurs croisades implacables en ont fait des figures qui polarisent. Ils se sont mis à dos certaines personnes en publiant des informations que des groupes puissants avaient dissimulées pour des raisons politiques ; d’autres en exprimant des opinions hérétiques sur des plates-formes en vue.
Il est probable que les autorités des deux pays ont cru que ces désaccords au sein des opinions publiques détourneraient l’attention de la population du danger plus large que ces procès représentent pour la liberté de la presse.
Cela étant, les charges qui pèsent à l’encontre de ces deux hommes sont largement reconnues pour ce qu’elles sont : des tentatives de dissuader les journalistes les plus courageux de mener des enquêtes agressives et d’ouvrir la voie à un précédent qui pourrait rapidement museler même les moins revêches d’entre eux. Dans les heures qui ont suivi l’annonce des accusations contre chacun des deux hommes, des dizaines d’associations de défense des libertés civiles et de journalistes les ont dénoncées et ont pointé du doigt la peur et la paralysie qu’elles visaient à produire.
A toutes les époques, le journalisme le plus essentiel est précisément celui que des gouvernements tentent de réduire au silence. Les accusations actuelles montrent que, s’ils en ont la possibilité, les gouvernements brésilien et américain sont prêts à bâillonner la presse.
Edward Snowden (Lanceur d’alerte)